21/02/20 • Jacques Terracher

CONCERTO POUR CLARINETTE ET ARPE

OUVERTURE

L’activité de 310 Bq/l (Becquerels par litre) de radioactivité en tritium mesurée dans l’eau de la Loire à Saumur en janvier 2019 constitue un écart par rapport à la limite de 140 Bq/l qui ne devrait pas être dépassée : focus sur la pollution au tritium contenue dans les effluents des cinq centrales nucléaires du bassin Loire.

EDF appelle « clarinette » la conduite d'évacuation de ses effluents liquides dans les cours d'eau. Pour exemple, celle de Civaux mesure 75 m de long, et 2 m de diamètre. Elle présente 5 buses d'évacuation de 48 cm de diamètre. Elle peut relâcher plusieurs m³/s d'effluents liquides dans le lit de la rivière (2 m³/s en général).

A RPE = Autorisation de Rejets et Prélèvements d'Eau. Chaque centrale est assujettie à une autorisation spéciale accordée par les autorités de tutelle (ASN) et gouvernementales (ministères) pour effectuer les rejets liquides et gazeux de ses installations dans les cours d'eau et dans l'air. Cette ARPE répond à une demande, DARPE, déposée par EDF, qui détermine la quantité annuelle des rejets inhérents au fonctionnement des réacteurs nucléaires. L'ARPE prend donc l'aspect d'une norme alors qu'elle n'est qu'un droit à polluer l'environnement : l'air, les sols, les cours d'eau, les mers.

Les pollutions sont de nature chimique, nucléaire, et thermique ; très souvent les trois à la fois et en même temps.

PREMIER MOUVEMENT

Les différentes sources de production de rejets d'une centrale nucléaire.

Les rejets, gazeux ou liquides, proviennent principalement de l’îlot nucléaire (KER) et des circuits secondaires (SEK). Ces effluents sont de nature chimique ou radioactive. Les tours des aéroréfrigérants provoquent des rejets thermiques. Les effluents liquides sont déversés dans les fleuves après dilution avec l'eau sortant des aéroréfrigérants. La dilution doit se faire à une proportion de 1 pour 500 minimum.

Les circuits primaires (rejets KER) contiennent des produits chimiques : acide borique, morpholine, lithine, hydrazine.... et du tritium en très grande quantité.

Les circuits secondaires, contiennent des produits chimiques : morpholine, éthanolamine, hydrazine. En cas (assez fréquents) de fuite internes dans les GV (générateurs de vapeur) le secondaire est contaminé par le primaire et devient aussi radioactif.

Les circuits de réfrigération : phosphates trisodique.

Les laveries : détergents, poussières.

Circuits divers : azote, métaux, sodium.

Les rejets thermiques proviennent du refroidissement effectué dans les tours. Un réacteur nucléaire refroidi par un fleuve exige un prélèvement d'eau de 2 m³/s dont 1 m³/s se transforme en vapeur et 1 m³/s est rejeté dans le fleuve.

Ces effluents sont d'abord stockés dans des grands réservoirs avant rejet contrôlé dans les fleuves.

Les rejets se font au rythme moyen de trois jours par semaine pour une centrale de deux réacteurs.

Le problème majeur des rejets est posé par le tritium qui se forme inévitablement dans le cœur des réacteurs et qui se présente sous forme gazeuse ou liquide (eau tritiée). On ne peut pas le filtrer. Le tritium se comporte comme l'hydrogène : il peut se lier organiquement aux molécules et pénétrer dans les tissus du monde vivant.

DEUXIEME MOUVEMENT

La technique des rejets liquides et les limitations.

