La Gazette Nucléaire informe sur les problèmes qui concernent l'industrie nucléaire; elle apporte ainsi des éléments de jugement indispensables à l'action antinucléaire, mais elle n'a jamais eu l'occasion jusqu'ici d'étudier directement cette action elle-même. Il est d'ailleurs rare et même exceptionnel que les acteurs sociaux tournent leur regard sur eux-mêmes; ils résistent même souvent à ceux qui veulent les étudier. Ils leur disent: étudiez plutôt nos adversaires; aidez-nous à obtenir les informations qu'on nous cache. C'est en analysant la situation actuelle, celle à laquelle nous devons faire face, que vous serez le plus utiles. Un tel raisonnement n'est jamais convaincant, même s'il est facile à comprendre. Plus on croit à I'importance des mouvements sociaux et plus il est indispensable que soit menée une réflexion sérieuse sur leur action et leur organisation, qui puisse aider ces mouvements à réfléchir sur eux-mêmes et à faire les choix qui vont commander leur action. Dans le cas de l'action antinucléaire,
les chercheurs qui voulaient étudier l'action collective ont rencontré
une situation très éloignée de celle qui vient d'être
évoquée. Les militants antinucléaires ont constamment
fait preuve non seulement d'une extrême ouverture d'esprit à
l'égard de ceux qui s'interrogeaient sur leur action, mais encore
ont manifesté avec insistance leur appel à des sociologues
qui auraient la volonté de comprendre le mouvement antinucléaire,
tout en se sentant responsables à I'égard d'une action dont
il est certainement indispensable qu'ils reconnaissent l'importance s'ils
veulent être capables de la comprendre. Ainsi s'est opérée
la rencontre des militants et des chercheurs. Les premiers étaient
convaincus qu'une analyse de l'action antinucléaire elle-même
et non pas de l'industrie nucléaire ou de la politique gouvernementale
leur était indispensable; les chercheurs s'interrogeant sur les
forces sociales capables de porter dans notre société des
revendications et des contestations de type nouveau, étaient convaincus
dès le départ que la lutte antinucléaire était
un des lieux principaux «et peut-être le lieu principal»
où pouvait se manifester ce mouvement social de type nouveau.
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D'un autre côté, on peut s'étonner aussi de ne trouver ici aucun recours aux méthodes habituellement employées par les sciences sociales. Il ne sera fait usage d'aucune enquête sur les opinions et les attitudes ou d'aucune enquête ethnographique. Les résultats apportés par de telles recherches sont d'un intérêt indiscutable et il faudra un jour relier ces résultats à ceux que nous apportons nous-mêmes. Mais il était indispensable de se concentrer sur l'étude de l'action collective antinucléaire elle-même. Rien ne permet de passer directement de la connaissance des réactions de l'opinion publique à celle des orientations et des formes d'action d'une action collective organisée. L'objet unique de la recherche est de nous interroger sur la nature sociale de la lutte antinucléaire. S'agit-il d'un mouvement d'opinion violent mais passager ou, comme disent certains sociologues, d'une «résistance au changement»; s'agit-il tout au contraire d'une contestation centrale de nouvelles formes de pouvoir; ou doit-on penser qu'il ne s'agit que d'un champ nouveau ou secondaire d'une action qui doit rester définie comme celle du mouvement ouvrier? Cette action est-elle destinée à s'exprimer sur le mode d¹une croisade presque inorganisée ou au contraire va-t-elle se transformer en un groupe de pression, en un lobby antinucléaire? Va-t-elle chercher une expression autonome au niveau proprement politique, en participant sous son drapeau aux consultations électorales ou va-t-elle chercher l'alliance de certains partis ou encore va-t-elle se définir en dehors du champ électoral ou même contre lui? C'est ici qu'il faut nous distinguer d'un troisième ordre d'écrits et de réflexions. Notre travail n'est pas de même nature que celui des idéologues, de tous ceux qui s'efforcent de dégager l'esprit et la signification d'un mouvement en se plaçant de son point de vue propre. La difficulté de la tâche vient de ce que nous devons à la fois analyser les acteurs sociaux en des termes qui ne correspondent pas à leur conscience et analyser la signification de leur action volontaire sans la réduire à une réponse à une situation objective. Indiquons donc en peu de mots la méthode que nous avons suivie et qui a été présentée de manière plus étendue dans le livre d'Alain Touraine, «La voix et le regard» et dans la première partie du livre «Lutte étudiante» rédigé par lui-même, François Dubet, Zsuzsa Hegedus et Michel Wieviorka, et qui a été consacré à la grève étudiante de 1976. Cette méthode repose sur quatre principes: 1. Les militants