Paris, le 13 avril 1988
Monsieur,
à Monsieur Jean-Marie RAUSCH Président de l'Office Parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques Je me permets de faire quelques remarques concernant le Rapport de l'Office Parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques - sur «Les conséquences de l'accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl et sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires». 1) Je regrette que vous n'ayiez pas confié l'exposé des effets de l'exposition de l'homme aux rayonnements ionisants à un expert étranger comme vous l'avez fait pour le problème de la résistance des enceintes de confinement. L'analyse du Dr Gongora des effets à long terme des faibles doses de radioactivité est entachée de graves erreurs scientifiques dues au fait qu'il ne tient pas compte des travaux réeents concernant ce problème. En particulier, il limite l'étude des survivants japonais des bombes atomiques à la période allant jusqu'à 1978. |
Son exposé est particulièrement
tendancieux; comme c'est celui des officiels français chargés
de la radioprotection, je vous indique succinctement les points erronés
qu'il contient.
Pour le Dr Gongora, il existe un seuil comme l'indiquent les affirmations suivantes «... Pourtant toutes les études expérimentales et toutes les études épidémiologiques tendent à accréditer la notion de l'existence d'un seuil même si la preuve ne peut théoriquement en être apportée aujourd'hui... Aussi faute de pouvoir affirmer un seuil théorique, il devient tout à fait légitime de parler de seuil pratique.» (p. 71) «C'est pourquoi la théorie qui admet l'existence d'une relation linéaire et sans seuil entre la dose et l'effet cancérogène, exacte aux fortes doses (doses supérieures à 1 Gy) et retenue sciemment comme base de réflexion en radioprotection, est inexacte quand il s'agit des faibles doses». (p. 73) Et il conclut (p.78) «Au dessous de 1 Gy (100 rads), on ne possède pas de données qui permettent de tracer des courbes significatives. Ainsi, les études expérimentales et les enquêtes épidémiologiques ne fournissent, pour des doses inférieures à 1 Gy, aucune donhée significative en faveur de l'absence de seuil. Bien au contraire, elles laissent entendre l'existence d'un seuil et vraisemblablement à un niveau élevé.» p.25
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Ceci est totalement infirmé
par les derniers résultats du suivi des survivants de Nagasaki et
Hiroshima rapportés par exemple dans l'article de D.L. Preston
et D.A. Pierce (Rapport RERF TR 9-87) d'ailleurs cité dans la Déclaration
de Côme en septembre 1987 de la Commission Internationale de Protection
Radiologique ou bien l'article d'E. Radford dans «Radiation and Health»,
édité par Sir Southwood et R.R. Jones, J. Wiley 1987 et traduit
dans l'ouvrage co-édité par le GSIEN et la CRII RAD «Santé
et Rayonnement».
Il n'y a aucun indice de seuil, bien au contraire, d'après Radford, la courbe reliant les effets (cancers) et les doses serait supra-linéaire, avec un facteur de risque plus élevé aux faibles doses qu'aux fortes doses. Les points correspondant à des doses inféneures à 20 rem (0,2 Gy) représentent 77% de la population suivie; il s'agit donc bien de faibles doses selon la définition même du Dr Gongora. Les facteurs de risque déduits par Preston et Dale sont de 5 à 15 fois celui de la CIPR 26, considéré par le Dr Gongora comme surévaluant la fréquence des effets. Je vous joins les figures extraites du rapport publié par la Fondation américanolaponaise RERF chargée officiellement du suivi dès survivants, afin que vous puissiez juger sur pièces [1]. Dans le paragraphe sur «l'existence de limites à l'amélioration de la radioprotection», le Dr Gongora cite longuement le Pr Latarjet (p. 88). Celui-ci fait référence à de nombreuses études sur le rayonnement naturel qui en montreraient l'innocuité voire les effets bénéfiques. Cette appréciation ne tient pas compte de certaines études récentes qui ont montré le contraire Il est bien connu des épidémiologistes que les études sur le rayonnement naturel sont très difficiles et comportent de nombreux biais. S'il est facile de trouver des régions très différenciées du point de vue du rayonnement naturel, il est par contre plus malaisé de pouvoir comparer leurs populations du point de vue socio-économique, habitudes alimentaires, etc... C'est ainsi que la plupart de ces études sont biaisées. Certaines études ont pu être menées à bien grâce à des circonstances tout à fait particulières, comme au Japon où on trouve des régions très peuplées même dans des régions montagneuses et où les populations sont très homogènes et donc comparables. Des études récentes (Ujeno, «Radiation and Health» Ed. J. Wiley, 1987) ont montré une corrélation entre cancers et rayonnement naturel. Bien plus importantes encore, des études faites en Grande-Bretagne relient cancers des enfants et irradiation in utero par le rayonnement naturel (Knox et al, J. Rad. Protection, 1988, vol. 8, p. 9-18). Ainsi le rayonnement naturel ne serait pas inoffensif. En ce qui concerne les effets de l'irradiation sur les