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N°115/116

RAPPORT D'ENQUETE DE PSYCHOPATHOLOGIE DU TRAVAIL
SUT - CPN de Chinon


Introduction
     Ce rapport rend compte de l'enquête de psychopathologie du travail réalisée par trois chercheurs du Laboratoire de psychologie du travail du Conservatoire National des Arts et Métiers, à la demande de la Sous-Unité Technique du Centre de Production Nucléaire de Chinon et de son CHSCT. L'enquête a été réalisée entre le 15 janvier et le 15 février 1991. Cette enquête, fait suite à une pré-enquête réalisée par le service médical sous la direction du Docteur Dominique Huez, pendant les 24 mois précédents.
     L'enquête a été réalisée auprès de 17 agents du service travaux de la SUT. Deux groupes de 7 à 9 agents ont été chacun réunis deux fois, soit en tout 4 séances de travail.
     L'objectif de l'étude est de procéder à une analyse du VECU de ces agents de façon à:
     1° Préciser la nature et le contenu de la souffrance des agents dans leur rapport au travail. Il s'agit donc d'une étude qualitative, et non d'une évaluation quantitative ou comparative.
     2° Comprendre les sources de cette souffrance.
     3° Apprécier les relations entre la souffrance d'un côté, la qualité du travail, la sécurité des personnes et la sûreté des installations de l'autre.
     4° Dégager non pas des solutions à la souffrance, mais des voies spécifiques de réflexion susceptibles de faire progresser le débat sur l'organisation du travail dans la maintenance au CPN de Chinon.
     Cela étant, il faut souligner qu'on ne proposera pas ici un diagnostic sur l'organisation du travail, car il ne s'agit pas d'un audit technique. Nous chercherons avant tout à comprendre ce qui se joue du côté des hommes au travail et à rendre explicite la manière dont ils vivent le travail, dont ils interprètent leur situation. Notre préoccupation première est d'abord une préoccupation de santé, même si, comme on va le voir, la bonne ou la mauvaise santé des agents, notamment mentale, a des incidences sur la productivité.
     D'autre part, il faut préciser que l'enquête repose sur des séances de travail avec 17 agents sur les 99 que réunit le service travaux et la trentaine que réunis le service moyens. Quelle est alors la représentativité des conclusions formulées dans ce rapport? Il est impossible de répondre, a priori, à cette question. Ce sont les réactions, les commentaires et les critiques éventuelles faites à ce rapport par les agents ayant participé à l'enquête d'une part, par les autres agents du service d'autre part, qui permettront d'apprécier le degré de généralisation possible des analyses ici proposées. Ce travail d'évaluation, a posteriori, appartiendra par la suite, à la discussion interne des agents de la SUT.
     1° Nous commencerons par procéder au recensement des formes spontanées d'expression de la souffrance, parmi les agents des groupes de travail.
     2° Nous envisagerons ensuite de décrire l'organisation du travail telle qu'elle est vécue et mise en pratique par les agents du service travaux.
     3° Nous examinerons ultérieurement les stratégies défensives construites pour lutter contre la souffrance au travail.
     4° Nous discuterons dans le point suivant la gravité ou la bénignité des manifestations de souffrance.
     5° Nous récapitulerons ensuite ce que le matériel analysé indique quant à l'organisation réelle du travail actuelle dans le service travaux, c'est -à-dire la manière dont les chercheurs caractérisent et modélisent cette organisation à partir de la parole des agents.
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     6° Enfin nous proposerons une série de pistes de réflexion sur les relations entre vécu du travail d'une part, qualité de la maintenance et sûreté des tranches d'autre part.

I. La souffrance et ses expériences 
     La souffrance exprimée par les agents ayant participé à l'enquête n'est pas toujours formulée explicitement. Parfois elle s'énonce clairement, parfois il faut la dévoiler car elle est engrenée dans des commentaires qui doivent être décomposés. C'est un des objectifs de ce rapport que de mettre à l'épreuve de la critique, la recomposition qui en a été faite par les chercheurs. (La séance de travail du 15 février constitue une première validation qui nous permet d'assumer la responsabilité des interprétations proposées dans ce rapport.)
     Au préalable il est sans doute utile de donner une définition du terme de souffrance:
     C'est un terme par lequel on désigne un état psycho-affectif pénible, résultant du décalage entre ce que les hommes espèrent du travail, et ce qu'ils y trouvent effectivement.
     Dans le cas des agents qui ont, à Chinon, participé à l'étude, ce décalage apparaît sous deux formes. Ces deux formes constituent le cadre général d'expression de la souffrance:
     - décalage entre "contribution" et "rétribution";
     - désir frustré d'apporter une contribution personnelle au travail et à l'entreprise.
     a) Le décalage entre "contribution" et "rétribution" donne naissance à une souffrance spécifiquement exprimée sous la forme d'une déception ou d'un sentiment d'injustice. Cette déception et ce sentiment d'injustice résultent de l'évaluation d'une disproportion entre les efforts faits pour le travail (c'est la contribution de chacun à l'entreprise) d'une part, et les gratifications reçues en contrepartie des services rendus (c'est la rétribution du travail, cette rétribution pouvant bien sûr être matérielle mais aussi morale) d'autre part. On verra à ce propos, que la souffrance est presque exclusivement en rapport avec un manque de rétribution MORALE, qu'elle est rarement rapportée par les agents à un manque de rétribution matérielle ou financière.
     b) La deuxième source de souffrance apparaît lorsque l'agent est placé dans une situation où il ne peut pas apporter de contribution significative au travail et à l'entreprise. Il ne s'agit pas ici de souffrir d'une rétribution insuffisante pour la contribution donnée mais d'une impossibilité d'offrir une contribution. Cette situation se rencontre depuis quelque temps dans le service travaux de la SUT de Chinon, on y reviendra.
     A l' intérieur du cadre ainsi défini, on peut relever différentes formulations de la souffrance que nous avons rassemblées sous 10 rubriques (ou thèmes de souffrance).

Premier thème de souffrance:
la souffrance en rapport avec le désarroi et la désorientation.
     Dans l'ensemble on est surtout frappé par le désarroi des agents. Tout se passe comme s'ils étaient désorientés par la situation actuelle, comme s'ils avaient des difficultés à comprendre ce qui se passe actuellement dans le service, comme s'ils avaient l'impression d'assister plus ou moins impuissants à des transformations du travail dont ils ne parviennent pas à saisir la logique.

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· Ce désarroi conduit parfois à l'exaspération et à la colère, mais on est étonné par la rareté relative de ces réactions. Comme si le découragement l'emportait sur l'indignation. On remarque aussi la modération des accusations portées contre la hiérarchie, contre les entreprises sous-traitantes ou contre les collègues. Ce point sera rediscuté ultérieurement. Lorsqu'elles émergent, les accusations s'épuisent vite, ce qui est tout à fait inhabituel dans ce type de situation. Nous verrons plus loin aussi que la relative rareté du vécu d'injustice exprimé doit être interprétée comme un signe de gravité de la souffrance.

Deuxième thème de souffrance: le non-sens et l'absurdité
     On a l'impression que la situation affective de agents est dominée plus encore que par le désarroi, par la diffiçulté à faire face à la perte de sens, voire au non-sens du travail, parfois même à l'absurdité du rapport au travail, en raison de ce que les agents formulent comme des contradictions sérieuses de l'organisation du travail qui seront discutées dans la deuxième partie.

