Dans la fuite
en avant ultra libérale de cette fin du XX siècle, la rationalité
instrumentale tend à imposer une valeur unique et ultime du sens
et des transformations de l'organisation du travail: la compétitivité
(Groupe de Lisbonne, 1995) Cette valeur est désormais donnée
comme «naturelle» et première, rendant caduque toute
référence à d'autres valeurs, qu'il s'agisse du sens
de la production économique (énergétique), ou des
formes sociales de celle-ci. C'est ainsi que la compétitivité
s'est imposée comme valeur absolue, sur laquelle un consensus social
fort s'est structuré autour du défi nucléaire. Un
slogan la résume: "le nucléaire ou la bougie"
Impérieuse est donc, pour l'entreprise EDF, dans son ensemble la
recherche de tout abaissement des coûts de production susceptible
de concourir au maintien de la compétitivité du nucléaire
comme énergie de l'avenir Or la direction du parc nucléaire
est confrontée à une contradiction majeure entre la sûreté
des installations et la protection contre les rayonnements ionisants des
agents de maintenance.
La sûreté nucléaire désigne la garantie d'une protection sans faille contre le risque d'accident nucléaire, dont Tchernobyl montre l'impact dramatique sur la santé des populations irradiées à court, moyen et long terme même si une part de ses effets reste à ce jour méconnue (Belbéoch, 1993) Cette garantie passe par la réalisation d'opérations de maintenance dans le coeur même des installations nucléaires, là où la radioactivité constitue un risque permanent pour toute intervention humaine Pour prévenir le risque d'accident pouvant entraîner des irradiations massives il faut donc - et c'est la contradiction - exposer aux rayonnements ionisants des travailleurs chargés de ces opérations de maintenance Ces interventions supposent une qualité sans faille tout en respectant les limites d'exposition aux rayonnements ionisants et sous forte contrainte de temps . La rentabilité des centrales repose sur une disponibilité productive la plus grande. Le temps d'immobilisation pour maintenance doit donc être réduit au strict minimum. La sous-traitance et la précarisation sont les moyens trouvés par l'exploitant nucléaire pour gérer contradictions et contraintes de la sûreté nucléaire au moindre coût. Quels en sont les moyens? Quelles en sont les conséquences pour les travailleurs concernés? L'objectif de cet article est de tenter de répondre à ces questions. Il s'appuiesur une recherche engagée en 1988, pour le ministère du Travail puis dans le cadre d une convention avec le Fonds d'Intervention en Santé Publique, concernant l'organisation du travail et de la santé au travail des salariés d'entreprises prestataires, «Directement Affectés aux Travaux sous Rayonnements» (DATR) lors des opérations de maintenance dans les centrales nucléaires. Deux enquêtes ont été menées, portant l'une (auprès de médecins du travail) sur les conditions de suivi médico-réglementaire et de surveillance individuelle des doses de rayonnements reçues par les travailleurs extérieurs (ATM et col, 1992), l'autre (auprès des travailleurs eux-mêmes) sur le vécu du travail et de l'exposition aux rayonnements ionisants (ATM, 1995) La parole des travailleurs «extérieurs» DATR n'est habituellement pas sollicitée. Elle a été écoutée dans le cadre d'un film (Pozzo di Borgo, 1996), d'une émission de télévision (J.M. Cavada, 1997), et de quelques flashs médiatiques. Elle ne s'exprime sur le mode collectif que depuis certains conflits récents et le plus souvent ponctuels et très localisés, notamment sur le site de la centrale nucléaire de Chinon. Dans l'univers nucléaire, cette parole, ces récits, ce discours, n'ont pas de reconnaissance, ni même d'existence C'est pourtant cette parole qui ouvre à la connaissance de l'organisation du travail telle qu'elle se vit dans la réalité, qui permet aussi la mise à jour des formes que prennent, dans cette organisation sociale, les rapports sociaux de domination; parole à la fois soumise et subversive, puisqu'elle donne à voir cette organisation du travail elle-même comme un système de pouvoir et d'exploitation, dont la vie, la mort, la santé, la dignité, sont l'enjeu. PRODUCTIVITÉ, MAINTENANCE, SÉCURITÉ, SÛRETÉ Comme pour tout process
technique intégré et automatisé, la productivité
de l'industrie nucléaire et donc aussi sa compétitivité
sont liées, non seulement au fonctionnement du process lui-même,
mais à deux autres facteurs déterminants que
P. Zarifian met en évidence dans son analyse de la nouvelle productivité
(1990).