qui participent à une action doivent être étudiés en tant que tels. c'est-à-dire d'abord en groupe puisqu'il s'agit d'une action collective, mais surtout avec leur pleine participation en tant que militants. Nul ne doit se sentir ou être le sujet d'une expérience. Il faut [que] le travail accompli reçoive une justification du point de vue de l'action militante elle-même. 2. Puisqu'il s'agit d'étudier une action et non pas des opinions, les chercheurs ne sont pas des enquêteurs. Au début de la recherche, ils aident simplement à organiser la rencontre des militants et de leurs interlocuteurs réels, amis ou ennemis. C¹est ainsi qu'ont été organisées des rencontres de militants antinucléaires avec des représentants de l'EDF, du CEA, des hommes politiques de la majorité ou de l'opposition, des militaires, des animateurs du mouvement écologiste, etc. 3. Les chercheurs n'étudient pas les réponses des militants mais l'analyse que ceux-ci mènent de leur propre action, en particulier en réfléchissant sur ce qu'ils ont dit au cours de ces rencontres avec les interlocuteurs. Le travail du sociologue est donc d'abord une analyse de l'auto-analyse des militants. p.2
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4. Mais les chercheurs ont un
autre rôle, plus actif. Ils élaborent, au cours de cette recherche
qui est longue -puisque
chercheurs et militants passent plus de cent heures ensemble dans le cadre
de petits groupes de travail - des hypothèses
sur la signification possible de l'action étudiée. Ils cherchent
en particulier à déceler quelle peut être la plus grande
importance possible de ces mouvements, jusqu'où peuvent s'élever
leurs revendications et leur contestation. Ils présentent devant
le groupe cette signification la plus élevée et c'est à
partir de cette image très positive que les militants réagissent
et qu'on voit les diverses significations possibles d'une lutte se séparer,
se différencier.
5. Une fois achevée la phase principale de cette recherche appelée «intervention sociologique», les chercheurs, ayant rédigé un premier texte, présentent leurs hypothèses à la fois à ceux avec lesquels ils ont travaillé et à d'autres groupes de militants, de façon à confronter leurs idées avec la réflexion et l'action de groupes réels. Ceci donne naissance à un va-et-vient entre l'analyse et l'action qui est appelé «sociologie permanente». C'est pourquoi l'analyse d'une lutte ne doit pas prendre dans cette perspective la forme d'un exposé historique, mais celle, assez inhabituelle, d'un récit de l'intervention sociologique elle-même. L'idéal des chercheurs est de rapprocher autant que possible leur analyse des problèmes étudiés de celle du contenu et de la forme des débats internes des groupes de militants constitués par les chercheurs pour la recherche. Nous ne pouvons pas, dans ce texte, suivre cette méthode d'exposition qui serait trop longue. Du moins avons-nous voulu conserver la progression qui a été celle du travail des groupes. Ceux-ci sont partis de l'expression de réactions globales, culturelles, politiques et sociales; d'un rejet non seulement de la politique de l'énergie nucléaire, mais encore des valeurs et des formes d'organisation de la société industrielle, en particulier capitaliste. Dans un deuxième temps, les groupes ont commencé à dégager des formes partielles d¹action possible, en particulier à analyser les relations de l'action antinucléaire et du syndicalisme. Enfin, au cours de la phase décisive de l'intervention, un débat plus approfondi et parfois plus dramatique a été mené avec la participation active des chercheurs, sur les significations possibles de l'action antinucléaire. Notre exposé suivra successivement ces trois phases principales de la recherche et se terminera par une analyse concrète de l'état actuel des luttes antinucléaires, mouvement de retour à l'action réelle qui annonce la deuxième phase du travail: la soumission des analyses à des groupes réels de militants, phase engagée au moment où sera publié ce texte. 2. Rappel historique Il nous semble utile de commencer par un rappel
historique succinct pour indiquer les principales étapes qu'a connues
la lutte contre le programme électronucléaire. Tout d'abord,
issu de Mai 68, le courant libertaire s'oriente vers l'écologie
car celle-ci semble être capable de prendre en charge les aspirations
de 68; ainsi sont posés les problèmes du développement,
de la croissance comme des thèmes politiques, mettant en cause directement
les rapports de domination. Autour de ceux-ci, ce courant pense pouvoir
constituer une action politique et contestataire. Son discours socio-politique
qui dénonce le nucléaire montre clairement que la place centrale
donnée à l'action antinucléaire a pour but de transformer
la contestation culturelle en action politique.