Troisième thème de souffrance: la non-reconnaissance
     La souffrance s'exprime aussi dans un sentiment généralisé de non-reconnaissance des efforts, de la bonne volonté, de l'engagement, de la mobilisation personnelle des agents pour faire le travail le mieux possible. De nombreux exemples en sont donnés. C'est à ce niveau que parfois affleure le sentiment (rare toutefois) d'être victime d'injustice. Par exemple, lorsqu'après avoir déployé des efforts méritoires, avoir travaillé sans repos pendant de longues périodes, être resté tard le soir, jusqu'à 22 heures pour effectuer un travail, on réembauche tôt le matin pour s'entendre dire sans ménagement que ce n'était pas comme cela qu'il fallait faire.
     Il ne s'agit pas ici de nier qu'il pût y avoir des erreurs ou que le travail fait ne méritât pas un jugement partagé. Ce qui est injuste, c'est que l'effort fourni, la bonne volonté déployée, la mobilisation personnelle en faveur de l'arrêt de tranche et de l'entreprise soient ignorés par la hiérarchie, voire soient même l'occasion de se faire réprimander. Cette méconnaissance semble assez fréquente pour qu'on y fasse référence répétitivement dans toutes les séances de travail, dans une atmosphère d'amertume qui a tous les signes de l'authenticité.
     Un autre exemple illustrera ce sentiment. A propos du gâchis. Il arrive que certains agents se préoccupent de prendre des dispositions pour tenter d'éviter l'énorme gâchis qui se produit parfois dans l'approvisionnement, le stockage et la liquidation du matériel. Des initiatives exemplaires s'abîment selon eux dans l'inertie d'un fonctionnement rigide de type administratif, et aboutissent à un échec lamentable, tous les efforts humains étant du même coup balayés. Tout se passe comme si chaque service fonctionnait pour son propre compte, selon sa rationalité propre, sans capacité d'intégrer les innovations des uns ou des autres. Ceci est évidemment une prime donnée au "chacun-pour-soi" et au découragement organisé de la coopération. Une telle conjoncture serait impensable et serait sévèrement critiquée dans un système comme le système japonais de production, où au contraire on privilégie et l'on gratifie systématiquement toute initiative ayant une incidence favorable sur l'économie. Cette situation, banale à la SUT aux dires des agents, contribue à démobiliser et démotiver les agents qui ne comprennent plus la signification ni les objectifs mêmes du travail collectif qu'on attend d'eux dans la sous-unité.

Quatrième thème de souffrance: la culpabilité
     Un autre type de souffrance émerge, qui est plus insolite: celle qui résulte du manque de travail. Certains agents, en effet, se plaignent de ne pas avoir assez de travail, de mendier le travail. Et ce manque de travail, incompréhensible pour eux, génère un sentiment d'ennui, à peine perceptible, parce qu'immédiatement transformé en une culpabilité, voire en une honte, vis-à-vis des autres que l'on voit dans le même temps travailler dur.

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     Mais même en dehors de cette culpabilité il y a une souffrance profonde résultant de cette impossibilité, définie plus haut, d'apporter dans ces conditions, une contribution significative au travail et à l'entreprise. Surtout sensible chez les CPHC, cette souffrance touche aussi d'autres agents, CMP et techniciens.

Cinquième thème de souffrance: l'incertitude vis-à-vis de l'avenir
     L'incertitude vis-à-vis de l'avenir personnel d'une part: "Que va-t-on devenir?" "Que va-t-on faire de moi?", l'incertitude vis-à-vis de l'avenir collectif de la section, voire du service (qu'il s'agisse des travaux ou des moyens) d'autre part: "Que va devenir la section?" "Est-elle vouée à disparaître?". Cette inquiétude crée parfois un sentiment insupportable de précarité, d'instabilité, d'incertitude et de doute qui ruine la tranquillité intérieure et menace l'équilibre psychique des agents.

Sixième thème de souffrance: la répétition
     Contrairement à ce que l'on s'attendait à trouver dans une SUT qui fonctionne déjà depuis plusieurs années, il n'y a strictement aucune manifestation d'ennui ni de lassitude face à la routinisation des tâches. Ce point doit être souligné. Si les agents ne s'ennuient pas, s'ils ne se plaignent pas de monotonie du travail, c'est parce que le travail ne cesse en vérité de changer: deux arrêts de tranches ne sont jamais semblables, il faut toujours réajuster, improviser, réadapter le travail à la situation et en outre il y a de plus en plus de tâches et de révisions nouvelles à faire, en raison de l'augmentation des régimes, de l'usure des tranches et des nouvelles obligations que cette dernière fait surgir.
     Cela dit, la répétition peut quand même générer de la souffrance à la SUT, mais c'est alors dans un contexte bien particulier. Il s'agit généralement d'une difficulté technique rencontrée en arrêt de tranche. En raison des contraintes temporelles (de planning) du "chemin critique" et de nombreux autres paramètres, on résoud cette difficulté par un bricolage difficile, pénible et parfois dangereux. On signale cette difficulté au supérieur hiérarchique, on fait une demande de travaux, mais la préparation est débordée et à l'arrêt de tranche suivant on se retrouve exactement devant la même difficulté qu'il faut à nouveau résoudre de façon bâclée et non-satisfaisante. C'est la répétition de difficultés connues mais jamais corrigées, et non la répétition en soi, qui est exaspérante, usante, décourageante et qui mine la bonne volonté des agents.

Septième thème de souffrance: la souffrance en rapport avec les incertitudes de l'organisation du travail
     Pour les agents, très souvent, l'organisation du travail "tombe" comme une série de décisions prises "d'en haut", sans concertation et sans continuité. Les décisions contradictoires ou incompréhensibles se succèdent, de manière incompréhensibles et cassent la dynamique du travail. Ceci est ressenti aussi bien au niveau du service travaux que dans la préparation, où les directives se télescopent trop fréquemment, occasionnant plutôt la désorganisation du travail que son organisation. De plus, souvent les décisions sont prises ou les directives sont données sans souci d'apprécier leur faisabilité sur le terrain. Il reste alors aux opérateurs du service travaux à se débrouiller comme ils peuvent, par une série d'improvisations au coup par coup. C'est là que naît la souffrance, celle d'être toujours menacé d'interruption dans une tâche commandée, d'assister à une remise en cause des objectifs qui avaient été précédemment fixés.

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Huitième thème de souffrance: celle qui résulte du processus de déprofessionnalisation du travail
     C'est certainement à ce niveau que se fait l'unanimité. C'est là qu'est le problème de loin le plus grave vis-à-vis de la souffrance: le savoir-faire, l'expérience sont, nous dit-on, presque toujours brimés. Le problème est grave parce qu'il projette les agents dans une crise d'identité professionnelle. Perte des repères et des références, déstructuration progressive des valeurs du travail bien fait, accumulent deux conséquences psychiques:
     - en dévalorisant le travail professionnel l'organisation casse le ressort et la source principale du plaisir au travail,
     - en condamnant les agents à faire un travail bâclé, l'organisation les met face à une contradiction mentale insurmontable: comment pourrait-on éprouver une satisfaction personnelle, comment pourrait-on avoir de soi une image gratifiante, si l'on ne peut pas être fier du travail pourtant effectué sous contrôle?
Neuvième thème de souffrance: les nouveaux outils
     Cette souffrance résulte de l'obligation d'utiliser des outils nouveaux, notamment informatiques, qui alourdissent considérablement la charge de travail, qui déstructurent la communication des agents désormais isolés devant leur écran, et qui occasionnent des difficultés supplémentaires, en raison de l'insuffisance de formation des agents pour assumer ces nouvelles tâches. Ces outils nouveaux ont aussi tendance, selon les agents, à transformer en tâches routinières des activités qui sollicitaient antérieurement engagement, initiative et inventivité.
Dixième thème de souffrance: l'impuissance
     C'est une souffrance en quelque sorte secondaire, consécutive aux souffrances précédentes: les agents supportent mal leur impuissance face à l'évolution de l'organisation du travail. Jugeant cette évolution non souhaitable tant pour les hommes que pour la qualité de la production, il leur est pénible de ne pouvoir, sinon enrayer, du moins peser sur cette évolution qui ne leur semble pas faire grand cas de leurs points de vue.
     Notons qu'il existe des points de vue différents, des appréciations variées sur l'évolution organisationnelle et sur les moyens d'agir sur elle; qui vont parfois jusqu'à des frictions (sans gravité toutefois) entre sections, sur la conduite à tenir.