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Cela signifie, pour ces périodes, une perte de disponibilité des centrales par rapport à la production d'électricité. C'est une des préoccupations majeures de la direction du parc nucléaire. En effet clans les années 80, cette disponibilité est passée de 85% (1986) à 71% (1992). Ceci a motivé la décision d'un resserrement de la période annuelle au cours de laquelle sont effectuées les opérations de maintenance (avril-septembre) et un raccourcissement de la durée des arrêts de tranche proprement dits, contraignant les sous-traitants à adopter le travail saisonnier. En 1994, la disponibilité était remontée à 82%. • Le second facteur est " la fiabilité des installations et des processus (réduction des aléas et des pannes) ". Dans le cas de l'industrie nucléaire, il s'agit non seulement de garantir le fonctionnement (et donc la productivité) mais aussi d'éviter toute menace d'accidents ou de dispersion radioactive dans l'environnement. Cette exigence de fiabilité est désignée par le terme de "sûreté nucléaire". Or, avec le vieillissement des centrales, s'accroissent tant les manifestations d'usure que la contamination radioactive. Pour garantir la sûreté nucléaire, il faut non seulement accompagner le processus de fonctionnement et de vieillissement des centrales, mais anticiper par rapport aux conséquences possibles des phénomènes d'usure. Les délais d'apparition et les caractéristiques de ces derniers sont autant d'aléas dont la survenue attendue pour certains, inattendue pour d'autres, reste pour partie imprévisible:, ruptures des gaines du combustible, fissures de tuyau ou de couvercle de cuve, corrosion au plomb de certaines tuyauteries, fuites d'effluents radioactifs, apparition de défauts sur des vannes ou robinets, diminution d'étanchéité de certaines soudures, etc. C'est ce que, dans l'industrie nucléaire, on appelle "le fortuit", c'est-à-dire la rencontre d'événements non programmés. Le maintien en état des centrales nucléaires suppose donc le déploiement d'une activité de maintenance permanente clans laquelle l'anticipation est indispensable pour limiter la probabilité de la panne ou de l'accident.. Une part déterminante de cette activité est l'interprétation des signes du vieillissement, des menaces de fissures, de l'usure des joints et des soudures, des défauts d'une structure métallique, du "travail" même des éléments matériels qui composent le système technique du cycle nucléaire. Ainsi, la maintenance consiste à exercer une surveillance sans faille des signes et des modalités d'usure des matériaux ainsi que des multiples systèmes, mécaniques, électriques, électroniques, qui s'enchevêtrent dans le processus de production d'énergie nucléaire. Même si elles sont aidées par des systèmes techniques et électroniques, l'interprétation des signes d'usure, la décision et la mise en oeuvre des mesures correctives nécessaires ne sont pas des tâches que l'Homme peut déléguer à des robots. Il faut aller voir et travailler là même où les risques sont les plus grands à la fois pour la sûreté et pour la sécurité: le bâtiment réacteur, le circuit primaire, les générateurs de vapeur. La radioactivité y est présente et toujours dangereuse. Là réside une des contradictions majeures auxquelles ont à faire face les dirigeants de l'industrie nucléaire: la sûreté nucléaire dépend de la qualité des opérations de maintenance dans lesquelles l'intervention humaine est irremplaçable Mais en même temps, plus les centrales vieillissent, plus les risques d'irradiation et de contamination augmentent, ce qui accroît l'exposition potentielle des personnes chargées de ces interventions Il importe ici de soulever une question qui se situe en amont de la situation actuelle. Qui mieux que les agents EDF étaient à même d'assurer cette fonction déterminante de l'organisation productive d'une centrale nucléaire ? Présents de façon permanente sur les sites, accumulant l'expérience du fonctionnement des centrales et de ses incidents, ces travailleurs représentent (ou représentaient) la mémoire concrète des installations nucléaires pour lesquelles l'expérience industrielle a encore très peu de recul. Sachant que l'industrie électrique est en France un monopole d'état, qui, dans sa conception originelle, avait été conçu avant tout comme un service public et non comme une activité soumise à la concurrence internationale, pourquoi l'exploitant EDF et l'État n'ont-ils pas choisi de s'appuyer sur cette expérience, ces savoir-faire, cette mémoire des installations, pour garantir la sûreté et la sécurité, tant par rapport aux travailleurs sur les sites des centrales que pour la population vivant au voisinage de celle-ci? Pourquoi avoir fait le choix de sous-traiter la maintenance dans l'industrie nucléaire? p.3
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C. Altersohn (1992), spécialiste
de la sous-traitance au ministère de l'Industrie, définit
ainsi la sous-traitance:
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Le choix, pour la maintenance
de l'industrie nucléaire, entre faire et faire-faire, a été
tranché en faveur du «faire-faire», à partir
des années 80.