Le tritium est l'effluent principal d'une centrale nucléaire. La quantité globale et la concentration dans les rejets sont réglementés et surveillés. C'est un déchet qui subit une dilution avant relâchement dans l'environnement. La quantité de tritium formé dans un réacteur nucléaire est proportionnelle à l'énergie électrique produite. Un réacteur de pallier N4 (les plus puissants) produit environ 35 TBq par an (T = Téra = mille milliards) dans son circuit primaire. Afin d’éviter l’accumulation du tritium dans l’eau primaire, celle-ci est souvent renouvelée ce qui provoque les rejets de tritium via le circuit KER. On introduit de l'acide borique dans les circuits primaires pour assurer le rôle de modérateur neutronique (absorbeur de neutrons). C'est lui qui fournit l'essentiel du tritium contenu dans les circuits primaires. Les variations de puissance demandées au réacteur nécessitent des ajustements de concentration d'acide borique. Il faut donc par moments renouveler une partie du fluide primaire par de l'eau pure, ce qui occasionne des rejets d'eau tritiée. Ces rejets sont d'abord stockés dans de grands réservoirs (750 m³). Leur radioactivité se mesure en millions de Bq/l. Avant rejet ils sont pré-dilués dans un rapport 1/500 minimum, avec l'eau de réfrigération issue des tours. En pratique, pour l'année 2018, la centrale de Civaux a relâché 70 TBq de tritium au rythme moyen de 7 000 Bq/l au rejet.

EDF effectue ses rejets sans préavis. Ceci complique la tâche des organismes de surveillance, IRSN ou contrôles citoyens et associatifs.

Que prévoient les ARPE ?

Retenons l'exemple de Civaux pour citer des chiffres précis.

La radioactivité du rejet en tritium est limitée en fonction du débit du fleuve suivant la formule :

A = 80 D, où A est le débit d'activité, en Bq/s, et D le débit de la Vienne en l/s.

Les rejets ne sont normalement autorisés que si le débit de la Vienne est compris entre 27 et 400 m³/s.

Pour 27 m³/s, on a : A = 80 x 27 000 = 2 160 000 Bq/s. Soit 1 080 Bq/l avec un rejet à 2 m³/s.

Pour 400 m³/s on a : A = 80 x 400 000 = 32 000 000 Bq/s. Soit 16 000 Bq/l avec rejet à 2 m³/s.

Les ARPE imposent donc une limite d'activité en tritium exprimée par le débit instantané en Bq/s. Or ce paramètre n'est pas mesurable, il ne peut pas être vérifié autrement que par le calcul. Par contre, au laboratoire on mesure la concentration volumique en Bq/l (après des heures ou des jours d'observations). On sait prélever des litres d'eau pour analyse, mais on ne sait pas prélever des secondes ! La concentration volumique dépend donc de la concentration instantanée initiale mais aussi des débits du rejet et du cours d'eau. La concentration volumique au rejet n'étant pas limitée, elle pourrait être très élevée pourvu que son débit soit faible. Mais dans ce cas, la pollution en zone de mélange incomplet pourrait porter une grave atteinte à l'environnement.

Les ARPE imposent que l'activité volumique du cours d'eau ne dépasse pas 140 Bq/l en moyenne journalière (et 280 en moyenne horaire) dans la zone de bon mélange, mais sans définir cette zone. En pratique elle se situe en aval du rejet à une distance de 6 km à Civaux (dans la Vienne) et de 12 km au Bugey (dans le Rhône). Pour la Loire à Chinon, selon l'IRSN, les 310 Bq/l relevés à Saumur auraient pour origine un mélange incomplet observé à 22 km en aval de cette centrale !

Entre cette zone de bon mélange et la clarinette de rejet, il y a donc une zone de mauvais mélange dans laquelle la concentration radioactive en tritium décroit, à mesure que la dilution se fait, de quelques milliers de Bq/l à 140 Bq/l.

De plus, le long de la Loire, quatre centrales sont installées : dans l'ordre Belleville, Dampierre, St Laurent et Chinon. Leurs rejets se font « en série » et les activités volumiques se cumulent. Cela signifie aussi que les panaches de vapeur des trois dernières centrales sont pollués par les rejets radioactifs contenus dans le fleuve où elles puisent leur eau de réfrigération. En janvier 2019, il y avait 310 Bq/l à Saumur, une activité radioactive très supérieure à la norme européenne de 100 Bq/l pour l'eau destinée à la consommation.

