La G@zette Nucléaire sur le Net !
G@zette N°269, septembre 2013

La diversité énergétique va-t-elle enfin gagner?
L’évaluation de la dose interne
Jean-Claude ZERBIB

 
     Contrairement à l’exposition externe qui peut être mesurée à l’aide de dosimètres individuels, l’exposition interne n’est pas directement mesurable. La connaissance de cette dose interne, occasionnée par une contamination interne de l’organisme, résulte de calculs (et non d’une mesure) qui nécessitent préalablement l’évaluation de l’activité de chaque radionucléide incorporé.
     C’est la porte d’entrée (voie respiratoire ou digestive, blessure) et la nature physico-chimique de chaque substance radioactive qui vont conditionner le comportement physiologique particulier de la contamination dans l’organisme. Suivant la voie d’incorporation, une fraction plus ou moins importante de cette activité va passer dans le sang. Cette contamination radioactive, alors véhiculée par le sang circulant, va se déposer de manière spécifique (1), dans un ou plusieurs organes. Son élimination (en anglais clearance) de l’organe se fait suivant une période biologique spécifique (Par exemple, le plutonium se fixe principalement dans le squelette et le foie (80% de la charge sanguine). Pour l’adulte, les périodes biologiques sont respectivement de l’ordre de 50 ans et 10 ans [CEA 2008]). La période retenue, pour un âge donné, est une valeur moyenne qui varie beaucoup de la naissance à l’âge adulte.
     1 - Evaluation de la dose interne
     La dose interne calculée doit être représentative de l’impact sanitaire des rayonnements. A cet effet, le calcul de la dose délivrée à chaque organe (2) prend en compte, en plus de l’activité déposée, la nature des rayonnements émis (3) et l’impact sanitaire d’une dose de rayonnement à cet organe (4). La dose physique (en gray), pondérée par ces deux facteurs, fournit la dose interne qui s’exprime en sievert. Elle est appelée dose efficace engagée.
     La somme de ces doses pondérées, relative à chacun des organes concernés par le dépôt d’activité, constitue la dose interne délivrée à l’organisme entier, par le radionucléide considéré. Ce calcul doit être fait pour chaque radionucléide incorporé et la dose totale est égale à la somme des doses délivrées par chacun des radionucléides incorporés.
     Evaluation de l’activité incorporée
     Pour mesurer la contamination radioactive présente dans l’organisme, nous disposons de deux techniques: la mesure in vivo, qui consiste à mesurer directement les rayonnements émis par les radionucléides présents dans l’organisme, et la mesure in vitro, qui déduit des mesures d’activité effectuées sur plusieurs excrétas (urines ou fèces) espacés dans le temps, l’activité incorporée par voie respiratoire, digestive, transcutanée (5) ou par blessure.
     - La spectrométrie gamma du corps humain (6), vise à mesurer exclusivement les rayonnements gamma ou X émis par des radionucléides présents dans l’organisme et émettant des rayonnements d’une énergie suffisante pour traverser les tissus et organes et atteindre la partie utile du détecteur (7)
     - Les mesures radioactives des échantillons biologiques font appel à plusieurs techniques telles que la scintillation liquide, les comptages alpha ou bêta, la spectrométrie alpha ou gamma. Ces mesures sont effectuées le plus souvent sur des échantillons préalablement conditionnés suivant une ou plusieurs techniques: évaporation, étuvage, brûlage, mise en solution des résidus (8) suivie (ou non) d’une séparation radiochimique et d’une électrodéposition.
     Ces mesures, in vivo et in vitro, sont effectuées dans le cas d’une exposition chronique ou suite à une exposition accidentelle. Les résultats obtenus permettent d’évaluer l’activité incorporée, dans l’hypothèse d’une contamination chronique ou ponctuelle et localisée dans le temps.
(suite)
suite:
     Calcul de la dose interne
     Une fois l’activité incorporée connue il est possible de calculer la dose engagée. Nous disposons pour cela des coefficients de dose par unité d’activité incorporée (9) calculés par la CIPR et repris dans la Directive européenne 96/29 du 13 mai 1996 [DEC 1996].
     Ces coefficients devront être revus à la hausse depuis que des effets radioinduits mortels non-cancéreux ont été mis en évidence (cardiovasculaires en majorité).
En pratique, il est difficile de connaître avec précision le mode d’incorporation (respiratoire ou digestif) de la charge radioactive. En outre, dans le cas d’une contamination respiratoire, une fraction des aérosols inhalés sera piégée dans la tranchée broncho-pulmonaire (10) et remontée avant de basculer dans le système digestif. En respirant des poussières, nous en avalons aussi.