II. L'organisation du travail en question
     Après avoir rassemblé les principales manières dont les agents thématisent la souffrance dans le travail, c'est-à-dire les formes dans lesquelles ils expriment la souffrance, nous allons récapituler les manières dont l'organisation du travail est perçue par les agents ayant participé à l'enquête. Perçue: c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas de dire ce qu'est exactement l'organisation du travail, mais avant tout de repérer ses caractéristiques au travers des difficultés que les agents rencontrent dans leur rapport à cette organisation du travail.
     1°) Les agents se plaignent d'un sentiment, paradoxal, de manque d'organisation. Paradoxal, parce que par ailleurs ils se plaignent aussi d'un certain autoritarisme, voire d'une pression trop forte sur les personnes à se couler dans le "moule-maison". La contradiction pourrait venir d'un privilège accordé aux rapports de pouvoir, (où il y a trop de contmintes), au détriment des rapports de travail, (où les agents manquent de directives claires). En d'autres termes, il y aurait trop de hiérarchie cependant qu'il y aurait un manque criant d'organisation du travail; trop de hiérarchie, mais pas assez de soutien technique et professionnel apporté par cette hiérarchie.
     2° On a souvent l'impression à travers la parole des agents que l'organisation du travail procède par des décisions successives prises à des niveaux variables de la hiérarchie, sans référence au contexte et aux réalités des chantiers et du terrain:

