LA POURSUITE DU RETRAITEMENT DES COMBUSTIBLES NUCLÉAIRES
SE JUSTIFIE-T-ELLE ENCORE AUJOURD’HUI ?
Benjamin Dessus, note de travail, vendredi 16 février 2018
Au moment où des rumeurs de plus en plus insistantes courent sur l’imminence du choix de la centrale de Belleville comme nouveau lieu de d’entreposage de plusieurs milliers de m3 de combustible nucléaire usé, et en particulier de MOX, pour soulager les piscines de la Hague et celles des réacteurs nucléaires d’EDF en voie d’être saturées, il n’est pas inutile de revenir sur la pertinence de la doctrine du retraitement qui continue, contre vents et marées, à servir de dogme aux pouvoirs publics depuis une cinquantaine d’années.
Ce sont en effet les nombreuses failles de cette doctrine qui expliquent la nécessité de création à très court terme d’une installation géante de stockage de combustible usé (uranium irradié et MOX irradié) avec l’ensemble des risques d’accident et de pollution radioactive locale qui l’accompagnent.
Autant qu’on puisse le savoir, le projet de PPE en cours d’élaboration ne va très probablement pas aborder la question du retraitement qui fait partie du noyau dur de la doctrine française, au point qu’il ne serait pas même nécessaire d’en assurer la justification dans le paysage énergétique actuel et futur.
Les différents éléments de justification du retraitement qui ont servi historiquement de support à cette politique sont de plusieurs ordres.
C’est tout d’abord la volonté de doter la France de la bombe atomique du général de Gaulle qui a conduit à l’ouverture de l’usine de retraitement de Marcoule en 1956 pour extraire le plutonium du combustible usé des réacteurs graphite-gaz, puis l’usine de La Hague en 1966. Cependant, dès la fin des années 60, les besoins de l’armée française étant considérés comme satisfaits, cette première justification a disparu.
C’est donc du côté du nucléaire civil que les diverses justifications de la politique de retraitement se situent à partir du début des années 70, marquées en France et dans de nombreux pays développés par le lancement de programmes ambitieux de production d’électricité nucléaire (États-Unis, Allemagne, Royaume-Uni, Japon, Belgique, Pays-Bas, URSS, etc.).
Ces justifications sont de deux ordres :
1. La recherche d’une plus complète utilisation de la ressource énergétique que constitue l’uranium. On trouve en effet dans le combustible usé des réacteurs actuels, à côté de déchets a priori inutilisables pour produire de l’énergie (actinides mineurs, produits de fission) qui représentent environ 4% de la masse totale, du plutonium (#1%) et de l’uranium appauvri (#95%) qui peuvent potentiellement tous deux constituer de nouvelles sources d’énergie, à la condition de mettre au point des technologies adaptées à leur usage énergétique.
2. La rationalisation et la simplification de la gestion des déchets nucléaires par une séparation des différents éléments et des traitements adaptés aux caractéristiques spécifiques (niveaux d’activités et durée de vie) de chacun de ces éléments.
Il faut néanmoins prendre conscience du fait que cette seconde justification s’inscrit dans le cadre d’un choix initial de récupération du plutonium (d’abord à des fins militaires puis énergétiques) qui continue à s’imposer en France à toute politique de classement, de traitement et de gestion des déchets.
On se propose d’examiner la pertinence de ces différents éléments de justification, élaborés il y a maintenant près de 50 ans, à la lumière de l’histoire de l’énergie nucléaire civile, de la situation actuelle et des perspectives énergétiques en France mais aussi dans le monde.
I – LA JUSTIFICATION PAR LA PROTECTION DE LA RESSOURCE
Elle se décompose elle-même en deux sous chapitres :
La justification par la nécessité de disposer d’une réserve abondante de plutonium pour engager la phase industrielle de mise en place massive d’une nouvelle génération de réacteurs la "génération 4" derrière les générations actuelles de réacteurs, à partir de 2040.
