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N°38
MESSIEURS, SOYEZ AU SERVICE...



     Dans un discours, un peu ancien déjà, l'actuel Ministre de l'Industrie, M. André Giraud, s'adressait, le 15 octobre 1979, à l'Académie des Sciences. Ce texte est particulièrement intéressant parce qu'il permet de mieux percevoir l'attitude actuelle du technocrate politique et l'usage qu'il compte faire du label «scientifique». Les problèmes que nous agitons souvent dans nos colonnes se retrouvent dans les propos du ministre, mais il nous semble que les réponses qu'il apporte ne correspondent pas tout à fait à nos souhaits...
     N'allons pas plus loin dans l'explication de texte et laissons à nos lecteurs le soin d'apprécier. Dès les premières phrases, le cadre est campé:

     Le mouvement scientifique s'accélère et s'amplifie. Depuis Prométhée, chacun sait bien que la science a permis à l'homme de se libérer. Cela s'est fait d'abord en marge de l'Histoire qui s'écoulait à son rythme, sereine ou brutale, mêlant les siècles de lumière et ceux de confusion. Tout à coup, la science a fait l'histoire. Une nuit d'épouvante, dans le chaos et la douleur, elle a engendré la paix. Les hommes ne l'ont pas oublié. Cette paix leur paraît suspecte; la science, source de progrès, les inquiète: serons-nous des apprentis sorciers?
     La gravité de cette interrogation retombe sur les hommes politiques et sur les savants. Car une époque nouvelle s'ouvre dans l'art de gouverner les nations: s'il est vrai que le progrès scientifique transforme la société, s'il est vrai que cette transformation peut être conduite et non pas seulement subie, alors il faut tout faire pour qu'elle soit conduite selon les voies de la démocratie. D'un côté les habitants de la cité, de l'autre l'élite, j'allais dire l'aristocratie, du savoir. Entre les deux, les hommes politiques, chargés de traduire en décisions les choix de la démocratie.
     C'est à l'étude de ce problème que je voudrais consacrer ma réflexion aujourd'hui, devant vous. Elle s'ordonnera en examinant successivement quelle place doit être faite à la science pour qu'elle fertilise le progrès de la société, et comment nous pourrions traiter les interrogations qu'elle suscite.
     Il me semble tout d'abord souhaitable d'exprimer clairement ma position sur la place de la science dans notre civilisation.
     Comme vous pouvez le voir, cher lecteur, le propos est ambitieux, les enjeux frxés: le rôle de la science sur l'avenir de la société et quelle peut être le jeu de la démocratie dans ce domaine? Mais chut ! Ecoutons la suite:

La science dans notre civilisation
     Cette place est éminente. Ne peut-on dire que le trait distinctif de la civilisation occidentale a été l'invention de cette activité spéculative particulière que l'on a d'abord appelée philosophie, avant que ce dernier terme finisse par se spécialiser pour ne désigner qu'une partie des activités qui ont pour objet de rendre l'homme et l'univers intelligibles?

