La G@zette Nucléaire sur le Net!
N°22/23
LE "MOUVEMENT"
5. Crise culturelle ou naissance d'un mouvement social?

PRINCIPE D'ANALYSE 
a. Introduction 
     Au lendemain du double échec de Malville en juillet 1977 et des élections législatives en mars 1978, il n'est plus possible d'avoir la même confiance qu'en 1975-76 dans la capacité d'un courant de contestation culturelle de se transformer en mouvement social ou même en revendications économiques et politiques.
     L'exemple d'autres pays comme les États-Unis montre que la vague antinucléaire a pu s'inscrire dans un moment limité de contestation contre-culturelle, sans que la force de cette contestation annonce sa capacité de se transformer en une action durable. En 1978, il est impossible de croire que le refus culturel des valeurs et des formes d'organisation de la société industrielle peut se transformer directement en action politique. Et il ne faut pas être dupe des illusions qui apparaissent là-dessus à l'intérieur du mouvement-même. Un mouvement de masse n'est pas spontanément porteur de son propre sens; il peut au contraire se voir imposer un sens étranger à ses intentions par l'intervention de minorités en son sein ou, plus couramment encore, par la stratégie de l'adversaire. L'échec du spontanéisme et de ce qu'on peut nommer la composante populiste de l'action antinucléaire conduit à situer la lutte actuelle à la croisée de deux chemins qui vont dans des directions opposées. Il faudra probablement transformer ou nuancer cette première formulation; il est pourtant utile, en ce moment central de l'analyse, de définir très clairement les significations opposées entre lesquelles il faut choisir.

b. L'hypothèse basse 
     L'action antinucléaire peut être considérée comme un élément d'une crise culturelle et idéologique. Cette crise, en France, s'est développée surtout après 1968 et avant que la crise économique n'entre dans la conscience collective. Pendant cette période de moins de dix ans, la critique de la société industrielle n'a pas été menée sur un plan économique ou en termes pratiques, mais sur un plan proprement idéologique. Qu'il s'agisse du Club de Rome ou d'Ivan lllich, les principaux critiques de l'industrialisme se sont exprimés en termes [de] limites ou de contradictions internes de la croissance industrielle. Il est possible de penser qu'à partir du moment où la crise économique a été reconnue dans toute son importance, qui dépasse celle d'un accident de conjoncture, une telle crise idéologique ne peut plus apporter de réponse suffisante aux inquiétudes de l'opinion publique. Celle-ci est préoccupée par le chômage, par l'inflation, par les incertitudes qui pèsent sur l'avenir économique. Par conséquent, elle ne sépare plus les problèmes économiques des interrogations culturelles. Cette interprétation de la lutte antinucléaire en temps de crise doit être précisée sur deux points importants.
     D'abord, cette lutte, comme l'ensemble des nouvelles luttes sociales et culturelles, a été portée rapidement à un point élevé d'activité par une conjoncture politique favorable. Même si les écologistes, comme les femmes en mouvement ou les Occitans et les Bretons en colère, voulaient garder leur indépendance à l'égard des partis politiques et ne manquaient pas, à l'occasion, de les critiquer, peu nombreux étaient les militants qui n'espéraient pas dans une victoire de la gauche qui créerait une condition non pas suffisante mais en tous cas nécessaire à l'extension de leur propre action. La défaite de la gauche, sa division et la retombée de la passion et de la participation politique qui ont suivi l'échec du printemps 78 n'entraînent-elles pas la fin des grandes idées et le retour à des préoccupations plus immédiates, plus sectorielles, plus négociables?
     En second lieu et de manière plus complexe, on peut se demander si les années qui ont suivi 1968 n'ont pas été dominées par la rencontre provisoire entre de nouveaux contenus contestataires et des formes traditionnelles d'expression politique de ces contestations par l'intermédiaire de groupements ou simplement de l'idéologie gauchiste. C'est peut-être ce rôle important des gauchistes qui a donné une signification ou une apparence de signification politique générale à des revendications qui, par elles-mêmes, ne mettaient pas nécessairement en cause les orientations générales de la société. Depuis 1975, la crise de la pensée et de l'action gauchiste s'est accélérée en même temps d'ailleurs que celle de l'Université et du mouvement étudiant. De sorte qu'aujourd'hui, le contenu nouveau n'est plus pris en charge par des formes anciennes et, bien souvent, se révèle avoir une portée plus limitée que celle qu'on pensait. Beaucoup de revendications ne trouvent-elles pas à s'exprimer dans le cadre d'associations ou de groupes de pressions qui ne sont pas différents de ceux qui résistent à l'implantation de gros équipements ou qui s'inquiètent de certains aspects des transformations économiques et sociales qui affectent un milieu local fragile ou menacé?

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     Les militants antinucléaires résistent certainement à prendre en considération ce type d'hypothèses qu'on peut nommer pessimistes dans la mesure où ils donnent à leur action une signification relativement limitée. Il faut pourtant avoir le courage de les formuler, en particulier du fait que l'activité antinucléaire et écologiste est tombée à un niveau faible depuis les élections législatives.

