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N°45
I - RAPPELS
RAPPELS TECHNIQUES


     Il existe deux grandes catégories de bombes atomiques: celles basées sur la fission de l'atome (bombes à l'uranium 235 ou au plutonium) et celles basées sur la fusion (bombes à hydrogène). Pour le moment, le seul problème de prolifération qui se pose en termes concrets est celui des bombes à fission. Il convient cependant de ne pas écarter l'éventualité d'une prolifération de la bombe à hydrogène. 
     Le tableau suivant donne la masse critique de l'uranium en fonction de son enrichissement (conditions: sphère d'uranium métal entourée d'un réflecteur en uranium naturel de 15 cm d'épaisseur):
Enrichissement en % d'U235 100 80 60 40 20 10
Masse critique (kg) 15 21 37 75 250 1.300

     Ces valeurs sont celles indiquées par le spécialiste américain T.B. Taylor (Annual Review of Nuclear Science, 25, 1975). Elles sont un peu plus faibles que les valeurs couramment admises. 
     Pour diverses raisons (que nous ignorons!), on considère qu'en dessous de 80% d'enrichissement, il devient très difficile de faire une «bonne» bombe à l'uranium. Il faut donc enrichir considérablement l'uranium naturel, qui ne contient que 0,7% d'uranium 235, pour arriver à ce que l'on appelle la «qualité militaire».
     Ces opérations d'enrichissement utilisent divers procédés: diffusion gazeuse, ultracentrifugation, tuyères, lasers, qui ont en commun d'être très complexes et très coûteuses. De plus, la diffusion gazeuse nécessite des installations si gigantesques que l'on admet que le nombre de pays qui l'utilisent (États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France, Chine) n'augmentera pas pendant de nombreuses années. 
     En revanche, les procédés d'ultracentrifugation et de tuyères s'accommodent de petites unités. L'Afrique du Sud, avec l'aide de l'Allemagne de l¹Ouest, a développé un procédé de tuyères. Le Pakistan essaie de mettre au point l'ultracentrifugation. 
     Pour le plutonium, les masses critiques sont les suivantes en fonction de la teneur en l'isotope 239 (conditions: sphère de plutonium métal, phase a, entourée d'un réflecteur en uranium naturel de 15 cm d'épaisseur):

Pourcentage de Pu239 100 90 80 70 60 50
Masse critique (kg) 4,4 5,0 5,6 6,7 7,8 9,6
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     Ces valeurs, également indiquées par T.B. Taylor, sont plus faibles que les estimations habituelles. 
     La présence de l'isotope 240 est gênante et nécessite des raffinements techniques supplémentaires pour faire une bombe. En septembre 1977, les États-Unis ont révélé qu'ils avaient fait exploser une bombe réalisée avec du plutonium obtenu par retraitement du combustible d'une centrale nucléaire commerciale. Cette révélation a mis fin au mythe du plutonium civil complaisamment entretenu par le CEA. Cependant, on admet qu'un pays en voie de développement doit utiliser un plutonium à 90% ou plus de plutonium 239 pour fabriquer une bombe efficace. C'est pourquoi on n'attribue la «qualité militaire» qu'à ce genre de plutonium. 
     Il existe plusieurs façons d'obtenir du plutonium. La plus simple est de se faire livrer un combustible nucléaire contenant du plutonium. Si le combustible livré n'a pas été préalablement irradié, on peut le traiter chimiquement pour en extraire le plutonium sans être gêné par les problèmes de rayonnement gamma (le combustible peut être manipulé, moyennant des précautions telles que port d'un masque à gaz et de gants). Le combustible des surgénérateurs est de ce type. 
     Une autre façon est de faire fonctionner un certain temps un réacteur nucléaire à combustible uranium (naturel ou légèrement enrichi) et d'en extraire le plutonium formé. Les réacteurs à uranium naturel sont les meilleurs à ce point de vue: teneur en isotope 239 plus élevée, et opération de retraitement moins dangereuse et moins difficile que pour un réacteur PWR par exemple. 
     Enfin, on peut disposer, autour d'un coeur de réacteur contenant une très grande proportion de matière fissile, une couverture en uranium naturel (ou appauvri), puis extraire le plutonium d'excellente «qualité militaire» qui s'est formé dans cette couverture. C'était l'intention de la France avec les réacteurs surgénérateurs (voir les déclarations du général Thiry, rapportées par Le Monde du 19 janvier 1978). C'était également l'intention prêtée à l'Irak pour le puissant réacteur de recherche Osirak.