suite:
Activités que j'aurai la naïveté d'appeler recherche de la vérité, et qui se déroulent pour une large part dans la recherche scientifique, tant des sciences exactes que des sciences humaines.
     Cette recherche n'a pas toujours été libre, et la société n'a pas toujours été bien disposée envers elle: il suffirait, pour s'en persuader, de rappeler les difficultés d'un Galilée ou d'un Darwin. Ma conviction est cependant que cette place, qui a été accordée depuis une centaine d'années à la science et qu'il faut aujourd'hui défendre contre de nouvelles attaques obscurantistes, est un des plus hauts accomplissements de notre civilisation. Elle exprime notre confiance dans la liberté de l'esprit et notre croyance dans la valeur intrinsèque de la vérité. Elle est justifiée par notre conviction qu'à travers cette activité l'homme se libère et réalise sa vocation.
     Mais, l'apologie de la science peut aussi invoquer des raisons sinon plus fortes du moins plus tangibles. Le rôle de la recherche scientifique est essentiel dans le maintien et le développement du rayonnement de la France. Notre pays se trouve par là en mesure de participer aux échanges internationaux et d'y conquérir le respect qu'il mérite, et aussi d'assister ceux qui ont pris du retard dans leur développement économique et scientifique. Les bénéfices intérieurs de la recherche scientifique ne sont pas moins importants.
     S'il n'y a pas un fort niveau scientifique dans un pays, l'innovation se tarit inévitablement. Or, dans notre pays, les gisements de savoir sont notre plus grande ressource. C'est une chance, car dans le monde d'aujourd'hui, ces gisements jouent un rôle analogue à celui des dépôts minéraux et des sources d'énergie: ils sont la clef du succès et de l'épanouissement des Nations. Ils ne peuvent cependant être mis en valeur que par l'industrie, et c'est pourquoi il est si important d'examiner les moyens de tisser un réseau de relations entre l'industrie et la science.
     Ah ah! Voilà qui nous rappelle quelque chose à propos des relations entre l'université et l'industrie.
     La science ne doit pas être asservie aux objectifs industriels, je veux l'affirmer de la façon la plus claire. Et je veux rappeler, pour y souscrire, les paroles de Lavoisier, qui a payé de sa vie ses efforts pour soustraire les savants à l'utilitarisme myope et dictatorial de la Terreur. Il écrivait: «L'esprit qui dirige les savants n'est nullement celui qui dirige et qui doit diriger les artistes.», c'est-à-dire ce que nous appelons aujourd'hui les ingénieurs. «Le savant ne travaille que par attachement pour les sciences et pour ajouter à la réputation dont il jouit. A-t-il fait une découverte, il s'empresse de la publier, et son objet est rempli s'il s'en est assuré la propriété, s'il est constaté authentiquement qu'elle est de lui.
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     L'artiste, au contraire, soit dans ses recherches, soit dans les applications qu'il fait des découvertes d'autrui, a toujours en vue une spéculation de bénéfice; il ne publie que ce qu il ne peut se réserver; il ne raconte que ce qu'il ne peut cacher. La société profite et de la découverte du savant et de la spéculation intéressée de l'artiste. Tous deux sont des êtres précieux pour la chose publique.»
     Mais, dans la conception de Lavoisier, la confusion des deux serait néfaste. N'est-il d'ailleurs pas vrai que les plus grands progrès de l'homme ont été atteints à travers le long détour d'une réflexion désintéressée?
     De quelle façon doit-on envisager le rapport entre la science et l'industrie? Il peut être éclairant d'abord de regarder l'histoire de leurs relations. Elles ne sont pas simples. On croit très souvent que le démarrage de la révolution industrielle est le résultat des progrès de la science au XVIIème et au XVIIIème siècle. Mais, on ne remarque pas assez qu'à d'autres époques de progrès scientifiques importants - et quoi de plus important que les éléments d'Euclide, que les travaux d'Archimède et que les progrès des savants d'Alexandrie? - il n'y a eu aucune transformation essentielle du substrat technologique de la société. De même, la science chinoise a pu atteindre des résultats remarquables sans affecter véritablement la société.
     On se prend dés lors à soupçonner que, même sur le bouillon de la recherche théorique la plus riche, il n'y a pas de génération spontanée de l'industrie et de l'innovation bienheureuse. L'examen attentif des conditions historiques de l'apparition de la révolution industrielle confirme cette idée.