La justification par le réemploi du plutonium issu du combustible usé sous forme de MOX, un mélange d’uranium appauvri et de plutonium source d’économie d’uranium dans les réacteurs existants.
I.1. La génération 4 face à l’évolution du contexte énergétique
Au début des années 70, dans le contexte de la crise pétrolière mondiale, des prévisions de consommation d’électricité pour 2000 en France de l’ordre de 1000 TWh servaient de justificatif quasiment irréfutable au développement et au maintien à long terme d’un parc nucléaire d’au moins 100 GW dans un contexte mondial d’extension analogue des parcs nucléaires de la plupart des pays développés. En dehors des ressources fossiles, soumises à la crise, il n’existait en effet aucune alternative du côté des renouvelables dans l’esprit de la plupart des décideurs. D’où la perspective d’une pénurie probable d’uranium et en tous cas une perspective de très forte tension sur son prix au début du vingt et unième siècle.
La génération 4 (à l’époque les surgénérateurs) devait permettre d’échapper à cette contrainte par une bien meilleure utilisation de l’uranium (un gain d’un facteur 50 par utilisation de l’isotope 238 de l’uranium qui constitue 99,3% de l’uranium naturel, alors que la technologie REP n’utilise que l’uranium 235). Il fallait pour cela mettre au point les réacteurs à neutrons rapides, si possible surgénérateurs (1), et se constituer une réserve de plutonium indispensable au démarrage de ces nouveaux réacteurs. La surgénération permettrait d’augmenter à terme la quantité de plutonium disponible pour le parc français.
D’où les recherches entreprises dès les années 60 sur les réacteurs à neutrons rapides (Rapsodie) puis la réalisation d’un démonstrateur Phénix (563 MW, 1973 -2010) et d’une tête de série industrielle Superphénix (1240 MW, 1984-1997).
Mais les prévisions de consommation d’électricité se sont révélées très largement surestimées : au tournant des années 2000 les besoins d’électricité se révélaient deux fois plus faibles que prévu au début des années 70 et en 2015 la consommation intérieure d’électricité ne dépassait pas 500 TWh. Enfin depuis 2010 la consommation d’électricité s’est stabilisée en France et les exercices de prévision de RTE à horizon de 20 ans n’affichent plus aucune croissance de cette consommation, malgré l’hypothèse forte d’une pénétration significative du véhicule électrique à cet horizon.
De même, la quantité et la teneur des gisements d’uranium économiquement exploitables des années 70 était très sous-estimée : selon l’AIEA, 4 millions de tonnes d’uranium à un coût inférieur à 130$/kg seraient disponibles et 7 millions de tonnes d’uranium (100 ans de réserves pour le parc actuel mondial en décroissance) à un coût inférieur à 260$ /kilo.
Dans le même temps, les solutions de production massive d’électricité non carbonée (éolien, photovoltaïque), encore confidentielles jusqu’au début des années 2000, ont brutalement changé de statut avec des coûts de production dès maintenant compétitifs vis-à-vis de l’électricité fossile et fissile actuelle et des perspectives d’évolution considérables en termes de gisements et de coûts. Le nucléaire n’est donc plus «la » solution pour une électricité bas carbone mais une solution qui entre en compétition avec les renouvelables sur tous les terrains (coût, sûreté, environnement, indépendance, (etc.).
Enfin la perspective d’apparition massive de la génération 4 se décale dans le temps : le CEA parle aujourd’hui de 2040 pour un réacteur Astrid réduit à 100 ou 200 MW et non plus d’ un réacteur de 600 MW. On mesure bien là l’énorme régression des ambitions en ce qui concerne les réacteurs à neutrons rapides : si tout va bien, en 55 ans (de 1985 à 2040) on sera passé d’un réacteur rapide de 1200 MW à un réacteur de 200 MW...
