Août 2023 •

Nous allons maintenant aborder plus particulièrement la question des déchets nucléaires qui seront générés pendant la durée de l’exploitation d’ITER. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’ITER Organization entretient un certain flou sur le sujet. Avant de développer notre analyse, nous publions de larges extraits d’un avis de l’IRSN sur les problèmes de radioprotection soulevés par l’ASN. L’IRSN y souligne des incohérences dans l’estimation de la radioactivité engendrée durant le fonctionnement d’ITER. Certes, cet avis est des plus indigestes, c’est pourquoi nous avons souligné les passages qui nous semblent les plus singuliers.

Analyse GSIEN

Longum est iter
(Le chemin est long, en latin)

A la suite de l’expertise de l’IRSN, l’ASN a informé par courrier l’Organisation internationale ITER qu’elle ne lèverait pas le « point d’arrêt "assemblage tokamak" », l’assemblage de la chambre à vide étant « soumis à l’accord préalable de l’ASN ». Elle a adressé un courrier le 25/01/22 au directeur général. Voici les éléments relevés par l’ASN :

« - les valeurs de « budget neutronique » que vous prévoyez au cours du fonctionnement de l’installation sont supérieures à la fluence neutronique maximale à prendre en compte pour le dimensionnement de l’installation ;

- les éléments transmis concernant les cartographies radiologiques ne permettent pas de démontrer la maîtrise de la limitation de l’exposition aux rayonnements ionisants, enjeu majeur pour une installation de fusion nucléaire. En particulier, l’activation progressive des matériaux sous l’effet du flux neutronique intense n’est pas correctement prise en compte et l’exposition des travailleurs dans les locaux attenants aux bâtiments nucléaires doit être évaluée avec des hypothèses réalistes prudentes, (...) ;

- la conception des dispositifs de blindage radiologique, afin d’assurer la protection des travailleurs et du public, n’est pas finalisée. Or les protections radiologiques, par leurs masses, ont un impact sur le supportage du tokamak et doivent être prises en compte dans la démonstration de sûreté ;

- vous avez signalé des incertitudes importantes concernant la quantité de produits de fission [Souligné par nous - Cf. page 13] mobilisables en situation accidentelle, ce qui a des conséquences, non encore évaluées, sur la maîtrise des risques associés à la production de poussières, la conception et l’efficacité des systèmes de confinement dynamique et de détritiation, ainsi que, plus globalement, concernant les fonctionnements normal et accidentel de l’installation (rejets, déchets...). Ces sujets pourraient conduire à des modifications de conception de systèmes associés à la chambre à vide, ayant des conséquences sur les masses et la tenue du génie civil ;

- à ce jour, n’ont pas été intégrés dans la modélisation du comportement du génie civil :

la répartition et l’évolution des masses liées aux évolutions de conception que vous avez apportées, notamment ces derniers mois, à l’installation, et de celles que vous allez apporter pour traiter les points ci-dessus,

les désordres déjà constatés sur l’installation, tels que le décollement du radier par rapport à certains appuis parasismiques ;

- dans votre modélisation du comportement du génie civil, vous n’avez pas pris en compte certains phénomènes, tels que le séisme de niveau « noyau dur » ou des combinaisons de chargement spécifiques (par exemple, la combinaison du chargement thermique et de surpressions en lien avec un relâchement total d’hélium) ;

- les deux premiers secteurs de la chambre à vide réceptionnés sur site sont affectés de non-conformités dimensionnelles. De ce fait, l’adéquation des méthodologies que vous envisagez actuellement pour la réalisation puis le contrôle de ces soudures n’est pas garantie ».

(...)

En conséquence, l’assemblage du tokamak ne peut être engagé » [ASN, 25 janvier 2022].

« Qu’est-ce qu’un "point d’arrêt" ? ». C’est à la rubrique Actualité de son site Internet, qu’ITER Organization communique sur le sujet le 28 février 2022 : « ITER accorde une grande attention aux prescriptions de l'ASN et observe de manière particulièrement rigoureuse la réglementation de sûreté nucléaire » [IO, 28/02/22].