p.4
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Un agent EDF
résume ainsi ce que représente pour lui la transformation
de l'organisation de la maintenance sur les sites nucléaires, au
cours d'un colloque, organisé par les CCAS EDF, en mars 1995, sur
les conditions de travail dans la maintenance nucléaire:
«Un arrêt de tranche, c'est mille salariés, C'est pratiquement le double d'effectifs qu'il y a en agents statutaires. C'est quelque chose de phénoménal sur un site comme le nôtre, en 1990, le nombre d'heures effectuées en sous-traitance totale, c'est-à-dire en arrêt et hors arrêt, était de 85.000 heures. En 1993, il a été de 220.000 heures. Et cette augmentation n'est pas simplement liée a une augmentation des travaux. On aurait effectué davantage de travaux de 90 à 93. Or, la quantité de travaux a été quasiment identique, le nombre d'arrêts de tranche a été quasiment identique, donc il s agit bien d'un transfert de travaux qui jadis étaient faits aux sein de l'EDF qui ont été vers la sous-traitance. Les enjeux de la maintenance depuis 1990? le principal c'est la maîtrise des coûts de maintenance. Il faut savoir que sur un kW/h produit, à la sortie de l'alternateur il y a dix pour cent qui est consacré à la maintenance, Pour maîtriser les coûts ça a été, au niveau des agents EDF de se recentrer vers des activités d'ingénierie et de préparation. Les activités d d'exécution étant sous-traitées en arrêt de tranche. On nous rabâche toujours que l' agent EDF revient beaucoup plus cher si on compte les taux horaires et tout ce qui vient se greffer autour, les avantages. Alors bien sûr on nous dit toujours que /'agent extérieur qui intervient sur les sites a un coût de revient nettement moindre. Mais ce qu'on oublie de préciser , c'est qu'il y a la préparation qui est faite par EDF, il y a tout un tas de choses qui viennent se greffer là-dessus. Les agents EDF ont l'impression qu'on veut les éliminer un petit peu. Sous l'aspect réduction d'effectifs, réduction des coûts, on dit : les agents EDF sont pas rentables donc on préfère donner les activités au privé. La nature du travail des agents EDF a changé et c'est une question fondamentale. Tout était certes dans un cadre conflictuel mais tout était encadré techniciens, ouvriers tendus vers l'objectif de la réussite de l'entreprise, de notre conception du service public, de la conception technologique que nous avions. Il y a quinze ans, l'arrêt de tranche, on regardait pas la rentabilité. On faisait de la sûreté au départ. C'était la première chose, la sûreté et la sécurité du personnel. On prenait garde à la sécurité du personnel. Et l'évolution actuelle est plutôt une tendance inverse. On fait des arrêts de tranche de plus en plus courts sous l'égide de la rentabilité. Maintenant, on n'entend parler dans les arrêts de tranche qu'argent, enveloppe. On entend moins parler de sûreté et de sécurité du personnel, on en n'entend plus parler. Aujourd'hui, l'objectif qu'impose EDF pratiquement à tout le monde, c'est celui lui de la rentabilité, c'est celui qui doit faire en sorte qu'EDF devienne une entreprise privée comme les autres avec une taille telle qu'elle se trouve en situation d'exploiteur vis-à-vis de ses partenaires. On devrait montrer un peu l'exemple vis-à-vis de ces gens-là. Mais malheureusement c'est un rapport de fric, un rapport d'argent» Le rapport Noc présente donc un vaste programme de rationalisation de la gestion de la maintenance, dont l'objectif tel qu'il est perçu par ceux qui le mettent en œuvre, est avant tout celui de faire de diminuer les coûts. (suite)
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Le rapport Noc occulte une
dimension essentielle de l'organisation sociale du travail choisie. Du
fait de l'exposition aux rayonnements ionisants, la division du travail
y prend un caractère particulier. Elle n'est pas seulement division
des tâches, du travail proprement dit. Elle est aussi, et peut-être
avant tout, une division des doses de rayonnements reçues par les
travailleurs. Tout d'abord, s'impose à l'observation une externalisation
massive du risque d'irradiation et de contamination des agents EDF vers
les travailleurs extérieurs, selon la division technique classique:
conception (ici préparation/contrôle) - exécution..