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     "Quant une décision est prise, on sait seulement qu'elle est prise mais on ne sait absolument pas comment on fera pour l'appliquer".
     "Il y a des moments où cela frise l'anarchie. C'est l'incohérence ou c'est la course. On ne sait pas ce qu'on doit respecter: le planning ou la qualité du travail".
     Il se pourrait qu'une part des difficultés vienne du manque de connaissance du terrain de ceux qui décident: "Un nouveau cadre arrive, il est lâché comme cela sur le terrain. Comme il ne sait pas toujours comment ni quoi faire, il se renseigne auprès des uns et des autres. Et puis, tout à coup il prend une décision qui remet éventuellement tout en cause. Ces changements brutaux et fréquents, au début ça met en colère et puis après on se démotive au travail".
     On parle aussi d'une coupure assez nette entre les cadres intermédiaires et les cadres plus haut situés dans la hiérarchie. "Les uns tirent les traits, les autres tirent les ficelles", mais ça ne s'harmonise pas bien. Ceux qui prennent des décisions importantes seraient trop éloignés d'une réalité qu'ils n'ont pas les moyens matériels de connaître. En tout cas, il y aurait souvent une véritable inintelligibilité des logiques de décision adoptées par la hiérarchie pour les agents de la base. Et s'il y a une logique, elle ne se rapporterait pas, en première intention aux questions du travail. Ce serait une logique qui se déploierait selon une rationalité éloignée de la réalité et du terrain.
     A ce niveau surgissent de nombreuses critiques sur l'hétérogénéité des styles de travail entre les différents chefs-exécution (C.E.). Encore qu'il faille souligner une certaine compréhension des difficultés de ces derniers vis-à-vis de la hiérarchie qui est au-dessus d'eux. Cela étant, les interventions des C.E. sont souvent vécues comme des ingérences dans les services et dans les sections notamment lorsqu'elles touchent à des domaines de compétences habituellement réservés aux contremaîtres. Par exemple lorsqu'il s'agit de faire le tableau des congés où manifestement le contremaître est mieux placé pour cette organisation que le chef-exécution. Ces interventions sont souvent une gêne supplémentaire, cependant que les agents se plaignent de ne pas avoir beaucoup d'aide de la part des C.E. Par ailleurs, compte tenu de l'imprécision de l'organisation du travail, les agents comprennent bien que les chefs d'exécution aient du mal à faire face aux contraintes de l'arrêt de tranche.
     Si l'on n'accuse pas directement et si l'on se contente de formuler des critiques, c'est parce que le niveau hiérarchique d'où surgissent les incohérences est difficile à saisir pour les agents du service travaux. Ces derniers ne parviennent pas à savoir qui est responsable, et ils ont même souvent l'impression que de nombreux cadres fuient devant les responsabilités.
     3° Les domaines de compétences et d'autorité ne sont pas clairement établis entre les membres de la hiérarchie. Des critiques sont formulées à l'égard de la polyvalence de commandement des chefs-exécution sur diverses sections dont ils n'ont pourtant pas une maîtrise ni une expérience équivalentes. Ceci occasionne une certaine confusion. Par exemple, il arrive que les mécaniciens soient placés sous la direction d'un électricien. Ceci est difficile et désagréable pour tout le monde, parce que se posent de nombreuses questions relatives au travail, parce que surgissent parfois des difficultés ou des contradictions pratiques, et parce que dans les cas techniques un tant soit peu spécialisés, personne n'a plus simultanément l'autorité administrative et la compétence technique réunies pour pouvoir arbitrer et prendre les décisions en matière d'organisation du travail.
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     4° Les agents ont aussi, globalement, l'impression d'une dilution des responsabilités. Ou d'un flou, d'une incertitude, d'une gêne devant les responsabilités. Il est possible que cette gêne soit le résultat d'une incompétence vis-à-vis de certaines questions techniques qui ne sont pas toujours faciles à régler, effectivement. Le travail en temps réel est en effet beaucoup plus complexe qu'on a l'habitude de la dire ou la faiblesse de le croire.
     Ceci se sent nettement dans les nombreuses réunions qui rassemblent beaucoup d'agents et dont finalement il ne sortirait rien ou presque rien. En effet, ces réunions se perdent dans des discussions sur l'organisation, sans conclure. Paradoxalement, les agents se plaignent du manque de réunions techniques comme il en existait autrefois, chaque jour ou presque, destinées alors, non à "l'organisation" en général, mais à la répartition des tâches du jour et des responsabilités de chacun.
     (Dans ce rapport il conviendra de retenir la distinction qui sera systématiquement faite entre les notions d'''organisation'' d'un côté, d"'organisation du travail" de l'autre. L'organisation renvoie à l'organigramme, à la structure de la hiérarchie, au style de commandement et à l'ensemble des éléments qui s'articulent pour former l'ossature de l'entreprise. En revanche, l'organisation du travail renvoie spécifiquement au travail. Par organisation du travail on entendra d'une part la division technique des tâches entre les opérateurs, et d'autre part les rapports que les agents établissent entre eux dans l'exercice même du travail).
     5° La préparation, elle-même serait souvent inachevée. Or il faut exécuter les tâches prescrites. Comment? Selon les agents chacun se débrouille comme il peut. En général, c'est au contremaître de s'arranger, de compléter ce qui manque, d'achever la préparation. Ceci occasionne une surcharge de travail qui doit être assumée, la plupart du temps dans l'urgence. Le CMP n'est souvent pas en bonne position pour régler ce problème de préparation, et le résultat, une fois encore, serait une organisation du travail sans rigueur et souvent de mauvaise qualité.
     6° Face à ce que les agents vivent comme indigence de l'organisation du travail, alternances de précipitation et de temps mort, lacune de préparation du travail, les ajustements sont faits par chacun selon ses moyens. Tel contremaître se rapproche de la préparation pour compléter son plan de travail. Tel autre va prendre des informations à l'exploitation. Résultat de ces efforts pourtant louables: une hétérogénéité supplémentaire de l'organisation du travail. Chaque chef adapte l'organisation du travail à sa manière, de sorte qu'avec chaque changement de chef, l'organisation du travail est complètement bouleversée. C'est à n'y rien comprendre parfois. Tout cela crée, selon les agents une vaste confusion, des malentendus et de sérieuses difficultés pour la communication et pour la capitalisation de l'expérience.
     7° La difficulté de coordination et d'harmonisation de l'organisation du travail ne surgit pas selon les agents qu'avec les entreprises extérieures. Elle est aussi réelle avec la conduite. La situation est tellement paradoxale que les agents de la maintenance ont ordinairement l'impression de gêner les gens de la conduite.
     Difficulté supplémentaire, les tranches ne sont pas identiques, il s'en faut de beaucoup. L'organisation du travail y est parfois très contrastée. Entre B 1/2 et B 3/4 il y a un monde. Ceci ajoute encore aux difficultés de compréhension, de coordination et de coopération.
     8° Les contradictions de l'organisation du travail, notamment en ce qui concerne les télescopages chronologiques et la comptabilité du temps se conjuguent et convergent sur les consignations. Point-clef de la maintenance, c'est pourtant le lieu de tous les litiges et de tous les affrontements. Chacun essaie de s'en tirer comme il peut, de défendre son point de vue, mais sans avoir le temps réel d'en discuter les arguments. A la place, on assiste donc souvent à des actions ou à des mesures techniques contradictoires.
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     A ce niveau, il y a de réels dangers pour la sécurité des personnes. En dépit de l'expérience accumulée en ce domaine, les anomalies persistent et ont occasionnées la mort l'été dernier d'un agent d'une entreprise extérieure. Ce qui bien entendu a créé une grande émotion dont les traces sont encore vives dans la conscience des agents.
     9° Les agents du service travaux se disent parfois confrontés à des dysfonctionnements sérieux de l'organisation du travail. Il arrive par exemple que l'on voie jusqu'à 20 ou 30 personnes d'entreprises extérieures sans travail, qui attendent...! Non seulement ceci occasionne une gêne matérielle mais aussi un sentiment de honte parfois vis-à-vis de tous ces gens qui sont victimes simultanément d'une faute d'organisation de cette ampleur. On a alors honte pour EDF. Ceci est rapporté par les agents à un enchaînement mal conçu des tâches. Alors qu'il s'agit de chantiers en lignes on ne traiterait pas le problème comme une ligne. On ne prévoirait pas les zones-tampon nécessaires entre deux tâches qui se succèdent, pour pouvoir amortir les retards non programmables, mais fréquents sinon inévitables, qui surgissent dans tout chantier.