L’ASN ayant refusé de lever le point d’arrêt "assemblage tokamak", en toute logique le chantier aurait dû s’arrêter : c’est à ça que servent les points d’arrêt. Et le A d’ASN signifie Autorité ! Excusez-nous l’expression, mais si le président de l’ASN, Bernard Doroszczuk qui a signé le courrier, avait pissé dans un violon cela aurait eu le même effet. ITER Organization a tout de même engagé les travaux d’assemblage, sans l’accord de l’ASN. Dans son communiqué de presse du 30 mai 2022, IO indique : « En positionnant dans le puits d’assemblage du tokamak le premier « module » de la chambre à vide, le programme ITER a franchi le 11 mai 2022 une étape majeure dans la séquence d’assemblage de la machine » [IO, 30/05/22]. Le GSIEN a contacté l’ASN en septembre 2022 pour savoir si elle avait, entre-temps, levé le point d’arrêt. Ce n’était pas le cas. ITER Organization semble avoir adopté l’attitude consistant à mettre devant le fait accompli le gendarme du nucléaire, comme le fond d’autres exploitants nucléaires d’ailleurs...

A l’instar de l’EPR de Flamanville 3, le maître d’œuvre rencontre des problèmes de construction comme des désordres dans le génie civil et des soudures affectées de non conformités ; il rencontre également des problèmes de conception avec une sous-estimation de la fluence et de l’activation des matériaux, ce qui peut être gênant pour la radioprotection (protections biologiques à renforcer) et pour évaluer les rejets et déchets radioactifs qui seront générés par le fonctionnement d’ITER.

L’ASN n’avait pas réussi à faire arrêter le chantier malgré notamment la présence avérée de non-conformités. Mais l’accumulation de ces dernières et les graves défauts constatés ont obligé ITER Organization à suspendre les travaux fin 2022. A priori, plusieurs années de retard sont à envisager et combien de milliards d’euros de surcoût ?

Récit des derniers déboires en date.

Des éléments essentiels devront être réparés

ITER Organization, 21 novembre 2022

« Deux ans et demi après le début de la phase d'assemblage de la machine, ITER est aujourd'hui confronté à une situation de ce type : des défauts ont été identifiés sur deux types de pièces essentielles au fonctionnement du tokamak, les écrans thermiques et les secteurs de la chambre à vide.

(...)

Au mois de novembre 2021, des tests d'étanchéité à l'hélium ont mis en évidence des fuites au niveau d'un élément de l'écran thermique de la chambre à vide qui avait été réceptionné un an et demi plus tôt. (...) Les fuites étaient dues à un double phénomène : des contraintes générées par le cintrage des tubulures du circuit de refroidissent et par leur soudage sur les panneaux de l'écran thermique, conjuguées à une lente réaction chimique causée par la présence de résidus de chlore¹ dans de petites zones proches des soudures. Cette réaction a provoqué ce que l'on appelle une « fissuration par corrosion sous contrainte » et, au fil du temps, des fissures atteignant 2,2 millimètres de profondeur se sont développées dans les tubulures [Cf. photo ci-dessous].


Tubulure de refroidissement de l’écran thermique
Fissure de 2,2 mm sur toute l’épaisseur du tube

Source, iter.org

(...)

S'il semble établi que cette défaillance de l'écran thermique est principalement due à un défaut de conception du système de fixation, qui empêche d'éliminer totalement les résidus de chlore lors des opérations de rinçage, les défauts constatés sur les secteurs de la chambre à vide relèvent d'une problématique de fabrication industrielle plus courante : les déformations générées par les processus de soudage, aggravées par la complexité structurelle des secteurs de la chambre à vide du Tokamak.

Comme pour tout objet technologiquement complexe, la fabrication des éléments du Tokamak ITER fait appel à la conception tridimensionnelle assistée par ordinateur (CAO 3D). Au stade de la conception 3D, les dimensions d'un composant sont par définition nominales (théoriques) et les pièces s'ajustent les unes aux autres comme les rouages d'une montre de luxe. Mais les choses sont différentes dans la réalité industrielle : des écarts apparaissent inévitablement pendant le processus de fabrication et peuvent aboutir à des « non-conformités » qu'il faudra ensuite corriger. Comme tous les grands programmes industriels, ITER est quotidiennement confronté à ce type de problématique.