QU'EST-CE QUE LA PROLIFÉRATION?
     Peut-on dissocier la prolifération de l'existence même de l'arme atomique? Une bombe, c'est déjà trop. En ce sens, la prolifération remonterait au 16 juillet 1945, date de l'explosion de la bombe atomique expérimentale des États-Unis, à Alamogardo, dans le désert du Nouveau Mexique. 

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     On distingue en fait une prolifération «horizontale» et une prolifération «verticale». Le point de vue généralement adopté pour la prolifération horizontale est qu'il existe cinq «grandes puissances nucléaires», désignées par l'histoire pour avoir droit à l'arme atomique: États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France et Chine. Ce point de vue n'a guère de justification, mais c'est celui que nous prendrons en considération. La prolifération commence dans ces conditions lorsque des pays «qui n'y ont pas droit» se mettent en position d'accéder à l'arme atomique.
     Quant à la prolifération verticale, c'est l'accumulation par les cinq grandes puissances nucléaires des moyens de destruction atomique les plus sophistiqués et les plus effroyables. Ce sujet mérite une Gazette complète; nous le laisserons de côté ici.

LES DÉBUTS DE LA «FRENCH CONNECTION»
     Dans ces conditions, la date du début de la prolifération horizontale est assez précise: c'est l'année 1960. C'est en effet cette année-là que la France entame la construction en Israël d'un petit réacteur plutonigène (juste après avoir réalisé au Sahara son premier essai nucléaire militaire, le 13 février 1960). Ce réacteur est situé à Dimonah dans le Neguev et est une extrapolation à l'échelle 10 du réacteur à uranium naturel et eau lourde EL2 de Saclay. On se perd en conjectures sur la façon dont la décision a été prise. Il est vraisemblable qu'elle n'a été définitive qu'après l'essai nucléaire du 13 février: il fallait en effet être sûr que «ça marche». A-t-elle été précédée de contacts et de conversations? Entre qui et qui? Sur combien de mois ou d'années? Et même: le gouvernement était-il au courant? Selon le Nouvel Observateur du 15 juin 1981, le général De Gaulle, malgré ses réticences, permit que le programme se déroule jusqu'à son terme «quand il en fut informé» (sic).
     La réalisation technique de l'opération a été le fruit d'une association CEA-SGN, que l'on retrouvera souvent par la suite. La société SGN fonctionne à initiales constantes, mais à nom variable: Saint-Gobain Nucléaire, puis Saint-Gobain techniques Nouvelles; enfin, maintenant, Société Générale Nucléaire. Son but essentiel semble être la dissémination de l'arme nucléaire: en effet, sa spécialité est la vente, clés en mains, d'usines de retraitement, c'est-à-dire de mise à disposition du plutonium produit dans les réacteurs. Cette société est très liée au CEA. Il apparaît vraisemblable qu'à la tête de la «French connection» nucléaire se trouve un très petit groupe de technocrates, à savoir les dirigeants de SGN et la très petite fraction du CEA qui travaille avec eux.
     Le CEA a supervisé la construction du réacteur de Dimonah (25 MW thermiques), qui a divergé en 1963, et SGN a fourni à Israël un atelier de retraitement. On peut estimer à 4 à 5 kg de plutonium par an la production de Dimonah.
     Comme il faut plus de 10 tonnes d'uranium naturel par an pour alimenter Dimonah, Israël a dû se procurer cet uranium dans des conditions mal connues. Il se peut que la France en ait fourni au début. En 1968, la cargaison, constituée de 200 tonnes d'uranium zaïrois, d'un cargo qui allait d'Anvers à Gênes, disparut mystérieusement: beaucoup ont pensé à Israël. Enfin, certains affirment que, maintenant, Israël s'approvisionne en Afrique du Sud.