     On constate, en effet, que la théorie de la chaleur latente de Black n'a pas été un facteur déterminant dans le développement initial de la machine à vapeur. Et, si l'on ne connaissait que les mémoires sur l'industrie de la soude, on croirait que le grand chimiste du XVIIIème fut Richard Kirwan. Lavoisier n'est jamais cité. Ce qu'il a fallu à Leblanc pour trouver son procédé de fabrication de la soude, ce n'était pas la science, mais l'analogie, erronée d'ailleurs, avec les procédés d'affinage du minerai de fer.
     Il a ainsi acquis du «savoir-faire». Et, le savoir-faire ne se confond pas avec la science. Pourtant, il semblait aux hommes du XVIIIème siècle que les sciences et les Arts - c'est-à-dire l'industrie - se tenaient la main. Si cela n'était pas encore vrai dans les faits, c'est déjà vrai dans l'esprit. C'est un événement absolument essentiel des entreprises comme l'Encyclopédie témoignent de la volonté d'associer la science et l'industrie, de développer les échanges d'idées et de briser l'esprit de routine.
     Le véritable rôle de a science à cette période a été d'insuffler l'esprit de la recherche et de l'innovation à tous ceux qui étaient en mesure de s'y livrer. Eh bien, il nous faut retrouver cette attitude positive. Il faut restituer à l'industrie sa place parmi les activités nobles de l'homme. Il faut rappeler l'enthousiasme des fondateurs.
     C'est peut-être plus difficile aujourd'hui. La spécialisation
- conséquence du progrès accompli - peut sembler un obstacle à la communication. Ce premier type de fécondation de l'industrie par la science serait-il destiné à disparaître, sous l'effet de l'application «méthodique» des résultats de la Science? Cela serait extrêmement regrettable. Car les bénéfices que la société peut tirer de la science sont largement fonction de l'attitude de chacun.
     Au contraire, ce premier mode d'interaction, même s'il joue aujourd'hui un rôle moins important que par le passé, doit se poursuivre en-dessous et à côté des autres procédés d'association de la Science et de l'industrie.
     D'ailleurs, même aujourd'hui, le rapport entre les deux n'est toujours pas linéaire et le progrès est plein de discontinuités. Prenons, si vous le voulez bien, l'exemple du développement de l'avant-dernière révolution de l'électronique: le transistor.
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Pendant longtemps, après la dernière guerre, on s'est efforcé de perfectionner les lampes: cette recherche s'est poursuivie dans les laboratoires des grandes industries et a d'ailleurs atteint des succès appréciables. Mais, la rupture qui a entraîné un bond en avant dans la technique s'est produite ailleurs: c'est dans les progrès de la physique de l'état solide, et l'étude de la diffusion des électrons par la matière. L'application n'est venue que plus tard, en bouleversant d'ailleurs la hiérarchie des entreprises engagées dans ces techniques: les trois qui, aux Etats-Unis, contrôlaient 80% de la fabrication des tubes électroniques, une quinzaine d'années plus tard ne tenaient plus que 18% du marché des composants électroniques.
     Eh bien, ce cas illustre de façon exemplaire les rapports entre la Science et l'industrie. Pour ceux qui se réfugient dans une attitude de repli, en se disant: «J'ai toujours procédé ainsi, les clients sont contents...», la science fondamentale est une menace qui perturbe leurs habitudes. Au contraire, les entrepreneurs qui, comme les savants, pratiquent l'attention à l'inattendu et vont au-devant des nouveautés, ceux-là peuvent utiliser les résultats de la science comme le point de départ de leur créativité proprement industrielle. On ne saurait trop insister sur l'importance de la souplesse et du goût de la prévision: c'est pour avoir méconnu les virtualités de l'électronique que quelques entreprises de l'industrie horlogère ont gravement souffert.[1]
     Et, c'est pour avoir exploité les recherches sur les macro-molécules que l'on a pu utiliser de nouvelles colles dans la construction de l'Airbus, idée qui aboutira dans quelques années à l'élimination des rivets qui alourdissent les avions. C'est donc par l'interaction de la recherche fondamentale d'une part, de la recherche et de la créativité industrielle de l'autre, que nos productions peuvent progresser. Il arrive d'ailleurs quelquefois que réciproquement, les recherches «de terrain», si j'ose dire, puissent s'approfondir et rejoindre la recherche fondamentale: c'est ce qui est arrivé lorsque Davisson et Germer découvrirent le phénomène de la diffraction des électrons; confirmant ainsi la thèse que votre secrétaire perpétuel d'honneur, Louis de Broglie, avait énoncée.