     2 - Les moyens de contrôle de la contamination interne
     La surveillance des travailleurs exposés aux rayonnements ionisants, avec un risque de contamination interne, nécessite suivant la nature des radionucléides manipulés (émetteurs alpha, bêta, gamma ou X), la mise en œuvre d’une spectrométrie gamma du corps humain, de la thyroïde, ou des examens radiotoxicologiques effectués sur divers prélèvements biologiques, recueillis par le travailleur exposé au risque.
     La spectrométrie gamma
     Seuls les radionucléides émetteurs de rayonnement gamma ou X, présents dans l’organisme, peuvent être directement mis en évidence. Ils sont mesurés au moyen d’un détecteur placé au contact du corps (cas de la mesure de la charge thyroïdienne ou pulmonaire) ou à distance (cas de la contamination de plusieurs organes).
     Le cas de la thyroïde:
     Dans le cas particulier des iodes radioactifs, qui se fixent en quasi-totalité (11), au niveau de la thyroïde (12) la détection par spectrométrie gamma se fait au moyen d’un détecteur solide (cristal d’iodure de sodium) placé, au contact de la peau, sous le larynx. Pour la mesure du plutonium inhalé, des compteurs à grande surface, placés contre le thorax, permettent de mesurer le rayonnement X émis.
     Que l’iode pénètre par voie respiratoire ou digestive, il se retrouve, au bout de quelques heures, au niveau de la thyroïde. Une fois fixé, la décroissance observée de l’iode dans la thyroïde va dépendre de la combinaison des effets de la décroissance physique et biologique (13)(demi-vie de15 jours à l’âge d’un an et 80 jours chez l’adulte). Dans le cas de l’iode 131, de période physique égale à 8 jours, la combinaison de la double décroissance biologique et physique se traduit par une décroissance qui se fera avec une “période effective” de 7,3 jours chez l’adulte. Cette différence n’est pas significative devant les variations possibles d’un individu à l’autre, qui dépendent notamment de l’apport iodé quotidien.
     Pour calculer la dose délivrée à la thyroïde par les rayonnements émis par l’iode durant son séjour dans l’organe (14), il faut connaitre l’activité incorporée que l’on mesurera dans un délai proche de l’incorporation (quelques heures à quelques jours). L’activité qui se fixera au niveau de la thyroïde dépendra de l’apport quotidien en iode stable apporté à la thyroïde. Plus cet apport est faible, plus la fraction sera importante. La CIPR estime que cette captation d’iode par la thyroïde représente en moyenne 30% de l’activité incorporée [CEA 2004]. Les 70% restant sont éliminés presque intégralement par voie urinaire.
     Une évaluation précise nécessite d’effectuer plusieurs mesures afin d’ajuster le mieux possible le modèle biocinétique de l’homme standard au cas étudié.
p.10

 
     Le cas des radionucléides autres que les iodes:
     La spectrométrie gamma concerne dans ce cas l’organisme entier. Le détecteur est soit fixe (à 1 mètre environ du pubis) soit mobile (déplacement de la tête au pied à 1m environ du corps). Certains radionucléides mesurés, comme par exemple le potassium 40 (40K), un isotope radioactif du potassium naturel de très longue demi-vie (1,25 milliard d’années) sont naturellement présents dans notre organisme. D’autres résultent de contaminations artificielles de l’environnement, comme celles résultant des tirs aériens d’armes nucléaires (14)(tirs américains, français, soviétiques puis chinois) ou de la catastrophe de Tchernobyl.
     Dans ces deux derniers cas, c’est le césium 137 qui a été le marqueur à long terme de la contamination des organismes. L’évolution de la contamination qui en a résulté est illustrée par l’histogramme réalisé par l’OPRI (16) (limite de détection, environ 50Bq).
Evolution charge corporelle en Cs137 - Paris