Enfin, sans même compter avec les problèmes de sûreté et de prolifération qui accompagnent cette filière (du fait des dangers spécifiques au sodium et de l’usage de plutonium), son développement à l’horizon 2050 est d’autant plus incertain que toutes les études actuelles conduisent à des coûts d’investissement prévisionnels de ces réacteurs rapides à sodium au moins 30% plus élevés que ceux des réacteurs REP. Le CEA lui-même reconnaît que « des calculs plus récents tenant compte de l’augmentation du coût du kW installé des réacteurs à eau et d’un taux d’actualisation non nul amènent le prix auquel son kWh deviendrait compétitif autour de 700 € par kilo (contre 40$/kilo actuellement) » et que la compétitivité avec le kWh des REP ne serait pas atteinte avant un siècle.
L’ensemble de ces considérations montre que le maintien du retraitement pour assurer le démarrage industriel de la génération 4 a perdu l’essentiel de ses justifications. La priorité de son émergence pour lutter contre le réchauffement climatique s’atténue fortement du fait de l’essor des renouvelables et, si son développement surmonte les divers obstacles techniques environnementaux, économiques et sociétaux rapidement évoqués, son éventualité d’émergence industrielle est repoussée vers la fin du siècle.
Il n’apparaît donc pas pertinent de maintenir le retraitement pendant au minimum une quarantaine d’années pour cette unique raison. Cela l’est d’autant moins que la France dispose d’un stock de plutonium d’une ampleur suffisante pour assurer une période de redémarrage de cette filière, en cas de nécessité. Ce stock se compose du plutonium actuellement sur étagère (44,1 tonnes) et du plutonium contenu dans les combustibles MOX neufs qui ont été rebutés par l’installation Mélox pour des questions de conformité (de l’ordre de 20 tonnes) (2). S’y ajoute une grande part du plutonium (Pu) contenu dans le premier chargement de Superphénix et qui n’a que très partiellement brûlé. On dispose donc d’une réserve de l’ordre de 70 tonnes de Pu immédiatement disponible sans avoir besoin d’avoir recours au retraitement, soit de quoi charger 90 réacteurs de type Astrid (200 MW) ou une quinzaine de réacteurs de 1200 MW (taille Superphénix) pour une production d’électricité de l’ordre de 700 TWh. Cette réserve est très largement suffisante pour accompagner le développement industriel éventuel de la filière au cours des 10 ou 20 ans qui suivront la période de validation du concept Astrid. Ce n’est donc que vers 2040-2050 qu’une décision de construction de nouvelle usine de traitement, adaptée à la satisfaction des nouveaux besoins de plutonium mais aussi aux caractéristiques du combustible accumulé, se justifierait.
I.2. Le MOX ?
C’est la justification de court terme complémentaire présentée pour justifier le traitement du combustible usé. L’utilisation dans les réacteurs REP d’un nouveau combustible, le MOX, fabriqué à partir du plutonium et de l’uranium appauvri issus du retraitement (91 à 94% d’uranium, 6 à 9% de plutonium) permet en effet d’économiser du combustible UOX fabriqué à partir de minerai importé. 24 réacteurs de 900 MW du parc français construits entre 1981 et 1986 ont reçu l’autorisation de l’ASN d’utiliser du MOX à hauteur de 30% max de leur puissance (3). L’ambition de maintien du bilan plutonium séparé français à son niveau du début des années 2010 est ainsi à peu près actuellement respectée. dédiée à la vidéo...
Par contre le bilan total de plutonium du parc français séparé et inclus dans les combustibles continue de croître et ce pour plusieurs raisons :
-le MOX irradié, actuellement non retraité, contient environ les trois quarts de sa charge initiale en plutonium – on passe du MOX neuf à 86,5 kg de Pu par tonne à 66,6 kg de Pu par tonne de MOX irradié.