     Nous avons ici un exemple de fertilisation croisée à l'intérieur d'une discipline scientifique. On pourrait facilement en citer d'autres entre deux disciplines différentes: ainsi, par exemple, la physique théorique du début de ce siècle a exploité les outils créés par les mathématiciens de la fin du siècle dernier. Mais considérons plutôt le cas, moins illustre peut-être, mais non moins intéressant, de l'utilisation par la recherche médicale de la découverte des isotopes radioactifs. Il est, en effet, plus proche, par son esprit, de la démarche de l'innovation industrielle. En l'analysant, on trouve qu'il y a la rencontre d'un moyen disponible nouveau - une substance qui, du point de vue chimique réagit de façon tout à fait normale, mais qui est, si je puis dire, «visible» - et d'un besoin jusqu'alors insatisfait, celui de pouvoir tracer les flux et les concentrations de substances chimiques dans l'organisme.
     L'invention industrielle procède de cette même façon. L'ingénieur, l'architecte, le technicien, l'entrepreneur sont sensibilisés à un besoin - que ce soit un besoin final, exprimé ou latent, du consommateur ou un besoin «intermédiaire»d'un collègue d'une autre branche. S'ils sont à l'affût de la nouveauté et ne craignent pas de sortir des chemins battus, ils pourront saisir dans leur environnement l'élément qui leur permettra d'innover.
     Souvent, ce sera de la science que viendra cet élément, et c'est pour cela qu'ils doivent se maintenir en rapport avec elle. Mais, quelquefois, l'observation questionnante du monde sera le point de départ, comme dans le cas de l'architecte qui inventa le système de la terre armée en marchant sur une plage de sable couverte d'aiguilles de pin.
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1. Tiens un coup de patte... pour qui à votre avis?
     Ce dernier exemple, qu'il n'est pas ridicule de rapprocher de celui d'Archimède dans son bain, permet d'apprécier à la fois la proximité et la distance entre le scientifique et l'ingénieur. L'un et l'autre se caractérisent par une attitude d'esprit active, mais le premier a pour souci essentiel la cohérence de la pensée et la compréhension de l'univers, alors que le second doit être attentif à la logique des besoins et porté vers la mise en oeuvre des moyens disponibles.
     Après cet aspect un peu «salon» du discours, nous allons passer aux choses sérieuses. Il s'agissait sans doute, dans un premier temps, de flatter cette noble assemblée, tout en lui montrant qu'elle ne doit pas mépriser l'industrie. Nous avons rapporté cette partie du texte peu intéressante en elle-même, dans le souci d'être complet et également parce qu'y apparaissent clairement les priorités, voire les hiérarchies réelles pour M. Giraud. Allons, que ceux qui s'étaient légèrement assoupis pendant cette partie de l'intervention relèvent la tête et se frottent les yeux.
     On aurait tort pourtant de laisser seulement aux rencontres aléatoires entre savants et ingénieurs le soin d'assurer les échanges nécessaires. Ce qui fit la force de l'industrie aIlemande, à la fin du siècle dernier, dans le domaine de l'électricité et des industries chimiques, ce fut l'effort systématique d'application des résultats théoriques à la technologie. Il y eut là l'invention d'une méthode d'invention qui est peut-être bien la trouvaille la plus importante du siècle. Notre pays a suivi, mais il reste encore aulourd'hui quelque chose de la réticence qui lui a été si nuisible. C'est pourquoi les 
efforts du gouvernement, tout en soutenant la recherche fondamentale, visent particulièrement en ce moment à catalyser l'interaction.[2]
     Il nous faut développer la réceptivité des organismes publics                    i de recherche face aux demandes des créateurs industriels
dans des domaines d'importance vitale pour la société que sont la santé, les composants électroniques, l'informatique, l'automatique, l'énergie et les économies d'énergie. Il faut inciter les chercheurs à penser aux moyens de valoriser les recherches qu'ils font, en les transmettant à d'autres pour qu'eues bénéficient au public. Et j'on doit aussi encourager les entrepreneurs à se tourner vers la recherche. Il est, en effet, important de comprendre que Si la recherche est une activité noble par elle-même, c'est cependant, surtout par la médiation de la technique, du travail et de l'industrie qu'elle peut se mettre au service de la société, chose qui échappe quelquefois à quelques-uns, anim~s d'un idéalisme excessif et d'une hostilité irraisonnée envers l'industrie.[3]
     C'est à cet effort de catalyse que vous êtes appelés à vous associer aulourd'hui, Messieurs - le chef de l'~tat lui-même vous a demandé dernièrement un rapport sur les industries méoeniques - et ce n'est pas seulement en raison de vos hautes compétences. C'est aussi en raison de la valeur de votre exemple. En réservant une fraction de votre temps àl'examen de santé de notre industrie, vous pourrez contribuer de façon importante au réveil de la volonté de coopération entre la Science et l'industrie, et ~évelopper un nouvelesprit favorable à l'initiative et à la créativité industrielles.
 