(...)

Dans le cas des trois secteurs de chambre à vide déjà livrés, le soudage des quatre segments qui les composent a modifié en différents points de la coque externe les dimensions nominales au-delà de la tolérance prévue. Ces non-conformités dimensionnelles ont altéré la géométrie des surfaces de jonction au niveau desquelles les secteurs doivent être soudés entre eux, compromettant l'accès et les fonctionnement des outils de soudage automatisé, spécialement conçus à cette fin.

En dépit des diverses activités en cours dans l'espace restreint de la fosse d'assemblage et des risques de contamination par des poussières, des solutions de réparation in situ, sans extraire le module de chambre à vide de son emplacement actuel, ont tout d'abord été envisagées. « Le problème rencontré avec l'écran thermique a changé la donne, indique le directeur général d'ITER. Dans la mesure où nous devons démonter le module pour réparer les tubes de l'écran thermique, la question de réparer le secteur de chambre à vide à l'intérieur ou à l'extérieur de la fosse ne se pose plus. Nous n'avons pas d'autre solution que de l'extraire. »

Tandis que les équipes affinent les stratégies de réparation des deux éléments, qu'elles définissent un planning et évaluent les coûts, la séquence d'assemblage de la chambre à vide est suspendue. « Nous savons ce que nous devons faire et comment le faire, et nous sommes parfaitement conscients des conséquences de ces opérations sur le calendrier et les coûts... et elles ne seront pas négligeables ».

Note

1 Avant d'être recouverts d'une fine couche d'argent, les panneaux de l'écran thermique sont nettoyés à l'acide chlorhydrique et revêtus de nickel. C'est au cours de ce processus que des résidus de chlore ont été piégés dans de petites poches à proximité des soudures des tubulures, provoquant une lente corrosion du matériau.

[Actu ITER, 21/11/22].

Selon Médiapart, « Les experts parlent d’un milliard d'euros et d'au moins deux ans de retard, qui s'ajoute au délai supplémentaire de 35 mois accordé par le conseil ITER, en raison des incidences de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine » [Mediapart, 24/11/22].

Début 2023, ITER Organization a évalué la besogne. Pour les tubulures fissurées : « Les équipes ont décidé de démonter et de remplacer les 23 kilomètres de tubulures de refroidissement installées sur les écrans thermiques.

(...)

La direction d'ITER considère que les fissures des tubulures du circuit de refroidissement pourraient procéder d'un problème systémique affectant l'ensemble des écrans thermiques, y compris la partie basse du bouclier thermique du cryostat qui a déjà été installée. Dans l'environnement très encombré du puits d'assemblage, l'extraction de cette pièce s'avèrerait très difficile. Il a donc été décidé de la laisser en place et de substituer à son circuit de refroidissement d'origine un nouveau réseau de tubulures ».

Pour les secteurs de la chambre à vide affectés de « non-conformité dimensionnelles », le bricolage semble envisagé : « De manière très schématique, il s'agit maintenant de combler les creux et de raboter les bosses afin de rétablir la géométrie nominale et être à même de souder les secteurs les uns aux autres. « L'usinage est la meilleure solution, le dépôt de métal est un peu plus risqué, explique Brian Macklin. Il faudra combiner les deux techniques et nous faisons de notre mieux pour mettre au point une solution adaptée. Les réparations ne pourront commencer qu'une fois que la procédure de dépôt de métal sera entièrement qualifiée.

La quantité de matériau de comblement prévue n'est pas négligeable : environ 73 kilos pour le secteur 6 (déjà installé dans le puits d'assemblage), 100 kilos pour le secteur 1(7) et 400 kilos pour le secteur 8, qui est le plus affecté des trois » [Actu ITER, 09/01/23].

Nous ne savons pas si l’apparition de fissures est liée à un problème de soudage mais l’ASN vient d’informer « de la détection de falsification de qualifications de soudeurs » dans un compte-rendu d’inspection d’ITER : « une analyse de l’impact a été engagée et des fiches de non-conformité ont été ouvertes » [ASN, 04/05/23].