-l’UOX irradié des réacteurs en fonctionnement n’est pas entièrement retraité – environ 240 tonnes sur 1240 échappent en effet au contrat de retraitement actuel qui lie EDF à Areva.
Malgré la stratégie d’usage du MOX développée, le stock de plutonium associé au parc actuel ne cesse donc d’augmenter. Il en est de même du stock d’uranium appauvri.
Mais l’usage de MOX à grande échelle présente d’autres conséquences, dans le domaine des risques, dans le domaine de la gestion des déchets et dans le domaine de l’économie.
I.2.1. Sûreté et sécurité
La fabrication et l’usage de MOX dans les réacteurs REP n’est pas sans conséquence sur les questions de sûreté et de sécurité. La raison principale en provient de la beaucoup plus forte radioactivité que présente le MOX par rapport à l’uranium naturel et à la présence de fortes quantités de plutonium susceptibles de se disperser dans l’atmosphère en cas de fusion du combustible ou d’être détournées pour fabriquer des bombes nucléaires (4). En plus de l’aggravation des risques de dissémination de plutonium qu’impliquent les transports de cette matière entre La Hague et l’usine Melox de fabrication du MOX ou de Melox aux différentes centrales concernées, l’usage du MOX augmente les risques de fonctionnement des réacteurs et la gravité des accidents : la manipulation du combustible MOX neuf, beaucoup plus chaud que le combustible UOX, est plus difficile et nécessite un appareillage spécifique, l’introduction de MOX dans le réacteur rend le contrôle de la réaction en chaîne plus délicate. D’autre part, le risque de « criticité » est plus important car la masse critique de Pu pouvant amener à une explosion est 3 fois plus faible que celle de l’UOX. Ce risque s’étend aux piscines de refroidissement du MOX usé et aux usines de fabrication du MOX. Enfin la quantité de plutonium dans le MOX est beaucoup plus importante que dans l’UOX. En cas de fusion du cœur ou de dommages apportés aux combustibles entreposés dans les piscines (perte de refroidissement) la quantité de plutonium pouvant atteindre l’environnement est donc également beaucoup plus importante. La manutention et le stockage du MOX irradié posent également des problèmes spécifiques : alors qu’il faut entreposer en piscine l’UOX irradié pendant une cinquantaine d’années avant stockage en profondeur, il faut attendre 150 ans pour le MOX.
I.2.2. Économie
Pour la première fois, en 2000, le rapport Charpin Dessus Pellat (5) a abordé explicitement la question de la comparaison économique des stratégies de retraitement et de non retraitement en étudiant plusieurs scénarios concernant le parc actuel de réacteurs nucléaires, dont certains avec maintien du retraitement et l’alimentation en MOX des 28 réacteurs de 900 MW du parc et d’autres avec arrêt retraitement en 2010.
La comparaison entre le scénario S3 (arrêt du retraitement en 2010) et le scénario S1 (maintien du retraitement et moxage des 28 réacteurs de 900 MW de 2000 à leur fin de vie (41 ans) apporte des éléments économiques importants.
Tableau 1 : Comparaison des dépenses d’un scénario de maintien de retraitement avec moxage de 28 tranches nucléaires(S3) et d’un scénario d’arrêt du retraitement en 2010 (S1)
Giga euros | S1-arrêt retraitement en 2010 |
poursuite et 28 REP moxés | S1-S2 |
Dépenses amont 2000-2050 |
43,35 milliard |
40,6 milliards |
+2,75 milliards |
Dépenses aval 2000-2050 |
14,80 | 22,45 | -7,65 |
Total | 58,15 | 63,05 | -4,90 |
Dans le scénario S1 l’arrêt du retraitement implique des dépenses amont supplémentaires pour fabriquer le combustible nécessaire aux réacteurs 900 MW entre 2010 et la fin de vie des réacteurs. Par contre les dépenses aval du scénario S3 avec retraitement sont nettement augmentées.