     Ah voilà que le spectacle s'anime et ne voit-on pas se dessiner un nouveau rôle pour cette assemblée d'Académiciens! Vous allez voir qu'elle peut servir le politique!
 
 

suite:
     Responsabilités et rôle des savants dans la civilisation
     Mais cette évolution de l'industrie, et plus généralement de la technologie, il importe de comprendre que les problèmes auxquels nous devons faire face ne sont pas exclusivement des problèmes scientifiques, mais bien autant des problèmes de société. Pendant longtemps, les grandes craintes qui ont par couru les provinces de la terre d'Europe ont été liées auxcatastrophes naturelles - comme la peste - aux catastrophes politiques - comme la guerre - ou aux superstitions, aux croyances et aux rumeurs, comme dans le cas de ces mouvements millénaristes qui ont rythmé le Moyen Age et qui ont quelquefois donné lieu à des expressions si intenses dans les arts et dans les lettres. Mais, comme si l'époque contemporaine devait sonner le glas de telles manifestations, il est impossible d'en trouver de même nature après la Grande Peur de 1789. Il serait pourtant erroné de croire que le courant de l'angoisse humaine a disparu parce que nous n'en voyons plus les crues.
     Plus souterrain, plus diffus, il peut affleurer ça et là, surtout lorsque les habitudes ou les conceptions sont bouleversées, ou bien sous l'effet d'un traumatisme. C'est ce qui se passe quelquefois avec les innovations technologiques de l'industire et avec les révolutions théoriques de la science.
     Entendez-moi bien: je ne veux nullement dire que les craintes du public soient futiles. Il est vrai que la puissance et les capacités de l'industrie sont devenues telles qu'elles peuvent être inquiétantes.
     Nous allons au devant de mutations profondes. Rien ne serait plus erroné que de croire que l'époque héroïque de la science est achevée. Peut-être que dans la théorie fondamentale, l'homme se heurte maintenant à des frontières de plus en plus difficiles à dépasser. Peut-être la conquête de la locomotion est proche de son achèvement. Mais, de grandes révolutions nous attendent encore, par exemple dans le domaine de l'énergie. Et surtout, les nouveaux domaines de la science affecteront de façon plus intime le sujet humain par l'informatique, par la biotechnologie, par la recherche médicale et par les sciences de l'homme, c'est notre comportement intellectuel et social, c'est notre être même qui, à long terme, pourrait évoluer.
     Où noùs conduira cette évolution? Vers quel paradis, ou vers quels chaos? Il n'est plus possible d'adopter à l'égard du progrès scientifique l'approbation inconditionnelle des Saint-Simoniens qui,  il est vrai, symbolisaient la solidarité en portant des gilets boutonnés par derrière. Nous percevons l'étendue des effets socio-culturels de cette évolution. Nous savons qu'il dépend de notre volonté, pour une large mesure, qu'elle nous serve ou nous asservisse.
     Devant ces perspectives vertigineuses, comment pourrions-nous ne pas ressentir au moins des appréhensions - qui sont indiscutablement fondées. Comment s'étonner que, dans l'esprit de nombreux Français, s'y ajoute une part d'irrationnel, et quelque chose de cette crainte d'affronter du nouveau dont aucun homme n'est exempt?
     Certains préconisent de tourner le dos à la science. Chacun en a individuellement le droit. La société, elle, n'en a pas la possibilité; et par conséquent ses dirigeants non plus. Cette voie étant fermée, il demeure la nécessité - et la noblesse - de plier la technologie aux décisions de la démocratie[4]. Il dépend de notre volonté et de notre intelligence d'y parvenir, car la science apporte en même temps qu'elle accroît nos capacités d'intervention dans les processus naturels, les moyens de surveiller et de contrôler les effets de la technologie. Or, nous attachons une importance cruciale au contrôle exercé par la société sur l'évolution tehcnologique, et le système de la science est à présent suffisamment complet pour nous permettre d'en évaluer les répercussions du moins en ce qui concerne l'environnement naturel et bientôt, sans doute, humain.
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2. D'où tout ce qui se passe au CNRS actuellement.
3. Voilà, Messieurs, de quel côté êtes-vous, avec nous, voir paragraphe suivant et alors nous redorerons votre blason, ou bien...?
4. Vous n'allez pas être déçus sur la façon de plier la technologie à la démocratie. Au fait, M. Giraud, et Golfech, où Conseils municipaux et Conseil général ont dit non à la centrale? Peut-être ne s'agit-il pas du même sujet?
     Nous voyons ainsi se dessiner les voies démocratiques du progrès technique: elles s'appellent «contrôle technique» et «information».
     Faut-il rappeler ces paroles si connues de François Bacon: «que la connaissance humaine et la puissance humaine se rejoignent pour ne former qu'un, puisqué là où la cause est ignorée, l'effet ne peut être produit?» L'expertise n'est rien d'autre que cette puissance de la science en tant qu'elle se rapporte à un domaine précis. Le seul véritable problème qui se pose, c'est celui de l'abus possible de cette puissance par l'homme qui en est le dépositaire. Ce problème n'est pas sans précédent. Ainsi, la puissance militaire, conçue pour la survie de la société, peut aussi être détournée de sa finalité et utilisée au détriment de la société. Il nous faut en quelque sorte étendre à la science le principe que nous observons dans le domaine militaire: Arma cedant togae. Nous y réussirons, nous y réussissons déjà: l'éthique de nos ingénieurs et de nos savants, la procédure développée sous le règne de la loi, et les règles de nos traditions démocratiques sont notre meilleure garantie.