c. L'hypothèse haute 
     Mais, de l'autre côté, il faut définir avec plus de netteté encore l'hypothèse optimiste, celle selon laquelle les luttes antinucléaires des dernières années sont indicatrices et porteuses d'un mouvement social de portée générale. D'où peut venir l'importance centrale de la lutte antinucléaire au centre de la nébuleuse des mouvements contestataires d'aujourd'hui? Évidemment du fait que cette lutte est pratiquement la seule qui soit capable de définir avec force et précision son adversaire. La lutte étudiante ne sait pas si elle conteste la soumission de l'université au capitalisme ou au contraire l'indifférence de la rhétorique universitaire aux problèmes de la vie professionnelle. Les femmes, en luttant contre la domination des hommes, combattent de manière très indifférenciée des moeurs, des traditions ou la quasi-totalité de l'histoire de l'humanité. Les mouvements régionaux s'opposent à l'État central, mais passent facilement sous silence les faiblesses des «élites» régionales. L'action antinucléaire, au contraire, échappe aux facilités d'une contestation culturelle indéterminée, en même temps qu'aux limites des groupes de pression qui ne s'attaquent qu'à des aspects secondaires du pouvoir économique.
     Dans notre société industrielle avancée, il n'existe assurément pas de lieu plus central que la politique énergétique - d'autant qu'il est clair pour tous qu'un choix dans ce domaine n'est pas séparable d'un mode de développement et d'objectifs à long terme. Le mouvement social porteur des contestations principales dans une société post-industrielle (ou programmée) s'oppose nécessairement à la capacité qu'ont les grands appareils de production et de gestion d'imposer des modèles de consommation et d'activité sociale en termes de demandes correspondant au système d'offre qu'ils contrôlent eux-mêmes. A cette réduction de la consommation à la demande, la contestation populaire oppose une formulation opposée de la consommation en termes de besoins et ceux-ci sont conçus de deux manières complémentaires. D'abord comme un appel défensif à ce qui résiste à l'emprise des appareils dirigeants, à ce qui n'appartient pas, à la limite, à l'ordre social, aux exigences de survie de la nature ou mieux à l'écosystème; d'autre part, ces besoins sont définis de manière non plus défensive mais contre-offensive en termes de contrôle démocratique de la vie sociale, en termes d'autogestion par la collectivité de la politique de la santé, de l'éducation, de la recherche scientifique et, naturellement, du développement économique. Cette double orientation de l'action est tout à fait analogue à celle qui caractérisa le mouvement ouvrier au coeur de la société industrielle. Le syndicalisme ouvrier, lui aussi, en appela à une certaine nature contre une domination sociale: au métier, à l'expérience et à une culture ouvrière contre une organisation du travail imposée et, de l'autre côté, il lança aussi l'idée d'une organisation ouvrière de la production, en proclamant que l'usine devait appartenir aux ouvriers et que seule l'action des travailleurs pouvait lutter contre le gaspillage produit par le profit et la propriété privée.
     On peut pousser plus loin cette comparaison. Au début de l'industrialisation, nos pays connurent aussi des mouvements contre-culturels nourris à la fois par le refus de la prolétarisation, par la défense de formes sociales et professionnelles antérieures et par le rejet global d'un ordre social dominé par ce qu'on nommerait plus justement l'argent, en un sens balzacien, que le capitalisme, en un sens marxiste. La formation du mouvement ouvrier fut l'histoire du passage de l'utopie à l'action sociale et politique. Par utopie, il faut entendre la coïncidence affirmée de l'ordre des nécessités naturelles et de l'ordre des exigences morales et sociales. L'utopie ne comporte aucune analyse sociale; elle ne parle pas au nom d'une partie de la société, fut-elle majoritaire, contre une autre. Elle parle au nom du sens contre le non-sens, au nom de la communauté contre ce qui menace son existence. Au contraire, l'action sociale et politique, dont le mouvement social est l'expression la plus haute, défend une catégorie sociale bien définie contre un adversaire aussi précisément nommé et reconnaît l'existence d'un enjeu général de ce conflit, c'est-à-dire l'existence de grandes orientations de l'action sociale et du changement social acceptées par les adversaires qui leur donnent pourtant des formes et des significations sociales opposées.

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d. Le problème central 
     Il est maintenant possible de définir plus précisément le problème central d'une analyse de l'action antinucléaire: à quelles conditions et sous quelles formes peut-elle se transformer, se structurer en un mouvement social, c'est-à-dire en la définition d'un acteur social précis combattant un adversaire clairement nommé pour lui enlever la direction d'une culture, c'est-à-dire des formes dans lesquelles une collectivité organise ses relations avec son environnement? En termes plus historiques: peut-on dire aujourd'hui au nom de qui est menée une lutte contre les nouveaux centres de pouvoir qui donnent une forme technocratique à la société d'information et de communication dans laquelle nous entrons? 
     Cette formulation générale va conduire à poser successivement deux ordres de problèmes. En premier lieu, comment peut-on définir l'acteur, son adversaire et l'enjeu de leur combat que la vague de la contre-culture et la pensée utopique mêlent dans une indifférenciation totale? En second lieu, jusqu'à quel niveau l'intégration de ces éléments constitutifs d'un mouvement social est-elle poussée? Ceci mérite quelques explications. Un acteur populaire qui combat une domination sociale mène en fait une double lutte. D'un côté il s'oppose à la domination de l'ordre social par son adversaire: c'est que qu'on peut nommer sa contestation. De l'autre, il attaque directement cet adversaire, non pas à travers l'ordre social qu'il domine, mais à travers son action et ses intérêts particuliers. Il s'agit alors d'un conflit qui, dans la mesure où il est face à face, direct, est aussi plus facilement institutionnalisable, comme un affrontement dans une entreprise entre le patronat et le syndicat sur un problème de salaire ou de conditions de travail, affrontement dont la force n'empêche pas qu'il soit institutionnalisable comme le montre toute l'expérience principale du syndicalisme ouvrier. Contestation et conflit sont les deux versants d'une lutte.  Mais pour que soit constitué un mouvement social, il faut qu'ils soient reliés l'un à l'autre par un troisième élément qu'on appellera le projet, c'est-à-dire la volonté de l'acteur populaire d'imposer une forme sociale conforme à ses intérêts et à ses valeurs, à l'activité générale de la société. Le mouvement ouvrier a combattu face à face le patronat et il s'est opposé à l'ordre bourgeois, mais il n'aurait pas eu toute sa force s'il n'avait pas été porté aussi par un projet ouvrier d'industrialisation, par l'image d'une société industrielle, progressiste, animée par la créativité du travail.
     Dans quelle mesure peut-on trouver des éléments comparables dans l'action antinucléaire? Dans quelle mesure ces éléments se combinent-ils les uns avec les autres pour former un mouvement social capable de mettre en cause les orientations générales de notre société? Assurément, il ne s'agit pas de dire que la lutte antinucléaire actuelle a la capacité historique de renverser les orientations économiques et sociales dominantes, mais la question que nous posons n'est pas moins importante: même si cette lutte est aujourd'hui faible pour des raisons qui peuvent être conjoncturelles, est-ce en son sein qu'il faut reconnaître la présence du mouvement social qui est capable de contester la domination sociale et auxquelles d'autres circonstances historiques pourraient donner demain une importance comparable à celle qu'acquit le mouvement ouvrier, d'abord divisé et contradictoire, dans la première moitié du XXe siècle?