Globalement et pour un prix de l’uranium de 65$/kg, la stratégie retraitement se révèle plus coûteuse que son arrêt.
L’économie de minerai d’uranium (4%) réalisée grâce au maintien du retraitement (17 000 tonnes sur un total de 415 000 tonnes) entraîne un surcoût de 4,9 G€, soit 290€/kg d’uranium économisé, un prix au kg 7 fois supérieur au prix actuel.
L’étude apporte également un éclairage sur les bilans comparés en plutonium des deux stratégies. En 2050 le stock de plutonium non séparé (7) (+américium 241 provenant de la dégradation du plutonium 241) atteint 542 tonnes dans le scénario S1 avec arrêt du retraitement à partir de 2010 et 476 tonnes dans S3 (avec poursuite du retraitement et 28 tranches moxées). Cette réduction plus significative du bilan plutonium (66 tonnes, 12%) s’effectue pour un coût de l’ordre de 75 millions €/tonne.
Globalement l’introduction de M0X dans le cycle nucléaire apporte une justification modeste sur le bilan plutonium à l’horizon de la fin de vie du parc (de l’ordre de 12% de réduction du bilan plutonium séparé et non séparé), très marginale et très onéreuse sur la préservation de la ressource en uranium (4%), et augmente significativement le bilan d’uranium appauvri et surtout du MOX en attente d’un retraitement improbable (2500 tonnes en 2017).
De plus la poursuite de la stratégie MOX augmente de façon significative les risques associés à la sûreté et à la sécurité.
A l’issue de cette analyse, on peut constater à quel point les deux principales justifications apportées à la poursuite du retraitement au titre de la préservation de la ressource se révèlent fragiles non seulement pour des raisons techniques et économiques mais aussi pour l’augmentation des risques qu’elles entraînent.
II – LA RATIONALISATION ET LA SIMPLIFICATION DE LA GESTION DES DÉCHETS NUCLÉAIRES ?
Cette justification est souvent invoquée pour promouvoir l’instauration ou la poursuite du retraitement.
Elle est bien résumée par l’affirmation lapidaire suivante qui apparaît dans la plupart des publications concernant l’aval du cycle nucléaire : grâce au retraitement, 96% de la masse des combustibles usés de l’industrie électronucléaire sont recyclés pour produire de l’énergie. Les 4% restants, dits déchets ultimes sont vitrifiés et ont vocation à être stockés en sous-sol profond.
Cette remarquable efficacité mise en regard du gâchis considérable que constituerait le stockage direct de l’ensemble des combustibles nucléaires irradiés apparaît en effet décisive.
On constate cependant, après plus de 40 ans de mise en œuvre de cette stratégie que ce ne sont pas 96% mais plutôt de l’ordre de 3% de la masse des combustibles usés du parc nucléaire qui sont effectivement recyclés : les stocks de combustible UOX usé, de MOX usé, d’uranium appauvri,d’uranium de retraitement sont tous en rapide augmentation. Il en est de même du stock de plutonium non séparé qui sera passé de moins de 100 tonnes en 2000 à près de 500 tonnes à la fin de vie du parc actuel.
L’explication de ce grand écart entre la réalité et le bilan officiel repose sur un artifice de vocabulaire. On distingue en effet dans ce bilan officiel, les déchets radioactifs ultimes, (ceux qui sont reconnus comme n’offrant dans les conditions techniques et économiques du moment, dans l’état des connaissances et de l’évolution du parc nucléaire, aucune possibilité de réutilisation), des déchets dits valorisables.
Cette seconde catégorie est constituée de l’ensemble des matières issues de la gestion passée ou actuelle du parc nucléaire, qui contiennent des quantités significatives de matières fissiles (susceptibles de produire une réaction de fission) ou fertiles (susceptibles d’être converties en matières fissiles). En pratique, ceci concerne l’uranium et le plutonium sous toutes leurs formes dans la chaîne de production d’utilisation et de retraitement du combustible.