     Alôrs, là, Monsieur le Ministre, un peu court, nous semble-t-il; le risque de détourner «la science» est garanti en quelque sorte par les habitudes et les traditions. Vous nous permettrez de dire que vous n'êtes pas très rigoureux, il serait fastidieux de vous rappeler des exemples historiques, d'ailleurs vous les connaissez sans contestation possible. On a plutôt l'impression que vous prenez un peu les Académiciens pour de gentils vieillards...

     De même que, dans la conduite de la guerre militaire, le pouvoir politique s'appuie sur les stragèges et les ingénieurs d'armement, de même la conduite du progrès technique exige la collaboration des hommes de science et des hommes d'Etat.

     Tiens! Où sont passés les «gens ordinaires», soldats ou citoyens? Nous parlions bien de démocratie pourtant?

     Les uns et les autres doivent prospecter des sphères inexplorées et sonder l'inconnu. Ils doivent souvent remettre en question leurs idées sans perdre de vue leur volonté de cohérence. Ils doivent formuler des conjectures dans un environnement d'incertitudes, pour atteindre des solutions qui sont les évidences de demain. Les hommes de science, comme les vrais hommes d'Etat, ont la faculté de prévoir certains phénomènes, phénomènes que d'autres ont du mal à comprendre, même lorsqu'ils se sont produits. Mais, il est un trait qui les distingue:  les hommes de science sont relativement faciles à reconnaître, les hommes d'État le sont moins. C'est que les manifestations du génie scientifique peuvent souvent recevoir leur sanction dans des délais assez brefs, celles au contraire du génie politique ne se jugent qu'à l'épreuve de l'Histoire. Votre responsabilité n'en est que plus lourde, et vous vous trouvez ainsi investis d'une sorte de magistrature, par le fait même de vos découvertes scientifiques.