DÉFINITION DE L'ADVERSAIRE 
     Il est plus facile pour la lutte antinucléaire de définir son adversaire que de définir l'acteur social au nom duquel elle parle. C'est même l'appel au thème antinucléaire qui semble unifier un mouvement qui se donne d'abord comme divisé entre un refus culturel et une contestation purement politique, directement dirigée contre l'État. La politique nucléaire n'est-elle pas dirigée par de grands organismes comme l'EDF ou le CEA qui jouent le rôle principal au sein de la Commission PEON? Les contestataires peuvent désigner leur adversaire de manière précise comme les nucléocrates.

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Cette définition est souvent présentée avec une nette conscience de ses implications, avec une conscience vive de la solidarité de presque tous les éléments de ces grandes entreprises pour la défense d'une politique favorable au renforcement de celles-ci. En particulier, l'idée est souvent exprimée que la CGT et le Parti Communiste sont des éléments essentiels du bloc pro-nucléaire.
     Cependant, cette approche qu'on peut nommer anti-technocratique se heurte à deux ordres d'objections. Le premier et le plus classique est celui qui refuse de voir dans les grandes entreprises publiques les véritables bénéficiaires ou les vrais responsables de la politique énergétique du pays. Ceux qui pensent ainsi considèrent I'EDF comme subordonnée en fait aux intérêts des grandes sociétés capitalistes, en particulier étrangères. Ainsi s'opposent deux conceptions profondément différentes. Pour l'une, il existe une différence fondamentale entre les grandes entreprises privées et publiques et l'idée de service public symbolise cette différence qui joue entièrement en faveur des entreprises nationales. Pour l'autre, au contraire, même si les grandes entreprises capitalistes retirent la plus grande part du profit, les décisions en matière nucléaire sont prises pour l'essentiel par les entreprises publiques qui disposent d'une position de monopole, en particulier dans le domaine de l'information et qui sont, par conséquent, capables d'inspirer directement les décisions des dirigeants politiques. 
     Ceux qui donnent la priorité à la lutte anticapitaliste sur la lutte antitechnocratique appartiennent souvent à des groupements politiques d'extrême gauche; au contraire, ceux qui subordonnent la lutte anti-technocratique à une critique plus générale contre la tradition monarchique de l'État se situent souvent au coeur du mouvement écologiste lui-même. Ils ne croient pas que des entreprises publiques, même extrêmement puissantes, soient maîtresses des décisions qui commandent la politique énergétique. Ils se réfèrent à l'exemple du général de Gaulle et à la manière souveraine dont il décida la production d'armes nucléaires. Une telle conception élargit certes le champ de la lutte, mais elle affaiblit aussi celle-ci en ôtant à l'adversaire sa spécificité et, surtout, en permettant à la lutte de se satisfaire d'une victoire limitée sur le programme Messmer, sur le tout-nucléaire proclamé comme un objectif en 1974.
     Ce n'est assurément pas un succès mineur que d'obtenir une diversification réelle des sources d'énergie. Mais cette diversification ne répond ni aux craintes de ceux qui s'opposent au principe même de la construction des centrales nucléaires, ni à ceux qui se donnent comme objectif principal de combattre un pouvoir technocratique qui perd peut-être son monopole, mais ne perd presque rien de sa puissance du fait de la diversification en tous cas limitée, de la production d'énergie.
     Un des temps forts de la recherche sociologique à partir de laquelle sont présentées ces observations fut l'évolution difficile mais décidée de plusieurs syndicalistes dans ce débat. Leur appartenance syndicale même les portait à donner l'avantage à une thèse anticapitaliste, plus ou moins complétée par des attitudes anti-autoritaires. Il est donc important d'observer qu'ils ont été amenés au cours des débats à reconnaître de manière de plus en plus nette l¹autonomie relative du pouvoir technocratique par rapport à un pouvoir capitaliste qui l'a d'abord créé pour sa propre défense, mais le déborde. Le point de rupture est atteint à l'instant où est reconnu qu'une victoire politique de la gauche, affaiblissant évidemment le pouvoir des entreprises capitalistes, n'aurait probablement pas affaibli mais renforcé la puissance des grands appareils technocratiques d'État comme l'EDF ou le CEA.
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L'ENJEU DU COMBAT 
     Autant les militants antinucléaires parviennent assez aisément à reconnaître l'existence de leur adversaire spécifique et le nomment facilement comme la technocratie, autant il leur est difficile de placer leur lutte dans la perspective d'un développement économique et technologique nécessaire. Ce qui se comprend aisément, étant donné que la lutte antinucléaire a été portée par un mouvement écologiste qui rejetait globalement les valeurs de la société industrielle, qui opposait les exigences de l'équilibre aux prétentions de la croissance, la convivialité à la puissance. Il est clair qu'une des forces principales et peut-être la motivation centrale de la lutte antinucléaire est la défense de l'environnement, des formes de vie et de relations sociales qui semblent les plus directement menacées par la concentration, par la grande industrialisation comme par l'urbanisation de masse. Comment ne pas voir ici que cette réaction s'inscrit dans un ensemble d'attitude anti-moderniste.