On constate aujourd’hui que la très grande majorité de ces matières théoriquement valorisables ne le sont pas et s’accumulent, soit sous forme séparée (c’est le cas pour une grande partie de l’uranium appauvri ou d’une petite part du plutonium), soit dans les combustibles usés UOX ou MOX.
C’est à l’aune de cette réalité et non pas d’une valorisation théorique qu’il faut juger de l’efficacité de la stratégie retenue au regard de la bonne gestion des déchets nucléaires. La réalité observée se traduit en effet par une diversification de matières radioactives de statuts variés à gérer, éventuellement transformer et stocker ou utiliser dans des réacteurs de types nouveaux qui produisent à leur tour des combustibles usés composés de produits radioactifs nouveaux. Là encore, la construction d’un scénario d’école par les auteurs du rapport Charpin Dessus Pellat sans retraitement depuis l’origine S7 et sa comparaison avec un scénario de poursuite de retraitement accompagné du moxage des 28 réacteurs de 900 MW S3 permet d’illustrer l’inflation considérable des matières à gérer dans le dernier cas.
Le tableau 2 illustre ce constat :
Tableau 2 : Comparaison des bilans matières d’un scénarios avec retraitement et d’un scénario sans retraitement depuis l’origine
Bilan matière en fin de vie du Parc |
S6 : poursuite du retraitement et moxage de 28 rep |
S7 : pas de retraitement sur la vie du parc |
S6-S7 |
Uranium appauvri (kt) |
379 | 417 | 62 |
Uranium de retraitement (kt) |
34,1 | 0 | 34,1 |
Combustibles UOX usés(kt) |
17,6 | 58,3 | 41,3 |
Combustible MOX usés (kt) |
4,8 | 0 | 4,8 |
Pu séparé (kt) | 65 | ||
Stock Pu + américium non séparé |
514 | 667 |
Dans le scénario S7 d’école où aucun retraitement n’a été mis en route, les deux seules matières entreposée à la fin de vie du parc sont de l’uranium appauvri issu de l’enrichissement initial en U235 du minerai d’uranium et le combustible usé renfermant divers produits radioactifs (plutonium, actinides mineurs, produits de fission, uranium). Dans le scénario S6 avec retraitement sont présents en quantités significatives, du combustible UOX (environ 1/3 de moins que dans S7), du combustible MOX usé en quantité importante (4,8kt dans S6 contre 0 dans S7). Pour mémoire on rappelle les quantités du plutonium non séparé (avec une réduction de l’ordre de 22% de S6 à S7) des deux scénarios. Premier constat : les quantités d’uranium à entreposer à l’issue des deux scénarios sont du même ordre autour de 420 kilotonnes.
Par contre le scénario S3 avec retraitement réduit des deux tiers la masse de combustible usé UOX à entreposer et éventuellement stocker mais impose le conditionnement d’une quantité importante d’un combustible usé nouveau, le MOX, dont la radioactivité est beaucoup plus forte que celle de l’UOX et impose des précautions d’entreposage beaucoup plus exigeantes, dont par exemple des temps de refroidissement en piscine trois plus élevés, enfin une soixantaine de tonnes de Pu séparé qui présente des risques très spécifiques d’environnement et de prolifération.
En fin de compte, la situation à laquelle mène le retraitement et le conditionnement définitif d’un certain nombre des matériaux regroupés sous le terme de déchets ultimes se révèle d’une grande complexité et exige la mise au point d’une série de technologies spécifiques à chaque matériau (Pu séparé, UOX usé, MOX usé, etc.). Sans retraitement, la situation est nettement plus simple car il n’est plus nécessaire que de conditionner un seul matériau composite, l’UOX usé, de façon à le préparer à son entreposage voire son stockage définitif.
Mais la gestion des déchets actuels conduit de plus à une contradiction majeure.