L'INTERMÈDE CANADIEN 
     La suite de la France a été prise, bien involontairement, semble-t-il, par le Canada. Ce pays, qui s'était interdit tout développement militaire du nucléaire, a développé une filière destinée en principe à faire de l'électricité et rien que cela.

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Malheureusement, cette filière a des caractéristiques physiques qui la rendent très «proliférante»: le modérateur est de l'eau lourde, ce qui permet d'utiliser de l'uranium naturel comme combustible. La quantité de plutonium formée dans un réacteur à eau lourde de 1.000 MWe (3.000 MW thermiques) est d'environ 400 kg par an. 
     En 1963, le Canada livrait à l'lnde un réacteur de recherche à eau lourde de 40 MW thermiques, capable donc de fournir 5 kg de plutonium par an. En 1964, démarrait l'unité de retraitement indienne de Trombay. Le 18 mai 74, I'lnde faisait exploser sa première bombe atomique. Bien entendu, le Canada, qui visiblement n'était absolument pas au courant, interrompit toute livraison nucléaire à l'Inde - mais trop tard.
     D'autres pays aux intentions peu (ou trop) claires ont acheté des réacteurs à eau lourde: l'Argentine (réacteur allemand) et le Pakistan (réacteur canadien). Nous y reviendrons plus loin.

DE NOUVEAU LA FRANCE
     Après cet intermède canadien, la filière principale de la prolifération redevint française. En effet, dans les années 70, le CEA et SGN se lancèrent dans la vente tous azimuts d'usines de retraitement - ce qu'il y a de plus efficace après la fourniture directe de la bombe.
     La Corée du Sud, où se construisait depuis 1971 un réacteur PWR américain de 600 MWe, était très intéressée. Mais des pressions américaines sur Séoul, en 1975, empêchèrent la signature du contrat. 
Le CEA et SGN eurent le temps, avant l'arrivée de Carter au pouvoir, de construire au Japon l'usine de Tokaïmura. Les essais devaient commencer en juillet 1977; les États-Unis les interdirent jusqu'en septembre 1977 et, depuis, ils surveillent de près le fonctionnement de cette usine de retraitement.
     En 1975, SGN signait avec le Pakistan un contrat pour la construction d'une usine de retraitement. La construction a démarré en 1976 mais, dès l'été de cette même année, de vives pressions américaines, inaugurées par une déclaration de Kissinger, eurent lieu afin que le projet soit abandonné. Après des tractations infructueuses avec le Pakistan, la France suspendit en effet sine die cette construction en août 1978. Depuis, le Pakistan joue sur deux tableaux: d'une part, il essaie d'achever la construction de l'usine en achetant différents matériels;  d'autre part, grâce à des plans qu'il s'est procuré aux Pays-Bas, il tente de s'acheter pièce par pièce une installation de centrifugation. Il semble qu'il ait été aidé financièrement par la Libye, puis, maintenant, par l'Arabie Saoudite.
     Le comportement de la direction du CEA a d'ailleurs été particulièrement clair si l'on croit le syndicat CFDT de cet organisme. Celui-ci, en effet, affirme dans un communiqué: «Dans les jours qui suivent le 2e tour des élections présidentielles, la direction du CEA a fait procéder à la destruction des archives concernant, notamment, les relations de cet organisme public avec le Pakistan et le Niger...»
     Cela laisse rêveur, non?