     Au moment même où la France se rend compte que ses racines rurales et que la continuité de son changement historique ont été coupées par une croissance accélérée, se manifeste sous de nombreuses formes un désir de rétablir cette continuité perdue, de se réapproprier une histoire qui, naguère encore, apparaissait comme un passé. De là l'hostilité à tout ce qui semble accélérer la concentration et la rupture avec les anciennes formes d¹organisation sociale et culturelle: de là aussi l'intérêt pour les techniques douces, mais surtout pour les techniques parallèles, celles qui ne s'incarnent pas dans de puissants appareils. Après tout, la lutte contre la concentration capitaliste fut bien menée d'abord au nom de métiers ou d'activités artisanales en décadence, ce qui n'empêcha pas des formes plus progressistes de syndicalisme de se développer. Encore faut-il qu'intervienne sous une forme ou sous une autre une certaine rupture avec l'anti-modernisme. Encore faut-il qu'après s'être opposée à la modernité, l'action antinucléaire, comme au siècle passé le mouvement ouvrier, combatte la technocratie nucléaire parce qu'elle gaspille alors qu'elle parle de croissance, parce qu'elle est un obstacle à la véritable modernisation alors qu'elle se donne comme la porte de l'avenir.
     Le thème du gaspillage et celui des économies d'énergie jouent un rôle principal dans ce renversement décisif, mais ils restent encore sur un plan quasiment technique. C'est plutôt les syndicalistes qui mettent en forme le modernisme anti-technocratique. Ils affirment que notre économie gaspilleuse d'énergie repose sur l¹inégalité sociale. C'est l'immensité de cette inégalité qui suscite un modèle de développement reposant sur la création de biens de consommation se diffusant du haut en bas de l'échelle sociale sans que soit laissée de place à la recherche d'équipements collectifs ou, plus fondamentalement encore, de modes de consommation plus économes en énergie, mais aussi plus modernes parce que plus directement tournés vers la recherche de plus de communication. Ceci nous rappelle que le développement du commerce et de l'industrie en Europe occidentale qui ont révolutionné la face du monde, ont été étroitement associés à de profondes transformations des idées et des moeurs.
     Le propre des sociétés placées en situation dominante à l'échelle mondiale n'est-il pas de répondre à des processus (le changement essentiellement endogènes, reposant sur l'évolution des valeurs et des modèles de comportement)? C'est en ce sens que l'action antinucléaire participe à un mouvement plus large dont on peut penser qu'il prépare le passage à un mode de vie différent. Une grande partie de la jeunesse, sensible à ces thèmes contestataires, ne donne-t-elle pas l'exemple d'un type modernisateur de consolidation, consacrant l'essentiel de ses ressources à des produits riches en information? Mais il est peu vraisemblable que la lutte antinucléaire s'organise spontanément autour de thèmes modernisateurs. La spontanéité conduit plutôt vers le pôle inverse, anti-modernisateur, comme nous en avons vu des preuves au cours de notre recherche.
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     Ce sont les chercheurs qui sont intervenus pour placer devant les militants antinucléaires une certaine image de leur lutte, celle qui correspond, selon eux, à ce que pourrait être un mouvement social dont cette lutte serait porteuse. L'intérêt de cette présentation était non pas de chercher à convaincre les militants, mais de les amener à se définir par rapport à cette signification virtuelle de leur action. Face à cette intervention, les militants se sont divisés en trois groupes. D'abord celui qui s'est engagé de manière très résolue dans la voie suggérée par les chercheurs et qui correspondait déjà à leurs idées et à leur mode de participation à la lutte. Dans ce groupe, se sont rencontrés des syndicalistes et des militants des Amis de la Terre. Dans le cas de ceux-ci, il s'agissait avant tout de militants ayant réfléchi sur ce qu'ils avaient vécu comme un échec majeur du mouvement écologiste et de la lutte antinucléaire, qu'il s'agisse de Malville 77 ou des élections législatives. Dans le cas des syndicalistes, il s'agissait de militants ou responsables de secteurs modernes appartenant à la CFDT et soucieux de donner à leur syndicalisme une plus grande force de conviction et de contestation et de le protéger ainsi contre la tendance à l'institutionnalisation des revendications qui semble prédominante dans l'ensemble du champ syndical.
     Le second groupe, tout à fait opposé, est formé surtout de militants locaux et, en particulier, soulignons-le, de femmes qui veulent, avant tout, opposer à la domination qu'elles combattent ce que nous avons appelé une communauté exemplaire, l'exemple d'un genre de vie différent effectivement réalisé. Mais cette attitude qu'on peut appeler morale se trouve aussi étroitement associée à une contestation directe, et parfois même violente, de l'État. Le retrait sur un petit groupe de volontaires et la condamnation des appareils de pouvoir, bien qu'ils animent des personnalités et suscitent des modes d'action extrêmement différents, voire opposés, s'allient avec une force qui a surpris les chercheurs.
     Entre les deux, un troisième groupe, formé de syndicalistes, mais aussi d'autres types de militants, cherchent avant tout à renforcer des moyens de défense contre les pouvoirs en place restant ainsi dans une position relativement indéterminée en ce qui concerne l'attitude pro ou anti-modernisatrice. Mais le fait est que l'insistance placée par les chercheurs sur les thèmes modernisateurs a provoqué des résistances importantes et même des ruptures partielles parmi les militants. Ce qui semble indiquer que la définition d'un enjeu a de la peine à s'imposer contre une utopie, c'est-à-dire contre une représentation globale de la société s'opposant en tous points à l'ordre établi.