     10° Il y a aussi le suivi de chantier. "On a parfois tellement de travail qu'on ne fait plus réellement le suivi!" Au point que parfois les agents ne sont plus en mesure de poser et de relever tous les points d'arrêt. Dans la chaudronnerie par exemple, les agents en sont rendus parfois à renoncer aux vérifications. On va de moins en moins sur le tas: "On va donner un coup de main ici, on va chercher une pièce pour aider les gars par là, mais ce n'est plus du suivi, c'est de l'intendance." En effet, les agents des entreprises sous-traitantes sont souvent trop extérieurs et ne parviennent pas à se sortir seuls de leurs difficultés par manque de connaissance des réseaux informels de fonctionnement. Les coups de mains donnés alors par les agents de la SUT ne sont pas seulement motivés par un souci de convivialité. Ils le sont aussi pour régler de réels problèmes d'organisation.
     "On est peu à peu condamné à faire du suivi de planning, mais on ne peut plus faire du suivi de travail." "D'ailleurs si quelqu'un se contente de signer les bordereaux sans vérifier, personne ne s'en rend compte." Les équipes par exemple travaillent en 2/8. Les "suiveurs" travaillent en horaire normal. Qui va lever les points d'arrêt la nuit?
     11° Conséquence de cette dérive progressive, "on ne fait plus que traiter du papier". Mais même à ce niveau le travail est devenu difficile. Il y a tant de papiers à traiter, que les agents ne peuvent plus tout lire disent-ils. Il faut donc renoncer à faire intégralement le travail. Quelles peuvent être les conséquences de ce travail de plus en plus lourd, mais aussi de plus en plus bâclé selon eux?
     12° Un problème sérieux surgit dans les rapports de travail avec les entreprises sous-traitantes, au regard de l'organisation du travail. Souvent ces dernières acceptent des contrats mais dans la pratique elles ne savent pas toujours ce que cela représente en temps et en contenu réels. Le résultat est parfois désastreux pour la qualité du travail. La qualité du travail dépend des compétences des entreprises sous-traitantes. Or ces compétences sont très inégales. Aucun privilège systématique n'est accordé aux entreprises les plus compétentes. Entre autres raisons parce que les compétences sont difficiles à reconnaître. La pression du marché est forte sur la réduction des temps alloués. De sorte que les plus rapides bénéficient plus souvent de renouvellement de contrats. Or la qualité est parfois jugée sur le retour du marché, éclipsant alors les évaluations en termes d'organisation du travail. D'ailleurs leur personnel change beaucoup, et il y a une difficulté jugée par les agents insurmontable pour évaluer et contrôler ces entreprises. De nombreux exemples sont rapportés qui suggèrent de conserver une certaine réserve sur l'efficacité des contrôles techniques.
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     13° Pour faire face à l'inachèvement de l'organisation du travail, il n'est pas rare, nous dit-on, que l'on joue sur les astreintes, qui devraient pourtant être réservées aux urgences. Résultat, les astreintes sont souvent lourdes et deviennent angoissantes pour les agents.
     Les astreintes elles-mêmes, sont traversées par les contradictions générales de l'organisation du travail. Il arrive parfois que l'on réveille en pleine nuit un agent fatigué que l'on fait venir sur le site pour ouvrir une réserve ou une porte de placard, uniquement. Ce qui bien évidemment est mal supporté par les agents.
     14° Les tricheries et les fraudes. Il s'agit là de prendre en considération le manières de combler les lacunes de l'organisation du travail prescrite. Il faut ici dégager de la parole des agents deux types de manière de faire: la tricherie et la fraude. La tricherie est ordinaire: elle consiste à tricher avec une gamme pour faire avancer le travail. On ne respecte pas tous les points, on en laisse tomber certains parce qu'il y a urgence ou parce que les pressions sont fortes pour qu'on accélère coûte que coûte la cadence du travail. La tricherie, même dans ces conditions, reste contrôlée. Les agents s'efforcent de ne pas faire n'importe quoi, mais de choisir entre les diverses tricheries possibles en sorte de ne pas trahir la sécurité. Cela dit, la tricherie, importante passe aussi par des prises de risques dans toutes les sections, jusque dans la préparation. Si la tricherie est possible, voire douloureuse, elle est aussi parfois l'occasion d'améliorer le travail, de faire des découvertes et de proposer des DI, des DT, ou des RE. En d'autres termes la tricherie contribue à combler les manques de l'organisation du travail.
     Mais à côté de la tricherie, il y a la fraude caractérisée: celle qui consiste à violer gravement les gammes. les consignes ou les règlements. Malheureusement les fraudes seraient fréquentes. Ce qui préoccupe beaucoup les agents, c'est que pour une part probablement assez large, elles seraient méconnues par la direction. Elles sont même parfois difficilement repérables par les agents d'EDF eux-mêmes, qui les découvrent par hasard, notamment lorsqu'elles sont le fait d'entreprises sous-traitantes. Elles sont parfois si graves que la hiérarchie met en doute la parole des agents, ce qui, on s'en doute, crée un trouble psychologique qui n'est pas facile à dissiper. La fraude, à l'inverse de la tricherie, laisse béantes et parfois aggrave les failles de l'organisation du travail.
     15° Quant aux retours d'expérience, ils sont toujours réclamés, invoqués et vantés dans l'organisation. Mais en pratique, ils seraient souvent découragés. Faire remonter une expérience à la préparation? Alors que cela exige un gros travail de mise au point pour l'agent, cela ne servirait souvent à rien parce que la planification elle-même est débordée de travail et ne parvient pas à traiter ces informations supplémentaires.
     16° Autre ambiguïté de cette situation, il semble que la hiérarchie préfère que les "suiveurs", aient le moins de savoir-faire possible, ce qui pour les agents semble tout de même surprenant quand EDF a en charge la maintenance à long terme des installations.
     17° L'amélioration de l'organisation du travail devient elle même problématique. Lorsqu'on se heurte à de vraies difficultés dans l'exécution des tâches et que l'on fait une demande de travaux, il n'est pas rare qu'on se le fasse reprocher. Là aussi, non seulement les initiatives seraient souvent brisées dans l'œuf, mais c' est le sens du travail bien fait qui serait brimé par une hiérarchie qui adopterait actuellement des positions qu'elle condamnait avec virulence il n'y a pas longtemps encore.
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Au total:
     L'organisation du travail au service travaux de la SUT est vécue par les agents comme traversée par toute une série de contradictions aboutissant parfois à l'incohérence voire à la désorganisation. Le problème posé par les agents est sérieux. Il ne conduit pas du tout à une dénonciation ni à une accusation par les agents à l'adresse de l'encadrement. Il ne débouche sur aucun appel à la haine ni à la violence. Il n'engendre aucun comportement grave, aucune destruction, aucun sabotage. C'est un point important qui mérite d'être souligné.
     Ce qu'on peut conclure de cette visite à travers l'organisation du travail peut s'énoncer en quatre points:
     - L'organisation réelle du travail est profondément différente de l'organisation prescrite.
     - Dans l'ensemble les agents souffrent gravement de ces difficultés. Mais ils font, à tous les niveaux, des efforts importants pour palier les difficultés. On ne peut donc légitimement parler ni de routinisation du travail, ni de laisser-aller, ni de négligence. C'est même tout le contraire. Le sérieux des agents vis-à-vis de ces problèmes est un fait évident et impressionnant qui ressort de la qualité même de fonctionnement des groupes de travail.
     - En revanche, tous ces efforts seraient dans l'ensemble méconnus et le capital de savoir-faire et de motivations serait gâché, ce qui est préoccupant pour l'avenir de la qualité du travail et en retour pour la santé mentale des agents.
     - L'impression générale est que les problèmes sont bien repérés, et connus de longue date. Mais aucune solution ne semble se dessiner, dans la mesure où la plupart des processus par lesquels l'organisation du travail pourrait être améliorée sont entravés: DT, RE, vérification, contrôle de la qualité, fonctionneraient de moins en moins bien.