     Voilà des discussions entre «élites» qui se reconnaissent. Ce qui nous inquiète, c'est que nous ne devons pas donner le même sens au mot «démocratie»; pourtant:
«démocratie: doctrine politique d'après laquelle la souveraineté doit appartenir à l'ensemble des citoyens.» (Robert).

     Cette magistrature porte ailleurs le nom de «leadership». C'est celle de celui qui prend les devants et donne l'exemple. Mais vous occupez aussi une autre magistrature, dans un sens plus précis, que vous exercez en commun avec tous ceux qu'on appelle experts. Vous êtes, ils sont, par la force des choses, la faculté de jugement de la Nation dans les domaines de vos compétences et des leurs. Qu'il en soit ainsi résulte du fait de la division du travail qui a porté notre civilisation depuis le néolithique jusqu'au niveau élevé où elle se trouve.

suite:
     Chacun de nous, tous les jours, délègue son jugement à d'autres pour de multiples questions qu'il préférerait peut-être, mais qu'il ne peut approfondir. Les richesses actuelles en connaissances en font une nécessité inéluctable.
     Ainsi, dans la société moderne, cette magistrature, fondée sur le savoir, mais aussi sur une éthique, occupe une place égale à celle des autres piliers d'organisation de la société. Son organisation et son fonctionnement doivent faire l'objet des mêmes soins.

     Ah ! Voilà que le projet se dessine. En quelque sorte, il s'agit pour le politique de décider et pour l'Académie des Sciences de dire que c'est bien... Pour ceux qui auraient encore des doutes, la suite leur montrera:

     Vous apercevez, naturellement, comme moi, les problèmes que cela pose. Certains craignent une conspiration des experts, d'autres observent que ces nouveaux magistrats ne sont, somme toute, pas investis par le suffrage. Et si on leur fait observer que les juges ne sont pas élus, ils rétorquent que les règles d'accession à leurs fonctions sont au moins connues. Il y a là un grand problème. Il nous faut ouvrir un grand débat pour assurer que ce domaine essentiel du pouvoir qu'est le savoir obéisse aussi aux principes démocratiques qui régissent notre société. Nous devons prendre garde que la spécialisation des intelligences n'aboutisse à la division des esprits. Nous devons faire en sorte que l'interdépendance des citoyens soit le moyen de renforcer leur solidarité. Votre contribution à cette réflexion, Mesdames et Messieurs, éclairée comme elle le sera par votre expérience, en sera assurément une pièce maîtresse.
     S'il est vrai sans doute que les mécanismes par lesquels les hommes de science pourront s'acquitter de ces responsabilités envers la société sont encore perfectibles, il n'en reste pas moins que, pour une large part, la confiance résultera de l'effort que chacun fera pour éviter l'isolement et le répli dans sa spécialité et pour développer l'information et le dialiogue. C'est un effort auquel le gouvernement vous sera reconnaissant de participer avec le même dévouement[5] que celui que nous vous connaissons dans le travail scientifique. Il y va du sort de notre pays qui, s'il se détachait du courant des progrès, ne tarderait pas à s'étioler.
     Car si nous devons nous assurer que la Nation dispose en matière de science et d'industrie d'un contrôle efficace, encore faut-il qu'elle le sache, et qu'elle puisse s'en convaincre par elle-même.
     Je rappelais, il y a un instant, que les hommes envisagent avec quelque appréhension et même irrationalité ce nouveau qui les menace. Il y a au fond deux raisons à cela. La première, c'est parce qu'ils n'en mesurent pas le déroulement et les perspectives. Ils ne pourront jamais l'évaluer dans le délai[6] et c'est pourquoi il est si important que ceux qui le font pour eux constituent un corps irréprochable dont l'action fait l'objet de vérifications autant qu'il en est besoin.
     La deuxième raison est que les citoyens, en régime démocratique, veulent pouvoir contribuer aux choix qui leur sont offerts. Les choix de sociétésqui découlent des progrès techniques ne font pas exception. L'information sur les nouvelles technologies doit répondre à ce double besoin: d'une part,
     - elle doit être accessible aux contre-expertises - et dans ce cas, elle doit être détaillée -, d'autre part, elle doit parvenir au citoyen en forme assimilable pour lui - et digne de foi puisqu'elle est alors indirecte.