A LA RECHERCHE DE L'ACTEUR 
     Mais la définition de l'enjeu est moins difficile à atteindre que celle de l'acteur lui-même. Au nom de qui parle la lutte antinucléaire; comment nommer ceux que les écologistes défendent? Comment dépasser l'appel au bien commun, à l'humanité et aux générations futures, qui est trop général pour nourrir une action sociale et politique concrète? Mais il ne faut pas s'étonner de la difficulté rencontrée ici. Plus on s'éloigne des sociétés industrielles pour s'approcher de sociétés dont la capacité de se transformer elles-mêmes est faible et plus les acteurs sociaux sont définis par leur être, par une existence collective durable. Si des paysans se soulèvent contre les maîtres de la terre, il n'y a aucune difficulté à définir leur mouvement comme un mouvement de paysans; si des artisans se soulèvent contre les marchands dans un quartier de Florence ou de Gand, on parle du soulèvement des tisserands. Dans la société industrielle, la définition de l'acteur est déjà plus difficile. Le prolétariat n'est pas défini par une expérience collective, mais par la privation de propriété et même par la privation de métier, de qualification, d'autonomie professionnelle et culturelle. C'est une masse déracinée, exploitée, aliénée. Dans la société programmée, ceux qui sont dominés par les grands appareils de production et de gestion forment encore moins des communautés ou des collectivités réelles, définies par la possession en commun de certains attributs sociaux ou culturels.

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     On est tenté d'abord de définir ceux qui résistent par une privation plus généralisée que celle des prolétaires. C'est probablement la raison pour laquelle l'idée d'aliénation a eu tant de succès, puisqu'elle indique, au-delà de la privation d'un attribut positif, la privation de conscience. Mais inversement, ceci conduit à définir l'acteur non par sa situation, mais par son action. Ce n'est plus un groupe qui suscite un projet, c'est autour d'un projet que s'organise un groupement, une association. L'action ne naît plus de la conscience, mais la conscience de groupe naît de l'action et du conflit. De là l'extrême importance des thèmes communautaires dans l'ensemble du courant écologiste. Ils en appellent non pas aux communautés traditionnelles, à celles que le changement technique ou urbain décompose rapidement, mais à des associations volontaires. Ils désignent des petits groupes qui choisissent de vivre autrement et surtout de faire porter par leur expérience collective une lutte contre les centres nouveaux de domination. Mais l'idée de communauté reste ambivalente, comme on l'a déjà vu. Elle peut désigner des groupes restreints qui cherchent à se mettre en marge de l'ordre dominant, à vivre ici et maintenant une vie libérée; elle peut, au contraire, devenir le principe de regroupement de forces animées par la volonté de combattre les détenteurs du pouvoir.
     Un des participants de la recherche introduisit une notion qui fut reprise par plusieurs autres: celle de voisinage. Il voulait dire par là que le groupe d'action devait être variable selon la nature de la population concernée par tel ou tel aspect de la domination à combattre. S'il s'agit de s'opposer à une centrale nucléaire en construction, le voisinage peut être défini localement, couvrir une surface de quelques kilomètres carrés. En ville, le voisinage peut être le quartier, s'il s'agit de s'opposer à un plan d'urbanisme; mais dans d'autres domaines, par exemple s'il s'agit de combattre l'inégalité croissante entre les pays industrialisés et les autres, entre le Nord et le Sud, le voisinage peut être la plus grande partie de la planète. Pourtant les oppositions qui s'étaient déjà manifestées à la définition d'un enjeu de la lutte, c'est-à-dire d'orientations culturelles partagées par les adversaires en présence, quoique interprétées de manières opposées, se retrouvent ici, plus fortes encore.
     A l'idée de définir une communauté, un groupe de voisinage, une population concernée s'oppose une vision bien différente de l'action. Celle-ci se définit volontiers comme oecuménique; elle veut rester ouverte à tous ceux qui sont disposés en un moment donné à participer à une action précise. Par exemple, les militants de la région de Malville s'opposent à toutes les exclusives, refusent d'écarter a priori de l'action ceux qui sont partisans de la violence, même s'ils ne sont pas eux-mêmes partisans de telles méthodes d'action. Cette attitude conduit évidemment à abandonner l'idée d'un mouvement capable d'une action durable et organisée; l'action prend la forme de mobilisations discontinues, de rassemblements cherchant à répondre à des décisions de l'adversaire plutôt qu'à prendre l'initiative dans la lutte. C'est un débat décisif qui oppose ceux qui veulent imposer des critères d'appartenance au mouvement et ceux qui veulent obtenir le plus grand rassemblement possible sur des objectifs ponctuels.
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     Ces problèmes d'organisation ont pris une place de plus en plus grande dans les discussions des groupes au cours de notre recherche. A juste titre, car ils traduisent l'affrontement de deux types de conduites et d'orientations en termes pratiques. Ceux qui veulent contrôler la participation au mouvement et lui mettre des limites sont aussi ceux qui veulent parler au nom de l'avenir, qui se méfient des attitudes défensives et de la mise en cause de la rationalité. Au contraire, ceux qui en appellent à une croisade ou plus modestement à de grands rassemblements pour barrer la route à des projets nucléaires sont aussi ceux qui sont à la fois les plus disposés à se satisfaire de réformes limitées et ceux qui, au contraire, s'opposent globalement à un type de société et de culture. Ils sont les uns et les autres plus désireux de défendre des conduites habituellement considérées comme non rationalistes et toutes les formes de consommation et de vie collective qui sont les plus éloignées de la concentration industrielle et urbaine. C'est pourquoi il est possible de voir dans l'opposition de ces deux tactiques celle d'un mouvement social et d'une conduite collective de crise. D'un côté, en effet, on parvient, quoique ce soit non sans difficulté, à une certaine définition de l'adversaire, de l'acteur et de l'enjeu de la lutte; de l'autre côté, au contraire, l'acteur n'est défini que par la privation, l'adversaire est identifié à un ordre général de la société rejeté en bloc et, enfin, l'enjeu du combat est remplacé par une vision entièrement différente de ce que serait une société délivrée des maux de la croissance industrielle et en particulier de la production et de l'industrie nucléaires.