     Cette charge naturelle et artificielle constitue un ”bruit de fond” individuel qu’il est utile de connaître avant l’exposition au risque.
     Tout l’environnement du dispositif de mesure spectrométrique doit être sélectionné sur le critère de la plus faible charge radioactive possible (17), afin de réduire au plus bas le niveau du bruit de fond gamma de l’installation, ce qui augmente les performances de la détection.
     Les limites de détection de la charge radioactive interne vont également dépendre de l’énergie et du taux d’émission gamma émis par les radionucléides présents dans l’organisme, du temps d’acquisition de la mesure et de l’efficacité du détecteur utilisé. Il est recommandé d’utiliser un détecteur de gros volume et des temps de stockage d’au moins 15 minutes.
     La surveillance biologique de la contamination
     L’activité des émetteurs de rayonnement alpha, bêta ou X, incorporés dans l’organisme par voie respiratoire, digestive ou transcutanée, est évaluée indirectement par des mesures effectuées sur des échantillons biologiques (urines, féces). Dans le cas d’une exposition chronique potentielle, l’écart entre deux prélèvements dépend de la période biologique du radionucléide suspecté et des données sur la dynamique des excrétions.
(suite)
suite:
     Le cas de la thyroïde:
     L’excrétion urinaire journalière de l’iode 131 évolue rapidement (18) alors que la rétention thyroïdienne varie lentement (19). Ceci invite à privilégier la spectrométrie thyroïdienne que l’on complète, dans le cas d’une contamination ponctuelle connue, par la mesure de l’excrétion urinaire des deux premiers jours qui suivent (30 à 57% de l’activité incorporée [IRSN 2009]).
     Dans le cas de la femme qui allaite, le passage de l’iode dans le sang maternel est très rapide (90% en une heure) et l’iode commence à passer dans le lait quelques heures après l’ingestion. La concentration maximum est atteinte au bout de 3 jours. En l’absence de traitement à l’iode stable, la dose thyroïde délivrée au bébé, via le lait maternel, est environ 3 fois supérieure à celle de la mère [CEA 2004].
     Le cas des plutoniums:
     La surveillance dépend de la nature chimique du contaminant. Si la substance est moyennement transférable (nitrate de plutonium) l’analyse radiotoxicologique peut porter indifféremment sur les urines ou les féces. Si la substance est faiblement transférable, le contrôle ne peut se faire que sur les fèces.
     En plus de la surveillance programmée, prévue dans les cas de travaux habituels avec du plutonium, la mesure de frottis naseaux déclenche une recherche de contamination interne en cas de résultats positifs.

     3 - Conclusions
     L’évaluation de la dose interne, qui n’est pas accessible par une mesure directe comme la dose externe, nécessite la connaissance qualitative et quantitative des radionucléides incorporés par voie digestive ou respiratoire. Suivant la nature des rayonnements émis par les radionucléides présents au poste de travail, l’identification et la mesure de l’activité sont conduites par une analyse in vitro (anthropo-gammamétrie) ou in vivo (radiotoxicologie). Dans le cas d’émetteurs gamma, les deux techniques peuvent être mises en œuvre. Les radionucléides émetteurs alpha, bêta ou X de faibles énergies ne peuvent être identifiés que par des mesures in vivo.
     Une fois connus les radionucléides incorporés et leurs activités, le calcul de la dose engagée, au moyen de coefficients de dose, est conduit dans l’hypothèse du comportement de l’organisme de l’individu concerné comme identique à celui de l’homme standard, pour lequel la CIPR a retenu un certain nombre de paramètres moyens. De ce fait, les écarts individuels de métabolisme, que présentent les individus avec les données standards, conduisent à des incertitudes qui peuvent atteindre 50% de la dose évaluée.
     Dans le cas d’une contamination par des radionucléides de périodes radioactives courtes (comme l’iode 131) les mesures doivent être réalisées dans les premiers jours suivant l’incorporation. En effectuant plusieurs mesures in vivo et in vitro l’on confortera la validité de l’évaluation.
p.11