     Alors, convaincus?

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5. A qui?
6. Autrement dit, les citoyens ne peuvent intervenir... que lorsqu'il est déjà trop tard!
     Vous remarquerez qu'il ne s'agit, pour ce citoyen un peu borné, que d'être informé, pas de débattre, d'interroger, de décider. En somme, le politique se dissimule derrière le «savoir», il décide, puis l'Académie donne le label.

     Il ne faut pas confondre les genres. Le problème est trop sérieux; il y va de l'avenir de notre société. Au niveau des experts et de ceux qui, comme vous, sont appelés (avez été appelés...) à les vérifier, il convient comme il sied dans le travail scientifique d'examiner les problèmes qui se posent dans la sérénité et la rigueur. Comment cela serait-il possible s'ils savent que leur moindre geste peut déclencher une panique?
     Il y a là un problème qui ne se limite pas d'ailleurs au cas de l'énergie nucléaire: à vouloir absolument tout publier tout de suite, on provoque la paralysie des organes de réflexion et de décision, et l'on crée des phénomènes d'auto-censure des experts, de fuite devant les responsabilités, et de chicane défensive où l'on ne se soucie plus des faits, mais seulement de la rumeur.
     Dans le cas qui nous préoccupe, il serait fort à craindre que cela nuise gravement à la sécurité. C'est pourquoi, il est indispensable d'assurer une zone de calme pour que les experts scientifiques puissent respirer. En complément des mesures prises pour garantir la valeur et les qualités morales des experts, il conviendra que, par des procédures appropriées - vérifications ou autres - les citoyens puissent être convaincus de la qualité et du sérieux du travail des experts.

     Ah voilà que l'on se décide à parler de ce que chacun avait en arrière-fond: le débat nucléaire; et l'on voit la façon dont le Ministre entend la démocratie à ce sujet. Cela éclaire le rapport des Académiciens sur l'accident de Three Miles Island. Nous avons vu dans la Gazette, n° 31, ce qu'il fallait penser du travail de «l'Académie». De sorte que l'on pourrait croire que le Ministre fera lui-même les rapports et tout ce que l'on demander à ces «experts» sera de signer le document lui donnant ainsi le label «VRAI».

     Quand on se rappelle, de plus, que ce même Ministre a refusé au Parlement[7] la création d'un comité d'évaluation des choix technologiques, on se demande de qui l'on se moque.
     Et maintenant, la conclusion sur la société de l'homme savant dans laquelle on invite le citoyen à regarder et à absorber l'information que l'on aura préparée pour lui:

     Faut-il que je rappelle toutes les erreurs des foules en désarroi, depuis l'exécution des généraux victorieux des îles Arginuses*, suivie par celle de leurs accusateurs? C'est d'une information accessible au plus grand nombre, vérifiée et commentée, que le grand public a besoin. Les Français ne peuvent accepter que l'on cherche à profiter de leurs connaissances forcément incomplètes pour les plonger dans la peur comme dans le danger.
     Ainsi s'avance la société de l'homme savant.
     Nous devons affronter la question de savoir s'il faut craindre ce devenir. Pour ma part, je l'aborde avec un esprit de confiance, convaincu que les nouveaux moyens de la science et de l'industrie, après avoir perturbé peut-être nos habitudes, nous permettront d'élargir le champ du possible, et de nous consacrer davantage à la conviviabilité, à la culture ou, pourquoi pas, à la pratique de la science et à le recherche de la sagesse.
     Confiance que je partage, je pense, avec beaucoup d'entre vous, mais qui ne doit pas être aveugle: c'est pour cela que je souhaite que le débat que nous ouvrirons aujourd'hui puisse se poursuivre de façon à mieux éclairer tous les citoyens.


* Archipel de la mer Egée. Victoire navale des Athéniens sur les Lacédémoniens (406 av. J.C.)...

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7. Proposé avec des modalités voisines pour le RPR et le PS... et refusé par l'UDF et le PC: voir les amendements sur la «Loi Giraud» sur l'utilisation de la chaleur.
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