LES NIVEAUX D'INTÉGRATION DU MOUVEMENT 
     Pour que se constitue un mouvement, il ne suffit pas de définir l'acteur, l'adversaire et l'enjeu de leur combat, encore faut-il intégrer ces éléments les uns aux autres de manière à constituer une action cohérente. On peut distinguer trois niveaux d'intégration de ces éléments constitutifs du mouvement social.

a. Niveau bas 
     Il s'agit ici d'un état de l'action où les trois composantes sont isolées et ne sont d'aucune manière associées les unes aux autres. Dans cette situation, ces éléments se hiérarchisent d'une manière simple. Comme on l'a dit, la définition de l'adversaire est plus fortement exprimée que celle de l'enjeu du combat et celui-ci, à son tour, est mieux défini que l'acteur lui-même. On peut donc dire qu¹un tel mouvement peut être décrit comme un affrontement direct, n'excluant pas la violence, portant en lui une utopie, c'est-à-dire l'image d'une société entièrement différente et capable de mobiliser des sentiments communautaires. Entre l'affrontement avec les grandes entreprises technocratiques ou l'État et les communautés de base par exemple, il n'existe aucune liaison nécessaire. On peut imaginer que ces communautés désignent autrement leur adversaire; on peut imaginer au moins aussi facilement qu'elles construisent une utopie, éloignée de toute définition précise d'une lutte particulière. Dans de tels cas, les objectifs concrets de l'action, les représentations qui les accompagnent et les motivations qui mobilisent les participants à l'action appartiennent à des univers différents et ne peuvent se combiner qu'à chaud, dans l'événement, quitte à provoquer chaque fois rapidement l'écroulement d'une action collective qui ne possède aucune cohérence interne, car ses idées, ses sentiments et ses buts sont élaborés sans relations les uns avec les autres.

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b. Niveau moyen
     Plus importante est la situation de semi-intégration de l'action collective. Ici, les définitions de l'acteur, de l'adversaire et de l'enjeu de leur lutte ne sont pas indépendantes les unes des autres; mais elles ne sont pas davantage entièrement liées les unes aux autres. Ce qu'on observe, c'est la juxtaposition de liaison partielles. La définition de l'acteur et celle de l'adversaire sont associées dans une certaine image du conflit; celle de l'adversaire et celle d'un enjeu devenu un ordre social sont associées dans une certaine contestation; enfin, comme on l'a déjà dit en commençant, la définition de l'acteur et celle de l'enjeu sont associées dans un certain projet d'organisation sociale. Dans le cas de l'action antinucléaire, ces trois liaisons partielles sont très visibles. La première, la définition du conflit, est élaborée surtout en relation avec les syndicalistes, puisque le syndicalisme s'est construit autour d'un conflit clairement exprimé et constamment vécu et que les syndicalistes imposent facilement l'idée de conflit à ceux qui sont davantage portés vers le refus culturel et vers l'utopie. La contestation de l'ordre est le fait d'une orientation gauchiste et sa force principale vient de ce qu'elle permet la convergence entre des luttes se déroulant sur des terrains apparemment très éloignés les uns des autres. C'est la composante gauchiste plus que la composante syndicale qui conduit des militants une année sur le Larzac, une autre à Palente, une autre à la porte des tribunaux où se jugent des procès mettant en cause la condition féminine. Enfin, l'association de l'acteur et de l'enjeu de son combat, la définition de son projet de société, donnent naissance à une composant réformatrice, démocratisante, très éloignée de l'univers gauchiste et dont il est difficile de mesurer la force réelle.
     Il est probable qu'on tend à la sous-estimer et que le mouvement antinucléaire est très souvent porteur d'une volonté d'extension de la démocratie. On pourrait parler ici, pour reprendre une expression venant de l'Angleterre de la fin du siècle passé, d'un mouvement fabien[9]. A l'époque de la grande industrialisation, les fabiens furent parmi les premiers à combattre pour l'extension de la démocratie à l'entreprise, pour ce qu'ils nommèrent la démocratie industrielle qui devint l'objectif principal des syndicats dans les pays travaillistes ou social-démocrates. De la même manière, les fabiens d'aujourd'hui réclament l'instauration de méthodes de décision démocratiques dans tous les domaines qui sont aujourd'hui dominés par de grands appareils de production et de gestion, qu'il s'agisse de la vie urbaine, de la santé publique, de l'éducation ou de la recherche scientifique et technique.

c. Niveau élevé 
     Il s'agit ici de l'image même du mouvement social, c'est-à-dire de la formation d'une lutte collective menée contre les appareils technocratiques au nom de l¹autogestion et comme moyen de permettre à la société de se définir vraiment comme une société de communication. Ce niveau n'est peut-être complètement atteint par aucune lutte concrète, mais certaines s'en approchent et ne peuvent être comprises que par leur capacité de s'élever jusqu'à lui. Notre hypothèse est que, dans chaque société, un type de luttes tend à occuper une place centrale, c'est-à-dire à être l'expression privilégiée du combat pour la domination sociale. La lutte antinucléaire est-elle, dans notre société de plus en plus programmée, le représentant du mouvement social central ou, au contraire, ne l'est-elle pas du tout ou, enfin, a-t-elle la possibilité de le devenir tout en étant encore très éloignée de l'être?
     Peut-on dire, à l'issue de la phase principale de la recherche, qu'elle a apporté des enseignements assez précis pour nous permettre de porter un jugement sur l'état de la lutte antinucléaire? Celle-ci est-elle une réaction de crise ou est-elle un mouvement social et, dans ce cas, celui-ci est-il de niveau bas, moyen ou élevé; ses composantes sont-elles faiblement moyennement ou fortement intégrées les unes aux autres? On n'attend pas de nous une réponse catégorique comme s'il s'agissait pour un enseignant de corriger un exercice. Il s'agit plutôt d'indiquer les forces principales à l'oeuvre dans la lutte antinucléaire et la direction dans laquelle vont les tendances les plus lourdes.
     Il faut dire d'abord que les militants antinucléaires acceptent de se définir par rapport à l'image du mouvement social que nous leur avons présentée. Si celle-ci était non pertinente, elle provoquerait des réactions confuses et instables; il n'en est rien. Chaque fois que nous avons présenté aux groupes de militants cette image très particulière et très exigeante de leur action, ils ont réagi de manière cohérente et stable. Il est donc permis d'affirmer avec force que la lutte antinucléaire porte effectivement un élément essentiel de formation d'un vaste mouvement contestataire mettant en cause un mode de développement et un pouvoir.