Environ 25.000 salariés de plus de 1.000 entreprises différentes,
les travailleurs extérieurs, reçoivent 80% de la dose
collective annuelle enregistrée sur les sites nucléaires,
avec des doses individuelles moyennes mensuelles, par mois de présence
en zone irradiée, 11 à 15 fois plus élevées
que celles des agents EDF (ATM et col, 1992).
p.5
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«Au
début j'ai travaillé dans le carré d'as. C est quatre
vannes , ça fait un carré
(il s'agit de quatre très
grosses vannes du bâtiment réacteur, généralement
fortement contaminées. Pour assurer la radioprotection des intervenants
de maintenance sur ces vannes, il faut déployer d'importants moyens.).
En robinetterie, c'est là où ça pète le plus.
Si on est bien organisé ça va. Si on n' est pas bien organisé,
ça ne va pas. Parce ce qu'on n'est pas deux, trois à faire
ça. Vous allez être plusieurs équipes. Il y a un tellement
gros débit en dosimétrie qu'il faut changer vite fait . D'abord
une équipe nettoyage - tu t'en vas de là -, après
une équipe démontage, après il y a une équipe
qui vient pour enlever toutes les pièces internes. On va plus loin
, on va pas rester à côté , on va à "l'atelier
chaud " nettoyer, là où ça pète pas, et puis
après , il y aura une équipe remontage. C'est quand même
organisé. C est à peu près un des seuls trucs qui
est bien suivi." (Eric, mécanicien, CDI, 22 ans).
Mais, il faut aussi disposer des marges de manoeuvres qui permettent d'être affecté hors zone contrôlée lorsque le niveau de close reçue est élevé. Ce n'est pas le cas des travailleurs temporaires - effectuant le nettoyage, c'est-à-dire la décontamination radioactive - dont le contrat est «à durée de chantier» et pour qui un niveau de dose élevé signifie la fin de ce contrat ou de la mission d'intérim. Ces tâches de préparation portent le nom de «servitudes nucléaires». Ceux qui en sont les opérateurs expliquent qu'ils sont là pour «prendre des doses afin que d'autres n'en prennent pas» LE « DROIT » À LA DOSE C'est alors que peuvent
se développer les pratiques dites de «tricherie»
qui consistent pour le salarié à laisser de côté
le dosimètre pour éviter que l'enregistrement de doses trop
élevées lui porte préjudice en terme d'emploi. Les
salariés sont d'autant plus conscients du risque pour l'emploi que
la mise en service d'un fichier informatisé des expositions par
EDF, depuis 1992, conduit à des interdictions de site de ceux pour
lesquels le crédit de doses individuel est épuisé.
Car il ne s'agit plus pour eux d'une mesure de prévention mais d'un
"droit" qui les "protège " contre la menace du chômage.
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Parfois on peut rentrer en zone pour faire un petit truc, mais... On nous appelle les «bêtes à rems», si vous voulez savoir... Et puis il y a ceux qui bouchent les trous de GV, les trous qui sont «uyards», eux on les appelle les «jumpers». Ils en prennent encore plus que nous ! Les GV, c'est tout des tubes, c'est des échangeurs de chaleur. Les tubes s'usent, il y en a qui fuient et quand ils fuient ils se débouchent des deux côtés. - Qui fait ça? - C'est d'autres entreprises avec beaucoup d'intérimaires. (Jean-Louis, mécanicien CDI, 37 ans). Un jeune de 23 ans exprime son ambivalence entre protection de sa santé et maintien dans l'emploi, par rapport à la gestion de l'emploi par la dose: " Quand je bosse s il y a un endroit où le débit de dose est trop élevé j'y vais pas.. Je vais voir le chef et je lui demande de mettre un petit jeune qui n'a pas de doses. Parce qu'ils prennent des petits jeunes en cours d'année Nous ça fait depuis le début de l'année qu'on prend des doses et eux ils sont tout neufs . Autant les envoyer eux qu'ils prennent un peu de doses et deviennent au même niveau que nous. Parce qu'après ils vont nous mettre au taquet et nous remplacer par des petits jeunes qui ne connaissent pas le métier La dernière fois il me restait 600 millirems à prendre pour atteindre la limite des 5 rems/an. J'ai préféré partir quinze jours avant la fin de mon contrat. 