foetus, il n'y a pas que les effets cancérigènes qui sont à craindre. La CIPR vient de mettre l'accent sur les retards mentaux sévères pouvant être occasionnés par l'irradiation des foetus entre la 8e et la 15e semaine avec un «seuil à dose nulle». (Côme 1987) La philosophie de la radioprotection exprimée dans l'exposé du Dr Gongora est assez scandaleuse. Il est particulièrement grave de sous-estimer le risque comme le fait le Dr Gongora puisque de la perception de l'importance de ce facteur dépend la stratégie de la radioprotection. Soulignons de plus que pour le Dr Gongora, la Dose Maximale Admissible (DMA) pour le public est de 500 millirem (5 millisievert), c'est-à-dire qu'il ne tient pas compte de la Déclaration de Paris (1985) de la Commission Internationale de Protection Radiologique selon laquelle la limite principale est 100 millirem [2] et non 500 millirem par an. Il faut signaler à ce propos que les Directives de la CEE d'octobre 1984 (Journal Officiel L265, 5/10/84) fixant les limites d'incorporation annuelle par ingestion et inhalation n'ont pas été révisées à la suite de cette Déclaration. (suite)
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suite:
2) En ce qui concerne la gestion d'une crise nucléaire par le Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (SCPRI) comme celle qui a suivi l'accident de Tchernobyl, j'attire votre attention sur l'information suivante que vous trouverez dans les Bulletins mensuels du SCPRI; à la rubrique «Surveillance quotidienne du territoire», il est indiqué que les mesures sont effectuées cinq jours apres la fin du prélèvement; Il me paraît totalement aberrant de penser qu'une crise nucléaire puisse être gérée par un Service avec 5 jours de retard. L'autre élément que je veux vous signaler est la surprise que nous avons eue au GSIEN lorsque nous avons eu la curiosité de tracer l'histogramme des mesures effectuées par le SCPRI sur le lait au mois de mai 1986: le SCPRI ne semblait pas fonctionner pendant les weekends! 3) Je vous informe que le Centre d'Etudes Nucléaires de Cadarache a réagi assez vite à la situation créée par l'accident de Tchernobyl et a effectué des mesures dans 3 régions jugées particulierement touchées en France. Ce sont les bassins versants du Var, de la Moselle, du Tavignano, en Corse. Nous avons pu nous procurer le rapport concernant la vallée du Var.Par contre, pour les deux autres bassins versants de la Moselle et du Tavignano, Monsieur Grauby, Chef du service du CEN de Cadarache, chargé de l'étude, semble verrouiller l'information. Au Colloque de Montauban organisé par le Conseil général de Tarn et Garonne, M. Grauby a indiqué que seuls des rapports de synthèse donnant l'évolution de la contamination seront rendus publics. Les données de base resteront confidentielles. Il ne sera pas possible dans ces conditions d'accorder une quelconque crédibilité scientifique à ces rapports de synthèse dans la mesure où les données de base ne seront pas accessibles à la communauté scientifique. En ce qui concerne le rapport sur la vallée du Var, on note qu'en certains points la contamination surfacique a atteint 340.000 Becquerels au mètre carré dont 90.000 pour les Césiums. L'étude faite par le National Radiological Protection Board (NRPB) à la demande des Communautés Européennes a établi une échelle de contamination à 4 niveaux et le niveau à contamination la plus élevée classé en IV correspond à des contaminations en Césium supérieures à 10.000 Bq/m2. Cela signifie que certains points du territoire français peuvent être considérés comme des «points chauds». On trouve à la page 42 du rapport du CEN Cadarache concernant la vallée du Var: «Il est à signaler que si les normes européennes avaient été en vigueur dès le début du mois de mai, de nombreuses récoltes auraient dû être détruites». D'autre part, le rapport met bien en évidence la grande hétérogénéité du dépôt. Il est signalé que l'existence de ces disparités à des distances relativement faibles remet en cause la représentativité des moyennes nationales ou même régionales. Ceci condamne les conceptions du SCPRI qui consistent à ne tenir compte que de moyennes à la fois dans le temps et dans l'espace. Une telle conception ne permet pas d'assurer la protection des individus. Nous n'avons aucune indication sur les problèmes posés par la vallée de la Moselle et du Tavignano. Dans le cadre d'une politique d'information du public, il serait très utile que vous puissez intervenir directement auprès des Autorités du CEA afin que ces rapports soient rendus publics (avant les synthèses). Aucun argument de confidentialité ne peut être avancé pour interdire l'accès à l'information des populations concernées. Je vous joins le rapport ayant servi de base à l'exposé de R. Belbéoch (Physicien à l'Université Paris Sud) au Colloque de Montauban «Nucléaire-Santé-Sécunté»[3] ainsi que le résumé correspondant. Je suis bien sûr à votre disposition pour tous renseignements complémentaires. Veuillez croire, Monsieur, à mes salutations distinguées. Bella BELBEOCH
Secrétaire du GSIEN p.26
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