III. Les stratégies défensives contre la souffrance dans le travail 
     Face à la souffrance résultant d'une organisation du travail complexe, les agents ne sont pas passifs. Heureusement, sans quoi ils seraient tous malades et seraient atteints de troubles mentaux ou somatiques.
     Nous avons pu repérer deux types de stratégie défensive dans le personnel du service travaux:
     1° Des stratégies collectives.
     2° Des stratégies individuelles.
     1° Les stratégies collectives de défense:
     Elles sont importantes, qualitativement, mais elles montrent des signes évidents d'essoufflement. Pour tenter de faire face à l'incertitude et à l'angoisse, à la souffrance et à l'insatisfaction, à la menace du non-sens et de l'absurdité, certains agents ont construit collectivement une conduite qui se caractérise de la façon suivante:
     - engagement et mobilisation très puissants dans le travail,
     - forte cohésion d'équipe ou de section,
     - augmentation de la charge de travail par une attitude qui suggère l'hyperactivité voire l'activisme, en tout cas un certain forcing pouvant conduire à une surcharge de travail,
     - découpage d'un secteur d'intervention et d'action technique extrêmement strict,

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- refus de prendre en considération les anomalies constatées dans les secteurs voisins, c'est-à-dire division rigoureuse et volontariste des tâches et des responsabilités,
     - forte contrainte sur l'ensemble des membres du collectif et autonomisation relative du collectif par rapport au reste des agents du service travaux.
     Cette conduite collectivement régulée peut être considérée comme défensive. En effet, elle focalise, polarise et engage massivement l'attention sur la tâche elle-même. Ce faisant elle écarte du champ de conscience la perception pénible des failles et des risques d'une organisation du travail qui font souffrir les agents. A certains moments, on a l'impression d'une fuite en avant dans le travail, pour ne pas céder à la souffrance ou, pire encore, à une résignation face à l'effondrement des valeurs du travail bien fait, qui guette effectivement la SUT.
     L'inconvénient pour les agents de cette stratégie défensive par l'hyperactivité est son coût, à terme, pour la santé. Elle implique une lourde charge de travail, et génère inévitablement des frictions avec les autres agents, encore que des efforts manifestes soient faits pour éviter l'émergence de ce type d'affrontement qui ruinerait leurs efforts.
     Plusieurs remarques s'imposent ici:
     a) ce type de stratégie défensive se rencontre souvent lorsque l'organisation du travail fait apparaître un décalage trop important entre des objectifs globaux ambitieux, fixés par le service des méthodes, d'une part, le flou ou l'imprécision des objectifs intermédiaires et des moyens mis concrètement en œuvre pour les alleindre, d'autre part. A ce titre, ce qu'on observe ici parmi certains agents du service travaux n'est donc pas exceptionnel.
     b) On notera que cette stratégie défensive par l'activisme ne montre pas de signe de dérive vers "l'idéologie défensive de métier". Cette dernière se caractériserait, si elle existait, par un resserrement et un isolement progressifs de l'équipe par rapport aux autres agents. Elle impliquerait aussi une dénonciation-accusation collective d'un ennemi commun avec lequel le conflit serait visible voire explosif, avec toutes sortes d'excès pouvant aller jusqu'à la violence physique. Selon certains agents, toutefois, des signes de cette série commenceraient à se manifester. Selon les chercheurs, en revanche, ils ne sont pas patents. Sur ce point, donc, il n'y a pas unanimité d'interprétation.
     c) On notera qu'il n'y a guère d'autre stratégie collective de défense que celle qu'on a retrouvée ici. Ce qui est paradoxal, et d'une certaine manière inquiétant. Cela suggère en effet qu'il n'y a pas d'alternative ou de ressource autre, ni de moyens de rechange.
     d) Ces stratégies collectives de défense ne mobilisent qu'une petite partie du personnel du service travaux. Ce qui revient à dire que la majorité des personnes n'est pas protégée collectivement contre les effets de la souffrance sur la santé.
     2° Stratégie individuelle de défense:
     A ces derniers, il ne reste donc que le recours aux stratégies individuelles de lutte contre la souffrance. Globalement, elles se caractérisent ici par un désengagement progressif et la démobilisation face à la difficulté non-soluble de l'organisation du travail. Ce désinvestissement du travail est aussi, par lui même, une souffrance: ennui, déception et perte de toute possibilité de tirer du plaisir du rapport au travail. Pour lutter contre cette souffrance les agents tentent alors de trouver ailleurs des sources d'intérêt et de satisfaction. C'est-à-dire hors du travail: dans l'espace privé, dans les loisirs, dans les activités associatives, dans la construction d'un pavillon, par exemple. 
Cette stratégie a évidemment de gros inconvénients pour l'évolution de l'organisation du travail, par ce que ces agents ne luttent plus contre la dégradation de l'organisation du travail.
suite:
     3° Remarques:
     a) Il semble que ces deux types de stratégies défensives soient dans une certaine mesure incompatibles ou concurrentes. Ceux qui s'engagent dans la stratégie collective de l'hyperactivité doivent renoncer précisément, ou désinvestir au moins partiellement leurs activités dans l'espace privé (loisirs, vie associative, etc.). Au contraire, plus on s'engage dans les défenses individuelles, plus il sera difficile à l'organisation du travail de remobiliser l'intelligence et la compétence des agents, désormais trop occupés par leurs activités privées.
     b) Le caractère défensif de ces stratégies est évident. En effet, l'une comme l'autre n'apporte guère de plaisir. Et leur vécu est exprimé par les agents comme une nécessité qu'ils adoptent à leur corps défendant, faute de pouvoir faire autrement.
     c) La contradiction entre les deux stratégies de défense est en soi une difficulté supplémentaire: il est pénible pour ceux qui s'engagent dans l'une des stratégies de se confronter à ceux qui s'engagent dans l'autre, parce que cela crée un doute et aggrave l'angoisse des uns et des autres sur la légitimité de la conduite qu'ils ont adoptée.
     d) L'économie du rapport psychique au travail est dominée par les stratégies défensives et par les signes annonciateurs de décompensation, comme on va le voir au chapitre suivant. A l'appui de cette conclusion, il est nécessaire de souligner deux choses:
     - Les manifestations et l'expression du plaisir au travail dans la situation actuelle, sont rares parmi les agents qui ont participé à l'enquête. Un sentiment général de lassitude et de découragement a détrôné semble-t-il, le plaisir tiré de l'activité du travail.
     - Corrélative de cette rareté des expressions de satisfaction et de plaisir au travail, on peut noter la disparition des formes ordinaires de la convivialité au travail. Les arrosages, les pots, les fêtes, les célébrations de Saint-Eloi, sont devenus tristes et sont peu fréquentés. Il existait auparavant des coutumes d'organisation de blagues, de dérision, de canulars: par exemple de peindre avec du bleu de Prusse les casques ou les combinés de téléphone, de sorte que les agents se retrouvent à leur insu tout peinturlurés soit au front, soit à l'oreille. On dévissait le micro du combiné du collègue, qui se faisait brocarder ensuite lorsqu'il haussait, sans résultat, la voix pour s'adresser à un interlocuteur qui ne l'entendait pas. On passait parfois de faux appels téléphoniques qui déroutaient l'interlocuteur. On collait au sol des pièces de monnaie à l'araldite, que l'innocent cherchait vainement à ramasser sous le rire des autres. Il y avait beaucoup de blagues avec des douches froides inopinées. On faisait courir un gars pour aller chercher le support du "découilleur", pièce qui évidemment n'existait pas ... Toutes ces blagues bon-enfant, qui signaient un sens de l'humour et une bonne humeur au travail, ont totalement disparu. On n'oserait plus reprendre ce genre d'usage, car les agents y sont tellement peu préparés, qu'on s'attendrait en général à ce que ce soit mal compris ou mal accepté.
     Toutes ces pratiques conviviales ont disparu depuis trois ans. Leur disparition scande exactement les mutations qui ont été effectivement inaugurées dans l'organisation du travail de la SUT, il y a trois ans.
     e) La disparition de la convivialité ordinaire entraîne avec elle la disparition des communications informelles. On peut montrer en effet que c'est dans ces moments et ces lieux informels de rencontre (repas, pots, etc.) que se transmettent nombre d'informations essentielles à la communication et à la coopération des opérateurs. Ainsi ne s'étonnera-t-on pas d'entendre souvent évoqué le manque profond de communication entre agents, même lorsqu'il s'agit d'agents de même niveau hiérarchique (entre CMP par exemple) et d'entendre invoquées les conséquences de ce manque de communication sur l'ajustement de l'organisation du travail.
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IV. Les signes de décompensation
     On comprendra sans difficulté, que, dans ce contexte, on voie nettement se profiler des signes de débordement par une souffrance non contrôlée. 
     Les signes d'alerte sont les suivants:
     1° Certains agents sont parfois épuisés par le rapport au travail. Certains sont "rincés", vidés, après le travail, pendant l'arrêt de tranche ou à la fin de l'arrêt de tranche. D'autres, avant d'être dans cet état sont nerveux, irritables, agressifs et souffrent de troubles de l'humeur qui gênent les autres, leurs proches et leurs collègues, et les affectent eux-mêmes, car ils ne sont plus capables de se maîtriser.
     D'autres cèdent au contraire à la passivité apparente, semblent sans réaction, comme s'ils avaient perdu toute capacité de manifester une quelconque émotion. Tous ces symptômes font partie du tableau clinique classique de l'épuisement et du surmenage professionnels.
      2° Dans tous les groupes de travail nous avons été frappés par la fréquence des expressions comme:
     - "on est de moins en moins bon",
     - "on  est de moins en moins compétent",
     - "on est de moins en moins performant".
     Ces expressions vont parfois au-delà: "on est des poubelles", expression qui revient dans différents contextes relatifs à la nature des tâches, mais aussi à la condition générale que les agents vivent subjectivement sur le site.
     Autres expressions paradoxales: "on se demande qu'est-ce qu'on "fout" ici?" "A quoi ça sert ce qu'on fait?" "A quoi on sert?". 
     Certains agents font des crises sur le site. Les crises de larmes, les effondrements en pleurs ne sont plus exceptionnels. Cette situation est tout à fait surprenante et inhabituelle. Nous n'avons jamais rencontré cela dans aucune des enquêtes que nous avons faites à ce jour, quelle que soit la branche d'activité industrielle ou économique. A ce titre, les crises de larmes d'hommes sur les lieux de travail peuvent être considérées comme un signe de gravité.
     D'autres éléments confirment cette impression fâcheuse.
     Lorsqu'un homme s'effondre en larmes, on ne le considère pas ici comme un malade mental. Il ne subit aucun processus d'exclusion ni de marginalisation par les autres. Au contraire, une certaine solidarité se manifeste parfois. Ce comportement déclenche plutôt l'indignation, mais contre l'organisation du travail, pas contre le sujet. Voire une indignation collective. On apprend même que les larmes d'un homme déclenchent une forte émotion chez les autres, qui se demandent parfois avec angoisse quand viendra leur tour.
     D'autres agents ont des comportements qui intriguent mais sont pourtant sans équivoque: crise de tremblements incoercibles par exemple, tics ou stéréotypies motrices incontrôlables, etc.
     Certains agents souffrent de crises d'identité et de dépersonnalisation, heureusement passagères et réversibles, semble-t-il: doute généralisé sur tout, doute sur le bien-fondé de ses impressions, de ses sentiments, doute sur la légitimité de ses raisonnements, impression de solitude, crainte d'être fou et d'avoir perdu la raison. Ce vécu a été rapporté par plusieurs agents. Tous ces symptômes sont les témoins d'une atteinte sérieuse au moral des agents. L'absence de réaction de rejet est aussi un signe de gravité, comme l'absence de défense par l'accusation généralisée ou vindicative. Ces symptômes, donc, témoignent de la proximité d'effondrements dépressifs et d'abandon de la lutte contre la souffrance, pour céder à la maladie.
     3° Parallèlement à ces symptômes bruyants, il faudra accorder une place significative aux conséquences de cette souffrance, qui n'est plus suffisamment compensée, sur la famille.
suite:
     - Certains agents deviennent taciturnes, voire mutiques. Ils ne parlent plus lorsqu'ils sont de retour chez eux.
     - Certains n'arrivent pas du tout à oublier le travail et leur souffrance ne les quitte plus. Ils dorment mal et deviennent difficiles à vivre dans leur vie privée.
     Selon les agents il en résulterait des discordes familiales et conjugales, dont l'augmentation est repérée par nombre d'entre eux, notamment à travers l'augmentation des ruptures et des divorces.
     - Certains agents retardent le moment de rentrer chez eux, de peur de n'être pas en mesure d'assumer la tension entre le monde du travail et le monde familial.
     En d'autres termes, si certaines manifestations de décompensation éclatent sur les lieux du travail, il y en a aussi beaucoup d'autres qui se soldent dans l'espace privé ou domestique. On est légitimement fondé à se demander si la souffrance au travail n'aurait pas déjà des conséquences sur la santé mentale, non des agents celle fois, mais sur celle de leurs proches.
     Enfin, ultime défense sans doute contre cette spirale, certains agents envisagent de demander leur mutation, certains cherchent un emploi ailleurs qu'à EDF, ce qui n'est pas banal on le sait, au regard de la tradition de l'entreprise. En dépit de leurs attaches affectives, de leurs investissements dans la construction d'un pavillon, certains agents envisagent quand même de tout abandonner. Certains l'ont déjà fait.
     A noter qu'il ne semble pas y avoir de décompensation sur le mode de l'alcoolisme. Ce qui est inhabituel dans ce genre de conjoncture. Nous n'avons pas trouvé d'explication à ce phénomène, l'interdiction de consommation collective d'alcool sur le site n'étant pas ici suffisante pour en rendre compte.
     Il faut souligner que cette souffrance, ces stratégies défensives et ces signes de décompensation n'affectent pas tous les agents de la même manière, en fonction de leur situation dans le service travaux. Mais aucun groupe, semble-t-il, n'est épargné.
     D'après les agents qui ont participé à l'enquête, ce sont même ceux qui sont encore le moins touchés qui ont accepté d'apporter leur concours à cette recherche.
     A cet égard, l'absence des chaudronniers est peut-être un signe de souffrance plus grande encore que chez les agents appartenant aux autres sections.
   Il semble cependant que globalement, les plus touchés des agents soient les CPHC et les contremaîtres principaux. Mais les CE qui n'ont pas participé à l'enquête, ne seraient pas épargnés. Les techniciens et ouvriers professionnels résisteraient mieux semble-t-il, c'est d'ailleurs parmi eux que l'on trouve encore des stratégies collectives de défense par l'hyperactivité, telles que nous les avons mentionnées plus haut. Enfin, a été évoqué le sort peu enviable des ouvriers des entreprises sous-traitantes, dont on pense généralement parmi les agents EDF du service travaux, qu'elle est pire que la leur, même si elle est certainement d'une autre nature et en rapport avec les abus de charge de travail et leurs conséquences sur la vie privée.