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En analysant les seconds, ils démontrent qu'en imposant le nucléaire comme solution privilégiée, ce qu'on impose, c'est un certain type de société qui est non seulement en continuité avec la société actuelle, fondée sur les seuls critères de la croissance et de la consommation, mais qui, par le nucléaire, devient une société de plus en plus centralisée et contrôlée. Mais malgré cette intention, les manifestations, les fêtes antinucléaires de la période 1971-74 ne deviennent pas le début d'un mouvement politique de masse; elles ne suscitent ni la mobilisation de la population, ni celle d'autres secteurs; elles restent l'apothéose de la contre-culture, les lieux de rassemblement de la nouvelle contestation, celle qui s'exprime autant à Bugey qu'au Larzac ou autour de Lip. LA CRITIQUE POLITIQUE
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LA FORMATION D'UNE GRANDE LUTTE SOCIALE
Ce programme électronucléaire français, unique au monde par son caractère global qui remplace le tout pétrole par le tout nucléaire et engage la construction de dizaines de centrales de grande puissance et l'industrialisation à grande échelle de technologies non maîtrisées industriellement, comme les surrégénérateurs et le retraitement, suscite la contestation de divers côtés. Le refus catégorique du nucléaire de la part des écologistes, qui découle de leur critique du type de développement et de société qui mène au nucléaire, ce refus trouve son écho dans la population des régions directement concernées par l'installation des centrales. Mais le caractère global du programme français fait réagir d'autres acteurs qui ne refusent pas le nucléaire, mais qui s'opposent au tout nucléaire, à l'irresponsabilité de la décision, comme le font les scientifiques; au type de développement et de société qu'implique le tout nucléaire et ses conséquences sociales, économiques et techniques, comme le fait la CFDT. Et en même temps, c'est ce caractère immédiatement politique qui, contenant toutes les contradictions de l'avenir, sera la source de l'éclatement futur. La France est le seul pays occidental où une des grandes centrales syndicales prend position contre le programme électronucléaire. Car la spécificité de cette contestation antinucléaire en France est justement son caractère immédiatement politique. Dès le début, elle n'apparaît pas comme une simple lutte contre le nucléaire, mais comme une lutte contre un acteur social qui, à travers le programme électronucléaire, impose son pouvoir sur la société. Ainsi dans la dynamique de la contestation semblent apparaître dès le début des éléments d'une lutte sociale à la fois de masse et politique. LES SCIENTIFIQUES
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Mais un certain malaise apparaît assez vite: en portant la garantie du savoir à la contestation, en lui assurant ses contre-experts, les scientifiques se trouvent dans le rôle qu'ils contestent par ailleurs et ils se situent au plus loin de ce qui les a amenés à la contestation antinucléaire, au plus loin de la mise en cause de la fonction, de la production et de l'utilisation sociale de la science. LA DÉFENSE LOCALE
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LA CONTESTATION POLITIQUE
Cette dynamique des actions défensives vers une confrontation avec le pouvoir politique est renforcée par les contestataires, culturels ou politiques, qui trouvent dans cette vague antinucléaire un lieu de l'opposition au pouvoir politique, à l'État. Les manifestations antinucléaires deviennent les lieux de rassemblement de toutes sortes de contestations et, à partir de 1975, la lutte antinucléaire devient un des lieux d'action pour les organisations d'extrême gauche. Cette alliance, qui montre le plus clairement l'ambiguïté qui est derrière la tentative de transformer l'action défensive directement en action politique, se manifeste aussi dans le refus où se retrouvent libertaires, anarchistes et militants locaux, qui s'opposent tous à toute forme d'organisation et de structure. Le clivage passe entre ceux qui, pour transformer la contestation en lutte sociale ayant une capacité d'action politique organisée, veulent lui donner une structure autour d'objectifs bien définis et ceux qui ne veulent qu'une coordination entre des actions ponctuelles ayant chacune leurs propres objectifs. LA CONVERGENCE DES ACTIONS