Le tri des matériaux sur la base d’une valorisation (théorique) ou non des différents composants d’UOX a amené ses concepteurs à regrouper dans un même « paquet » des matériaux à haute activité et longue durée de vie présentant pourtant des caractéristiques physiques chimiques et radiologiques extrêmement diverses.
C’est ce paquet qui est vitrifié, dans l’espoir de le rendre définitivement insensible aux différentes attaques de son environnement et le rendre ainsi apte à un stockage définitif. Or dans le même temps, des équipes du CEA travaillent sur la possibilité de transformer certains des composants de ces déchets C, par exemple les actinides mineurs, pour les transformer en des nouveaux produits de plus courtes durées de vie (la transmutation). Depuis 20 ans des programmes importants ont été consacrés à ces sujets à Phénix, à Superphénix et au CERN. Ces programmes sous entendent que les notions de « déchet ultime » comme celle de déchet valorisable ont un caractère profondément volatile. Cette notion évolue non seulement en fonction du progrès scientifiqueet technique, mais aussi en fonction des opportunités sociétales et économiques.
Il est donc paradoxal de constater qu’une seule et même entreprise consacre au même moment des moyens humains et financiers importants à deux objectifs contradictoires : la transmutation de certains des déchets considérés jusque-là comme ultimes et le conditionnement irréversible de ces mêmes déchets en mélange avec d’autres matériaux.
Plus généralement, il faut prendre conscience du fait que le tri opéré actuellement sur le critère de valorisation n’est pas forcément optimal du point de vue de la gestion des déchets nucléaires. Il conduit en effet à dimensionner les barrières de protection des colis de déchets C réalisés sur la base de composants minoritaires, mais dont l’activité et la période d’activité sont particulièrement élevés.
D’autres types de tri sont envisageables : ils portent sur des classements par types de radioactivité, ( alpha, béta, gamma), par durées de vie, par propriétés chimiques (mobilité ou solubilité en présence d’eau par exemple), etc.
On pourrait alors regrouper des séries de matériaux contenus dans l’UOX usé présentant des caractéristiques voisines et proposer pour ces matériaux des solutions de gestion spécifiques adaptées à ces propriétés. Un exemple : la plupart des produits de fission sont caractérisés par une activité importante et de durées de vie de quelques centaines d’années. Ils semblent donc passibles d’un entreposage pérenne qui est envisageable pour une telle période de temps.
Le classement selon le critère de valorisation qui gouverne la stratégie actuelle de l’aval du cycle, outre qu’elle se révèle pratiquement inopérante, avec des pans entiers totalement négligés, n’a de plus aucune raison d’être optimale sur le plan de la gestion et de l’élimination des déchets.
Tel qu’il a été conçu et qu’il est aujourd’hui pratiqué, le retraitement n’assure pas la rationalisation et l’optimisation de la gestion et de l’élimination des déchets. Il présente des risques à court terme par accumulation de matériaux dangereux non valorisés, matériaux dont l’élimination potentielle (d’ailleurs partielle) est reportée à long terme et dépend de l’émergence très aléatoire d’une nouvelle génération de réacteurs vers 2050.
Résumons-nous : aucune des justifications successivement ou parallèlement présentées pour justifier la stratégie française de retraitement ne résiste au choc des réalités. La protection des ressources d’uranium est à peine esquissée (4% d’économie d’uranium) et ce à un coût exorbitant (290$/kg U), la gestion des déchets après retraitement se révèle plus complexe que sans retraitement, laisse sans solution pour des dizaines d’années des masses très importantes de matériaux très actifs et très proliférants et suspend les premiers embryons de réduction du bilan des déchets les plus dangereux à l’émergence controversée d’une nouvelle génération de réacteurs avant la fin du siècle.
En attendant, combien de piscines devront elles venir miter nos plus beaux vignobles pour cacher sous quelques mètres d’eau les méfaits d’une doctrine dépassée ?