 
Notes
     (1) Par exemple, le plutonium se fixe principalement dans le squelette et le foie (80% de la charge sanguine). Pour l’adulte, les périodes biologiques sont respectivement de l’ordre de 50 ans et 10 ans [CEA 2008].
     (2) La dose physique est égale à l’énergie (joule) délivrée par les rayonnements du radionucléide considéré, durant son séjour dans l’organe, rapportée à sa masse (kg). Cette dose s’exprime en gray (Gy).
     (3) Pour une même dose physique, les particules alpha sont 20 fois plus nocives que les électrons ou les rayonnements bêta, gamma ou X [CIPR 60].
     (4) Les tissus et organes ne présentent pas tous la même sensibilité aux rayonnements ionisants. La CIPR propose l’emploi des coefficients qui prennent en compte, pour 12 organes, ces différentes radiosensibilités et l’impact sanitaire résultant (décès par cancer, modifications génétiques) [CIPR 60]. Ces coefficients ont été repris dans la Directive Euratom du Conseil, du 13 mai 1996 [DEC 1996].
     (5) Certains radionucléides, comme le tritium par exemple, passent la barrière cutanée et se retrouvent dans le sang. La contamination interne d’un individu, placé dans une atmosphère chargé en tritium, se fera à raison de 2/3 par voie respiratoire et 1/3 par voie transcutanée.
     (6) Appelée également “anthropo-gammamétrie” ou  “anthropo-radiamétrie”
     (7) Une sonde de mesure comporte un détecteur solide ou gazeux qui est protégé physiquement du milieu extérieur. Le rayonnement émis depuis l’organisme doit donc pouvoir traverser également cette protection afin d’interagir dans le milieu détecteur.
     (8) Dépôt sec obtenu par évaporation des urines ou cendres résultantes du brûlage des selles.
     (9) La CIPR fournit dans ses publications des coefficients de dose par unité incorporée (Sv/Bq), qui donnent la dose efficace engagée (en sievert), délivrée à l’organisme entier, par un becquerel d’un radionucléide donné, incorporé par voie digestive ou respiratoire. Ces coefficients de dose diffèrent avec la forme chimique sous laquelle se présente le contaminant. Pour un même élément, la forme chimique peut modifier significativement le comportement physiologique du contaminant et par là, la dose interne qu’il délivrera. Ces coefficients varient avec l’âge, de la naissance à 17 ans (adulte). Des coefficients de dose sont proposés par la CIPR pour 5 tranches d’âge et l’adulte.
     (10) Piégés dans le mucus, les aérosols sont transportés par les cellules ciliées qui tapissent la trachée. Animées d’un mouvement de bas en haut, ces cellules font remonter les aérosols au niveau du carrefour aéro-digestif.
     (11) Plus de 80% de l’iode stable présent dans l’organisme est fixé dans la thyroïde [CEA 2004].
     (12) La thyroïde est un petit organe, en forme de papillon, qui pèse environ 20 grammes chez l’homme, 16g chez la femme et un gramme chez le jeune enfant (1 à 2 ans) [CIPR 23]. La thyroïde se trouve sous un à deux mm de peau, juste au-dessous du larynx. 
     (13) Si TB est la période biologique de l’iode dans la thyroïde et TP la période physique, la décroissance radioactive du radionucléide présent dans l’organe se fera avec une période effective TE telle que 1/TE = 1/TB + 1/TP. Si les périodes physiques des radionucléides peuvent être connues avec une bonne précision, les périodes biologiques présentent d’importantes variations dues aux différences métaboliques des individus.
(suite)
suite:
     (14) Plus de 90% du rayonnement (bêtas, électrons et X) émis par l’iode 131 sont délivrés à la thyroïde, du fait de leurs faibles parcours. Les gammas qui permettent la mesure de l’iode 131 déposé (notamment le 364 keV) sont faiblement absorbés par la glande.
     (15) La colonne d’air chaud produite par l’explosion nucléaire entraîne les aérosols radioactifs les plus fins et gagne la stratosphère (les poussières de plus grosses granulométries retombent dans l’environnement de la zone de tir). Arrivé en haute altitude (8 à 20 km) le nuage radioactif se déplace en tournant autour de la terre suivant un parallèle centré sur le lieu du tir. Tout au long de ce trajet les poussières radioactives se déposent progressivement en polluant les sols et les mers. Cette contamination entraînera progressivement celle des plantes et des êtres vivants, surtout en milieu terrestre. Le maximum de la contamination humaine est observé environ 2 ans après la 1ère vague des tirs (414 tirs entre 1951 et fin 1962). Les tirs français réalisés dans l’hémisphère sud n’ont pas contribué à la contamination de l’hémisphère nord.
     (16) Office de Protection contre les Rayonnement Ionisants, aujourd’hui service attaché à l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN).
     (17) Traces de cobalt 60 dans les matériaux ferreux, potassium 40 dans les matériaux de construction et émanations de radon 222 (dues au radium 226 présent dans le sol) dans la salle de mesure.
     (18) Le 1er  jour, suivant la forme physique de l’iode, 28 à 51% sont éliminés, mais le 2ème jour ce taux est réduit significativement (2,3 à 4,3%) alors que la charge thyroïdienne évolue peu.
     (19) 12% les deux premiers jours, 5,6% au bout de 10 jours, 2,2% au bout de 20 jours [IRSN 2009]. Plus la mesure est faite proche de la contamination plus l’évaluation est précise.
Bibliographie
     CEA 2004: GUETAT P et al, Iodes radioactifs et impacts sanitaire et environnemental, Etude bibliographique et quantification, Rapport CEA-R-6065, septembre 2004
     CEA 2008: GUETAT P et al, Impacts environnementaux et sanitaires des isotopes du plutonium, Etude bibliographique et quantification, Rapport CEA-R-6186, mai 2008.
     CIPR 23: Publication 23, Report of the Task Group on Reference Man, Pergamon Press, 1975
     ICRP 60: Publication 60, Recommendations of the International Commission on Radiological Protection, 1991.
     DEC 1996: Directive 96/29 Euratom du Conseil, du 13 mai 1996, JO des Communautés Européennes, L 159, 29 juin 1996.
     2009 IRSN-INRS, fiche technique Iode 131, octobre 2009

Voir également le Glossaire de la Gazette Nucléaire
p.12

Retour vers la G@zette N°269