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     Mais nous observons avec la même netteté que les efforts menés de l'intérieur de l'action pour entraîner celle-ci tout entière dans le sens du mouvement se heurte à des grandes difficultés et provoque même des ruptures entre les militants. Plus encore, ceux-là mêmes qui défendent avec le plus de force l'image la plus exigeante de l'action sont amenés à faire marche arrière et, pour ne pas se perdre dans une idéologie incapable de susciter l'action, de défendre des programmes plus limités dont l'article principal est la recherche d'alliances entre le mouvement écologiste et l'action syndicale.
     L'histoire de la recherche peut être résumée comme une montée des groupes militants vers l'image du mouvement social virtuel et comme leur retombée vers un niveau moyen, celui où la contestation gauchiste, l'action de type syndical et les projets démocratiques se juxtaposent, parfois se complétant, parfois se combattant les uns les autres, plutôt qu'ils ne s'intègrent les uns aux autres à l'intérieur d'un mouvement social de portée générale. En ce sens, il faut parler d'échec. Le mouvement social virtuel ne devient pas réel; il subsiste une distance considérable entre ce mouvement possible et l'action telle qu'elle est. La capacité ou le désir de la lutte de se transformer en mouvement social se heurte à des résistances qui se manifestent par l'alliance à première vue étonnante de comportements aussi éloignés que la défense de communautés exemplaires ou d'expérimentations sociales limitées et l'action violente menée contre les appareils d'État. Cet échec se manifeste encore par la fragilité de l'organisation de la lutte et par l'absence de critères communs d'évaluation de la position des uns et des autres. Il existe des mouvements où révolutionnaires et réformistes se reconnaissent comme tels. Dans le cas de la lutte antinucléaire, rien de tel. Ceux qui se jugent eux-mêmes comme les représentants du niveau le plus élevé possible d'action sont souvent jugés par les autres comme des «magouilleurs», tandis que ceux que les premiers considèrent comme enfermés dans des revendications locales ou limitées se considèrent eux-mêmes comme les plus radicaux, comme ceux qui maintiennent une capacité globale de contestation. Cette incertitude et les débats sans fin et destructeurs auxquels elle peut mener manifeste plus clairement qu'aucun autre signe le fait que le mouvement n'existe qu'à un niveau intermédiaire d'intégration, niveau auquel n'existe aucun principe unificateur des trois tendances principales qui restent distinguées.

     Le point sur lequel il est plus difficile de conclure est la nature historique de la situation considérée. Cette distance reconnue entre le mouvement virtuel et l'action réelle tient-elle à des causes profondes et durables ou au contraire passagères? Faut-il y voir les effets de l'échec le la gauche qui a affaibli et désorganisé toutes les luttes sociales? Faut-il au contraire y voir le signe du déclin de ce qui fut presque un mouvement et qui redescend peut-être vite au niveau des conduites de crise, des réactions passagères à une crise plus culturelle encore qu'économique? En réalité, une telle question est moins importante qu'il ne semble d'abord. Elle est même presque en contradiction avec la démarche suivie. Nous ne pensons pas que l'avenir de a lutte antinucléaire puisse être défini indépendamment de l'analyse qu'elle fait d'elle-même et à laquelle contribue, d'une manière qui peut être mineure ou qui peut être importante, la recherche. L'important en réalité n'est pas de prédire l'avenir mais d'indiquer aux acteurs sociaux les problèmes propres à leur action. L'avenir sera construit non par quelque nécessité mais par les résultats des initiatives de l'acteur. Il en va de même en économie où l'appel à des lois économiques est de plus en plus remplacé par l'analyse des conduites des acteurs et de leurs conséquences prévisibles. Dans le domaine social encore davantage, il est indispensable de remplacer la recherche de prétendues lois ou tendances par l'étude concrète non pas des situations mais de l'action, de ses formes et de ses orientations possibles. Des acteurs éclairés, capables de réflexion et d'intervention sur eux-mêmes, ne produiront pas le même avenir que des acteurs abandonnés au chaos des événements ou enfermés dans une idéologie aveugle. 
     C'est pourquoi, à l'issue d'une longue recherche qui a permis d'élaborer un diagnostic de l'action antinucléaire, il faut maintenant entrer dans une deuxième phase du travail, soumettre les observations et les hypothèses aux acteurs eux-mêmes, observer la manière dont elles peuvent modifier leur conduite et recevoir en retour des acteurs eux-mêmes des informations sur les effets d'une action éclairée par nos analyses. C'est ce va-et-vient entre l'analyse et l'action appelé sociologie permanente et qui nous semble indispensable pour que l'analyse sociologique serve à renforcer les mouvements sociaux et, par conséquent, la capacité de nos sociétés d'agir sur elles-mêmes, de choisir leur avenir et donc d'étendre le champ de leur liberté.

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[9] NDLR - Fabian Society, association socialiste anglaise fondée en 1883 en vue de "reconstruire la société avec le plus haut idéal social"
ENCART

PROPOS ENGAGÉS
Où en est la lutte antinucléaire?