V. Retour sur l'organisation du travail
     Ces éléments permettent maintenant de revenir sur les problèmes spécifiques de l'organisation du travail.
     Il semble que ces troubles assez sérieux qui viennent d'être décrits soient en rapport direct avec des transformations du travail et de son organisation réelle.

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     Le centre de gravité du problème semble être situé d'après le discours des agents dans:
     - la non-reconnaissance du travail effectué et des efforts déployés par les agents pour remédier aux insuffisances de l'organisation du travail;
     - la dévalorisation progressive par l'encadrement, des valeurs professionnelles, du savoir-faire, des compétences techniques, du métier et de l'expérience du travail.
     1° Les différences entre corps de métier
     La souffrance semble étroitement liée à la perte différentielle du travail de métier. Cette perte semble maximale chez les chaudronniers et minimale chez les électriciens. Les mécaniciens, actuellement, seraient situés entre les deux. Les préparateurs semblent aussi assez sérieusement touchés. Pour rendre compte des différences entre corps de métier vis-à-vis de la confiscation du travail, on invoque deux types d'arguments:
     a) arguments techniques
     Lorsqu'il y a trop d'entreprises à suivre, ceci entraîne un trop grand nombre de points d'arrêt à poser et à vérifier. La surcharge de travail découlant de ce suivi contribue à dessaisir les agents EDF de leur rapport direct au travail.
     - L'augmentation de la charge de travail des chaudronniers est liée à l'augmentation des tâches qu'implique l'alourdissement du cahier des charges de chaque arrêt de tranche par rapport au précédent. Par ailleurs, les chaudronniers ont déjà subi il y a plusieurs années un début de déprofessionnalisation, l'essentiel de leur travail étant maintenant consacré à la robinetterie. A l'inverse, les mécaniciens ont à suivre des chantiers beaucoup plus importants, beaucoup plus longs, et les points d'arrêt y sont beaucoup moins nombreux, ce qui leur permet de défendre mieux leur rapport au travail.
     - La répartition des tâches entre diverses équipes dans une même section a permis à certaines équipes de conserver un rapport serré avec le travail professionnel.
     b) Les arguments humains
     Si certains collectifs de travail ont mieux résisté à la confiscation des tâches, ce n'est pas que pour des raisons de conjoncture technique, c'est aussi en fonction des choix qu'ils ont faits, des stratégies qu'ils ont adoptées, de leur cohésion, et donc d'un certain mode d'engagement pour défendre leur rapport au travail. Mais ceci s'est soldé généralement par une augmentation de la charge hebdomadaire de travail.
     Il est à noter, que paradoxalement, le recours généralisé aux entreprises extérieures, a tendance souvent à accroître la charge de travail. Signalons à ce propos de ce premier point, comme à propos du point suivant (sur le "suivi") que les différences observées entre électriciens et chaudronniers n'ont pas été entièrement élucidées, et restent, pour une part, énigmatiques. 
     2° La question du ''suivi''
     a) On notera qu'il n'y a généralement pas de refus de principe, a priori, de s'engager dans des tâches de suivi. C'est surtout secondairement, sur la base de l'expérience personnelle et des déceptions de ce travail, ou sur la base de l'expérience des autres, que certains agents ont adopté d'emblée une position réticente à l'égard de cette nouvelle responsabilité dans le travail. On a pu par ailleurs repérer chez les agents une crainte de ne pas être capables de faire face à ces nouvelles contraintes de travail. A cette crainte s'ajoute le doute qui s'empare d'eux sur les compétences qui leur resteront lorsqu'ils auront perdu leur savoir-faire de métier. Il faut ici comprendre que la crainte des agents est, dans cette opération, de perdre ce qui, dans le travail, contribuait jusqu'à présent à définir à leurs yeux, à ceux de leurs collègues, et à ceux de leur famille, leur identité.
     b) Au début, certains agents étaient assez satisfaits de faire du suivi. Mais il semble qu'avec le temps, beaucoup d'agents aient déchanté et que le plaisir éprouvé ait cédé le pas devant la souffrance engendrée par la perte du travail de métier.
suite:
     c) Le suivi est en effet beaucoup plus un contrôle de gestion qu'un contrôle de qualité. C'est du moins l'impression unanime des agents du service travaux qui estiment que le contrôle de qualité est inefficace et passe au second plan derrière des exigences du contrôle de gestion.
     d) Le suivi occasionne par lui-même une souffrance spécifique, en raison de la masse de papiers ingrats à traiter.
     e) Les agents éprouvent le sentiment d'être piégés dans leurs efforts pour conserver le rapport qu'ils entretiennent avec le travail. Pour lutter contre la délégation des tâches de métier à des entreprises sous-traitantes, les agents EDF augmentent leur charge de travail et tentent de répondre à toute la demande. De la sorte, ils augmentent leur journée de travail et leurs heures supplémentaires. Ils augmentent donc aussi la quantité de repos compensateurs à prendre. Au bout d'un certain temps il faut prendre ces repos compensateurs en bloc, et c'est à ce moment, ou pendant cette période qu'à nouveau on embauche des personnels extérieurs. Donc dans un cas comme dans l'autre, les agents ont le sentiment d'être piégés et de ne pouvoir conserver le travail qu'ils aiment faire.
     Quoi qu'il en soit, la souffrance des agents du service travaux semble étroitement liée à la confiscation, à la dévalorisation, à la déstructuration des savoirs de métier pour lesquels ils étaient initialement formés. Ceci occasionne deux types de conséquences qu'il faut rigoureusement distinguer:
     1° La perte des possibilités offertes par le travail de métier d'offrir des occasions de plaisir par le travail. La déqualification est en même temps une épreuve de perte de sens au regard de l'histoire singulière au travail. Elle occasionne de plus une crise des valeurs et une crise du sens non plus au niveau de la "vocation" individuelle, mais au niveau du contenu du travail, avec un fort sentiment d'absurdité.
     2°  L'inquiétude authentique sur la qualité du travail et les risques que l'on fait ainsi courir à la sûreté des tranches: il s'agit ici du diagnostic posé par les agents du service travaux sur la qualité d'un travail qu'ils connaissent depuis longtemps et pour lequel ils ont donné jusqu' à présent beaucoup d'eux -mêmes.
     Du point de vue de l'analyse psychodynamique, en effet, il faut accorder une attention particulière à un paradoxe de grande valeur significative sur le problème posé:
     En effet, passer du côté du suivi et abandonner le travail, conduit à donner davantage de pouvoir aux agents. Dans la plupart des situations ordinaires, ce gain de pouvoir est une source de convoitise et apporte des sentiments de satisfaction. Or, ici, dans le service travaux, on est frappé par l'absence de plaisir tiré de cette nouvelle position en perspective. Certes le travail de suivi est peu intéressant, par comparaison avec le travail de métier. Mais le gain de pouvoir n'apporte pas non plus, de plaisir, ce qui est tout à fait inhabituel et paradoxal. La seule façon de comprendre cette discordance, c'est de faire une place capitale à l'inquiétude des agents sur la dégradation de la qualité et de la sûreté. Le plaisir du pouvoir est donc effacé par des préoccupations devenues plus prégnantes et déterminantes, sur le vécu du travail, relativement à l'avenir de la maintenance et de la sûreté.