LA FlLIÈRE ALLEMANDE
     Dans les années 70 également, l'Allemagne de l'Ouest s'est lancée dans la course à la prolifération. Il faut remarquer une curieuse répartition géographique du travail: l'Asie (des bords de la Méditerranée au Japon) pour la France, I'Amérique du Sud et l'Afrique du Sud pour l'Allemagne (nous parlons ici des équipements réellement très proliférants, et non des réacteurs PWR).

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     En Amérique du Sud, I'Allemagne a commencé par construire (de 1968 à 1974) un réacteur à eau lourde de 360 MWe en Argentine, à Atucha. Ce type de réacteur est très proliférant et on a appris, en octobre 1978, que l'Argentine avait décidé de construire une usine de retraitement (Le Monde, 18.10.78). 
     En juin 1975, l'Allemagne de l'Ouest concluait avec le Brésil un contrat colossal: livraison de huit réacteurs nucléaires, et, ce qui est plus grave, d'une usine d'enrichissement et d'une usine de retraitement. Selon un rapport américain (rapport Linowitz), l'Allemagne de l'Ouest entendait se servir de l'accord germano-brésilien pour construire les armes atomiques qui lui sont interdites sur son propre territoire. Depuis, les réacteurs ont pris du retard, et, suite à des pressions américaines, la construction des usines d'enrichissement et de retraitement semble remise à une date indéterminée.
     La coopération de l'Allemagne de l'Ouest avec l'Afrique du Sud a été beaucoup plus discrète, voire secrète. On sait qu'avec l'aide allemande, I'Afrique du Sud a développé un procédé original d'enrichissement par tuyères. Depuis, il semble bien qu'elle ait accédé à l'arme atomique. Selon le Washington Post, Moscou et Washington auraient coopéré en août 1977 pour empêcher l'Afrique du Sud de procéder à un essai nucléaire dans le désert du Kalahari. Mais le 22 septembre 1979, le satellite de surveillance américain Vela détectait un «double flash» typique d'une explosion nucléaire dans l'océan Indien, au voisinage de l'Afrique du Sud. La puissance de l'explosion était évaluée de 2 à 4 kilotonnes de TNT (15 kilotonnes à Hiroshima). Mais aucune retombée radioactive n'était détectée ensuite. On a essayé d'expliquer ce qui avait été détecté par des phénomènes ionosphériques ou des météorites, mais pas de façon convaincante. En fait, le doute subsiste, et la tendance est de dire qu'il y a une chance sur deux pour qu'il se soit agi d'un essai nucléaire.
LES PETITS REVENDEURS 
     Comme les puissances nucléaires éprouvées semblent avoir compris depuis peu les dangers de la prolifération, elles font des difficultés pour vendre des équipements nucléaires. On voit donc apparaître sur le marché des petites puissances nucléaires, qui tentent de vendre leurs réacteurs ou leur technologie. On peut citer l'Inde, sans doute le plus compétent de ces «revendeurs». On peut citer également l'Argentine, qui a vendu un réacteur de recherche au Pérou, et cherche à en vendre un au Chili.

LES SUPERPUISSANCES ET LA PROLIFÉRATION VERTICALE 
     Pour terminer, il nous faut rendre hommage aux deux nations les moins «proliférantes» du monde: les États-Unis et l'URSS. Après le slogan malheureux «atoms for peace» d'Eisenhower et la levée de l'embargo sur l'information en physique nucléaire, les États-Unis se sont rendu compte - un peu tard - que cet atome pacifique n'était qu'un mythe, et ont fait tout ce qu'ils ont pu depuis Ford et surtout Carter pour limiter les dégâts. L'URSS, quant à elle, a toujours fait preuve de la plus grande responsabilité dans ce domaine, et impose à ses clients des conditions ultra-draconiennes qui interdisent tout détournement à des fins militaires. 
     Cependant, cet hommage serait plus justifié si ces deux pays n'étaient pas les champions de la prolifération «verticale» et les recordmen en nombre de tonnes de TNT par habitant de la terre.

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