     Dans le creux où se trouve aujourd'hui la lutte antinucléaire, qu'est-ce qui permet de l'analyser potentiellement comme un mouvement social? 
     La seule preuve aujourd'hui est le sentiment de l'échec, l'auto-interrogation et les crises internes qui dominent la lutte. Signe positif: confrontés non seulement à l'éclatement de la lutte et à la démobilisation, mais au fait d'être dépassés par la dynamique des actions, impuissants et dépourvus de toute capacité de contrôle sur l'orientation de la lutte, une partie des militants refuse de continuer à fuir en avant dans des actions limitées et dans le militantisme et exprime la volonté de prendre en charge l'analyse de la lutte, de ses aspirations et de ses moyens, même si cette initiative se heurte à la résistance de certains qui, non moins conscients de la crise, craignent que les conflits internes fassent éclater ce mouvement déjà bien affaibli.
     Les tensions, les débats et les crises internes qui traversent toute la lutte sous des formes différentes sont les signes que la lutte antinucléaire est un point crucial. La recherche d'un nouvel élan, d'une nouvelle orientation est fortement présente, même si elle suscite des réticences, même si les directions proposées sont très différentes ou même opposées. La recherche d'une nouvelle orientation suscite des réactions de la part de ceux qui attachent une importance primordiale au problème nucléaire, parce qu'ils le considèrent comme le lieu privilégié de la démystification de la science, de sa fonction, de sa production et de son utilisation, comme de la part de ceux qui s'opposent globalement au nucléaire. Et la recherche d'une nouvelle orientation est elle-même traversée par des tensions entre ceux qui veulent orienter le travail d'information vers l'intérieur des établissements responsables du programme électronucléaire et ceux qui veulent changer de terrain, aller soit vers des actions plus militantes en abandonnant la spécificité de la critique scientifique, soit vers l'élaboration d'autres solutions au problème énergétique. L'enjeu est grave: I'impasse ne peut être dépassée qu'à condition que la mise en cause du rôle et du mode de production et d'utilisation sociale de la connaissance, c'est-à-dire la critique du programme nucléaire, soit liée à la prise en charge d'une autre forme de production et d'utilisation sociale de la connaissance
     De même, l'action locale est déchirée entre la force de la mobilisation potentielle et l'impuissance totale des actions contre un pouvoir qui réalise son programme nucléaire malgré l'opposition de la population. Mais les propositions pour sortir de cette situation, participer à la recherche d'autres techniques énergétiques ou donner la priorité à la recherche de convergences avec d'autres acteurs, en particulier les travailleurs, suscitent des réticences car la force de la mobilisation est l'opposition «tribale» des habitants. Comment dépasser une pure opposition, sans perdre ce qui donne la force, la base de la lutte? L'enjeu n'est pas moins clair pour les uns que pour les autres: il est impossible de «gagner» autrement qu'en dépassant un pur refus dont le contenu et la force mobilisatrice sont de plus en plus réduits, en liant la lutte contre les centrales à la lutte pour une démocratie réelle, qui peut donner une base à la convergence avec les travailleurs. 
     Le rôle de plus en plus important que joue la CFDT dans la construction d'une grande lutte sociale autour du conflit nucléaire ne peut pas cacher les tensions entre ce rôle politique et son rôle de syndicat. Dans la situation actuelle de crise et de chômage, la défense de l'emploi l'emporte sur la sensibilité aux revendications qualitatives à travers lesquelles peuvent se dessiner des convergences avec la lutte antinucléaire. La CFDT, tout en ayant un rôle primordial, tout en étant l'interlocuteur privilégié, ne peut pas être le seul moteur du mouvement social que porte virtuellement la lutte antinucléaire.
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     La force, la violence des débats internes et des crises viennent de ce fait. Les militants sont conscients de leurs responsabilités et de l'enjeu de leurs discussions: soit ils sont capables de devenir le moteur du mouvement social de demain, soit ils disparaissent. Les demi-solutions n'existent plus: ou bien ils sont capables de définir un contre-projet social non seulement conforme aux aspirations nouvelles, mais aussi capable de répondre à des exigences économiques auxquelles le programme économique du gouvernement n'apporte pas de solution, et ils réussissent à le traduire au niveau stratégique en définissant des objectifs et des alliances et en se donnant les moyens d'une action politique organisée, une structure, une organisation. 
     Plus exactement le mouvement risque d'éclater au lieu de devenir le moteur d'une grande lutte sociale: d'un côté, un courant d'opinion; de l'autre, un groupe de pression ayant éventuellement sa propre expression politique, un parti; éclatement qui peut parfaitement s'accompagner de la multiplication des associations dont l'action limitée ne s'intègre pas dans une lutte générale et reste soit marginale, soit purement défensive. C'est la gravité de l'enjeu qui explique la force et souvent la violence des débats internes, même si ceux-ci ne sont pas toujours explicites. Ils se manifestent sous forme de tension ou même d'opposition entre ceux qui définissent cet enjeu dans toute sa gravité et sa globalité, en soulignant la nécessité des convergences avec d'autres acteurs sociaux, celle de la définition d'une stratégie globale et les dangers de la marginalisation, du repli ou celui de devenir un groupe de pression, et d'autres qui, tout en étant conscients de la crise du mouvement, sont réticents ou même méfiants envers les solutions proposées. Les sources de réticences et de résistances sont encore une fois très diverses. Ceux qui sont près de la réalité de la lutte voient souvent dans la recherche d'une stratégie globale un danger de coupure entre le sommet et la base ou encore la perte du contenu culturel du mouvement, de son vécu. D'autres craignent que la recherche d'un contre-projet positif vide la lutte de son contenu contestataire, l'amène vers une action modernisatrice facilement institutionnalisable ou encore la vide tout simplement de son côté antinucléaire, c'est-à-dire de son côté défensif et populaire. D'autres encore craignent la perte de l'autonomie du mouvement face à un allié, la CFDT, ayant une capacité d'organisation dont les écologistes sont complètement dépourvus.

     L'avenir de la lutte antinucléaire dépend de l'issue de ce débat interne, de la capacité des militants d'assumer, d'analyser et de lier la lutte défensive à une action contre-offensive, la mobilisation de la population et le projet socio-politique, condition même de l'élaboration d'un projet, d'une stratégie autour desquels peut se former et s'intégrer une grande lutte sociale mettant en cause le pouvoir de ceux qui, en imposant un certain type de développement, imposent leur propre pouvoir sur la société.

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