VI. La sûreté
     Globalement, l'impression des agents est celle d'une dégradation de l'état des tranches. Non seulement en raison de l'usure des installations, bien sûr, mais en raison de données attestées sur la dégradation de la qualité du travail de maintenance.
     A cet égard, leur avis diverge donc sensiblement de celui de la hiérarchie, mais, en revanche, il fait écho aux préoccupations énoncées par l'entreprise au niveau national vis-à-vis des défaillances de la maintenance dans l'ensemble du dispositif de sûreté nucléaire.

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     Les agents du service travaux pensent, sur la base de leur expérience, que le travail de maintenance est difficile, en temps réel, compte tenu du terrain et de la réalité d'un arrêt de tranche, des contraintes de délais et de disponibilité, de la quantité de chantiers à conduire, du nombre élevé de travailleurs impliqués dans l'arrêt de tranche (augmentant les difficultés de synthèse), de l'alourdissement progressif et inexorable du cahier des charges, des contraintes réglementaires et des consignes de travail en dernier lieu.
     L'expérience des agents du service travaux est, qu'au fur et à mesure, il devient de plus en plus difficile de suivre le travail des entreprises sous-traitantes, de plus en plus délicat de mettre et de relever les points d'arrêt, de conserver des compétences techniques pour juger même le travail fait par autrui. Ils mettent en doute la qualité et la validité des contrôles opérés par eux mêmes et par d'autres, et ils pensent qu'on a actuellement une vision et un bilan inexact de l'état des tranches. Ils citent de nombreux exemples d'anomalies, dont certaines sont graves, qui ne sont pas reconnues ni inventoriées, ni traitées comme il conviendrait. Ils concluent qu'il y a lieu de remettre en cause la crédibilité des évaluations faites actuellement sur la sûreté des tranches. Il s'agit donc d'un transfert progressif des critères de sûreté qui jusque là portaient sur la qualité du travail bien fait, et qui sont aujourd'hui déportés vers la qualité des contrôles de gestion. Ceci se formule pour eux de la façon suivante "sur quoi repose la sûreté actuellement? - sur du papier!"
     A la différence de beaucoup d'autres situations comparables, c'est la première fois que nous entendons des agents émettre de tels doutes sur la sûreté. Jusque là jamais nous n'avons rencontré cette inquiétude. Généralement les appréhensions des agents des services de maintenance portaient sur la sécurité des personnes mais pas sur la sûreté des installations. Les doutes des agents sur la sûreté résultent de ce qu'ils ont des preuves qu'il est possible, matériellement actuellement, de dissimuler des travaux non faits ou mal faits, et que non seulement c'est possible. mais cela devient une pratique non exceptionnelle, dont la hiérarchie n'évaluerait pas bien la réalité.
     Ainsi la souffrance des agents des services travaux de la SUT a-t-elle un rapport non seulement avec l'organisation du travail et ses difficultés internes, mais avec des incidences sur la sûreté dont ils pensent qu'actuellement elles ne sont pas contrôlées. Ce sont ces incidences qui contribuent à la gravité des atteintes enregistrées au cours de cette enquête au moral des agents et, au-delà, à leur santé. Parce qu'ils sont les témoins affligés et inquiets d'un processus qu'ils ne parviennent pas à enrayer, malgré leur bonne volonté.
suite:
Conclusion
     Pour conclure nous dirons que la souffrance des agents du service travaux atteint des dimensions qu'il convient de considérer comme sérieuses, au premier chef pour leur propre santé. En contrepartie, l'analyse de cette souffrance fait émerger une série intéressante de considérations sur le fonctionnement de l'organisation du travail dont la synthèse conduit à la structuration d'une argumentation d'un grand intérêt pour alimenter le débat contradictoire sur les rapports entre travail réel d'un côté, qualité de la maintenance et sûreté des installations nucléaires de l'autre.
     Leur connaissance du travail réel leur permet de construire un point de vue structuré sur une dimension - d'une importance au demeurant incontestable - de la sûreté: la qualité de la maintenance. Ce point de vue peut être récapitulé autour d'une thèse presque explicitement formulée par les agents: la sûreté dépend pour une part de la qualité de la maintenance. La qualité de la maintenance ne dépend pas que de la bonne programmation des arrêts de tranches, elle dépend aussi des performances techniques garanties par les hommes. Ces performances ne peuvent, selon eux, être garanties sur la base exclusive des vérifications et de la surveillance. De nombreuses expériences accumulées depuis des années, leur font penser qu'aucune surveillance, aucun contrôle ne peut être efficace s'il est utilisé seul et prioritairement. Surveillance et contrôle ne trouvent leur efficacité et ne sont potentialisés que s'ils viennent doubler une pratique du travail rigoureuse dont la base n'est pas dans le contrôle, mais dans le savoir-faire, la constitution progressive de l'expérience, le sérieux, et le travail de métier. L'initiative, la mobilisation et l'engagement des hommes leur apparaissent donc comme un chaînon essentiel de la sûreté.
     Leur souffrance est pour une bonne part liée à la sous-estimation actuelle selon eux de la composante humaine de la qualité par la hiérarchie. Cela étant, même si la situation psychologique des agents du service travaux, face aux difficultés organisationnelles, paraît assez préoccupante actuellement, elle pourrait s'améliorer.
     Le destin de cette souffrance est étroitement lié, semble-t-il, à la possibilité que les agents de ce service auront de faire entendre le point de vue qu'ils se sont forgés à partir de leur expérience professionnelle sur les problèmes de l'organisation du travail dans la maintenance. C'est-à-dire que l'évolution de leur souffrance dépendra de la possibilité qui leur sera faite d'apporter une contribution à l'analyse de l'organisation du travail dans une période de transformation et d'expérimentation de nouvelles formes de travail, dont on sait par ailleurs l'importance dans le contexte actuel de l'exploitation des centrales nucléaires.
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