600 millirems ça va vite. J'avais pas envie de prendre le risque. Le patron n était pas content...Je ne me suis jamais trop renseigné mais je pense qu'au niveau de la santé ça doit pas être très bon à la longue.." L'atteinte des limites de dose a pour conséquence l'interdiction pure et simple d'entrer en centrale. EDF délègue ainsi aux entreprises sous-traitantes la responsabilité de la gestion des conséquences de cette mesure d'interdiction, en termes d'emploi et de salaire. Ces entreprises n'étant pas liées par les garanties du statut EDF, elles gèrent ces conséquences par le recours au chômage. Lorsqu'il s'agit de travailleurs permanents, le préjudice concerne essentiellement le revenu, lors de mises en chômage partiel. Quand il s'agit de salariés temporaires, le préjudice est double: ils perdent l'emploi et parfois toute forme de revenu, compte tenu des modalités de constitution des droits à indemnisation-chômage que met en question l'emploi intermittent, sauf dans le cas de statut particulier comme celui des intermittents du spectacle. C'est donc, en ultime ressort, le travailleur DATR lui-même qui est mis en demeure de choisir entre son emploi ou un risque pour sa santé, soit librement en laissant spontanément le dosimètre à la porte, soit parfois même sous la pression de son employeur qui tente ainsi de s'abstraire de la contrainte de radioprotection et de ses conséquences. On est à des années lumière de ce qu'était censé représenter le droit de retrait des situations dangereuses introduit dans le Code du Travail en 1982. Cette division du travail et des doses rend irréel le recours possible à ce droit par ceux dont le travail est justement d'être exposé aux rayonnements ionisants. CONCLUSION En sous-traitant les vaux de maintenance, l'exploitant nucléaire réussit, non seulement à en diminuer le coût financier, mais aussi à imposer une externalisation du travail sous rayonnements sans contestation ni de la part des organisations syndicales, ni des pouvoirs publics. Le fractionnement de la dose collective sur une population de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs intermittents permet à la direction d'EDF d'affirmer que l'exposition aux rayonnements ionisants est sous contrôle et ne met pas en péril la santé des travailleurs. Du simple point de vue épidémiologique, cette affirmation demande à être discutée au regard des données internationales qui récusent toute notion de seuil dans la pathogénicité des rayonnements ionisants. Mais, l'intense précarisation des emplois et donc du suivi médical, les situations fréquentes de cumul de risques chez les intermittents du nucléaire, rendent particulièrement aléatoire la mise en évidence de pathologie spécifiques liées aux faibles doses de rayonnements. En revanche. cette invisibilité socialement construite permet aux autorités sanitaires françaises, comme dans le cas de l'amiante, de ne pas considérer les conséquences de cette situation comme étant préoccupantes du point de vue de la santé publique. p.6
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Au delà
de la question des rayonnements ionisants, la santé comme un tout
est elle-même menacée par cette organisation du travail: non
seulement à cause des risques cumulés d'accidents du travail,
de maladies professionnelles et d'atteintes à la santé non
spécifiques, liées à des conditions de travail éprouvantes
physiquement nerveusement et psychologiquement, mais aussi et peut-être
surtout par le silence, individuel et collectif, imposé aux travailleurs
qui vivent cette division sociale du travail et des risques. Or ce silence
est structurel. Les relations de sous-traitance permettent au donneur d'ordre
EDF de s'affranchir de toute confrontation directe à la parole,
à l'expression des travailleurs «extérieurs»
DATR, sur leurs conditions de travail et sur les implications de celles-ci
pour leur santé et celle de leurs familles.
Au nom de la compétitivité, ce silence permet aux industriels du nucléaire «donneur d'ordre et sous-traitants», mais aussi à l'État, de faire reculer ainsi au plus tard possible le moment d'affronter réellement la contradiction qui est au coeur même de la production nucléaire et qui explique la stratégie adoptée. La crainte est grande, chez ceux qui ont compris cette contradiction et la stratégie mise en oeuvre pour la contourner, que seule la survenue d'un accident grave permette enfin d'ouvrir un débat qui, à terme, ne pourra être éludé. A moins qu'une socialisation de la parole des travailleurs DATR, qui se dessine à travers vers certains conflits récents engagés par ces travailleurs et soutenus par des syndicalistes EDF, permette qu'elle soit entendue et prise au sérieux par les responsables syndicaux et politiques. Car si l'accident nucléaire constitue une terrible menace pour la France entière, il est - humainement, socialement et politiquement - tout aussi inacceptable de voir renaître, au sein de la société française, des formes de servitude qui renouent avec l'esclavage. |
ALTERSHON C., (1992), De la sous-traitance au
partenariat industriel Paris, L'Harmattan.
p.7
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