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En effet, les Assises de Cherbourg, organisées en novembre 1976 pour appuyer les grévistes, sont le premier rassemblement qui réunit tous ceux qui s'opposent au programme électronucléaire. Celui-ci est condamné durant le meeting final auquel participent à côté des travailleurs en grève, les écologistes, les différents comités antinucléaires, les scientifiques, la CFDT et le PS. LA TENTATIVE D'INTÉGRATION DE LA LUTTE ANTINUCLÉAIRE
MALVILLE 76
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LES ÉLECTIONS MUNICIPALES
Dans cette atmosphère dominée par l'apparente intégration et la montée de la lutte antinucléaire où les écologistes voient se réaliser leur objectif, celui de la formation d'une lutte massive et politique, les élections municipales leur semblent être l'occasion de politiser directement la sensibilité du public envers les thèmes écologistes. La participation indépendante aux élections fut décidée à l'initiative des écologistes les plus politiques qui voient dans les municipales un bon terrain pour la nouvelle action politique qu'ils représentent en face de la politique traditionnelle. Le fait que cette campagne n'est pas du tout coupée de la lutte antinucléaire permet, une fois encore, de cacher que l'engagement sur la voie électorale ne profite qu'à ceux qui veulent créer un courant d'opinion. Le fait que toute cette grande montée se déroule entre 1976 et 1977, c'est-à-dire dans une ambiance dominée par l'attente de la victoire d'une gauche qui ne semble pas insensible aux aspirations représentées par la lutte antinucléaire, aide évidemment à masquer toutes les contradictions de la lutte antinucléaire. Dans l'euphorie de cette grande montée du printemps 1977 apparaissent déjà clairement toutes les contradictions qui mèneront la lutte à son éclatement. Les mois qui suivent Malville sont de plus en plus dominés par des «actions directes» qui deviendront le mot d'ordre principal, avec celui de la désobéissance civile, aux Assises de Morestel, en février 1977. Ces Assises, auxquelles participent trois mille militants venus de toute la France et de toute I'Europe, les représentants non seulement des syndicats, mais aussi des partis de gauche, sont dominées par le débat sur les moyens -violents ou non violents -de l'opposition à l'EDF et à l'État, sans que les objectifs politiques de la manifestation de l'été suivant soient définis à aucun moment. (suite)
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Ces Assises ressemblent plus à la préparation d'une guérilla ou d'une croisade qu'à celle d'une action de masse faisant partie d'une stratégie définie par des objectifs politiques. La création d'Écologie 78 immédiatement après le succès des élections municipales montre clairement que la dynamique déclenchée par la participation aux élections va à l'encontre de ce qu'était l'objectif initial. La recherche d'une expression politique autonome aboutit au succès de ceux dont I'objectif est de s'appuyer sur un courant d'opinion écologiste, ce qui est exactement le contraire de ce que visaient les écologistes politiques depuis 1972. Ces ambiguïtés apparaîtront d'un coup le 31 juillet 1977 à Malville et au moment des élections de mars 1978. MALVILLE 1977, LES LÉGISLATIVES
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