Si chaque centrale de la Loire avait une dilution effective de ses rejets de tritium à la limite ARPE de 140 Bq/l, et si leurs rejets se cumulaient malencontreusement, on pourrait avoir une activité de 4 x 140 = 560 Bq/l dans la Loire en aval de Chinon, avec des rejets « réglementaires » !

Les grandes villes de la Loire (Orléans, Blois, Tours, Angers, Nantes...) puisant l'eau de consommation dans le fleuve, des centaines de milliers de personnes boivent quotidiennement de l'eau contaminée en tritium. Consommée même à faible dose, son innocuité reste à démontrer.

Les rejets thermiques

L’immense majorité des rejets thermiques dans l’atmosphère est faite par l’intermédiaire des aéroréfrigérants. En effet, du fait du faible rendement d’une centrale nucléaire (environ 1/3), les pertes thermiques représentent les 2/3 de l’énergie fournie par le réacteur. En chiffre, pour les deux tranches de Civaux à pleine puissance, quand 2900 MWe sont fournis sur le réseau électrique, 5800 MWe viennent réchauffer l’air des petits oiseaux. Une centrale électrique est avant tout un chauffage climatique. Cette pollution thermique n’est pas comptabilisée dans l’ARPE.

Les rejets thermiques par voie liquide proviennent de l'eau chaude des aéroréfrigérants à laquelle on mélange les rejets KER pour effectuer la pré-dilution. L'échauffement toléré dans la rivière est limité en fonction des débits du rejet et du cours d'eau. Il doit respecter la formule indiquée dans l'ARPE :

Δ T = (T rejet – T amont) (Q rejet/ Q Vienne)

Q sont des débits, et T les températures. Pour Civaux, l'échauffement de la rivière (Δ T) a été fixé à 2 °C, dans la zone de bon mélange. En amont de cette zone, l'ARPE autorise donc des températures beaucoup plus élevées puisque la formule indique qu'un rejet avec de l'eau bouillante serait possible avec un débit de la rivière supérieur à 128 m³/s, une température amont de 15 °C, et un rejet à 3 m³/s. Ce sont des conditions très ordinaires.

En conclusion, on peut voir que l'ARPE est très permissive : elle ferme les yeux sur les zones de mauvais mélanges, longues de plusieurs kilomètres, et tolère des lâchers à la clarinette fortement radioactifs et très chauds qui peuvent dans certaines circonstances dépasser largement la norme européenne de 100 Bq/l pour l'eau destinée à la consommation.

TROISIEME MOUVEMENT

Les zones, l'impact environnemental et sanitaire

En réalité, ce sont les DARPE, présentées par EDF, qui ont fait les ARPE, validées par les autorités : ASN et ministères.

Ces ARPE sont-elles conformes au Code de l'Environnement, compte tenu des zones de mauvais mélanges qui existent mais dont elles ne parlent pas ?

Dans les zones de bon mélange, là où la dilution est complète, les pollutions au tritium et les pollutions thermiques sont faibles. Mais le problème des faibles doses n'est pas encore résolu : nul ne sait réellement à partir de quelle dose radioactive la santé est perturbée. On sait seulement qu'un bébé (et encore plus un fœtus) est beaucoup plus vulnérable qu'un adulte d'âge mûr.

De plus, la pollution au tritium de la Vienne par le CNPE de Civaux est de l'ordre moyen de 50 Bq/l en période de rejet, de source EDF. Cette activité radioactive est confirmée par les mesures que l'ARS fait de l'eau du robinet à Châtellerault. Ceci démontre que les traitements de l'eau puisée dans une rivière ne peuvent pas en éliminer le tritium. Il passe intégralement du cours d'eau dans les biberons. La directive UE sur l'eau destinée à la consommation a fixé à 100 Bq/l l'activité maximale de tritium dans l’eau destinée à la consommation. Cette valeur, considérée comme un seuil d'alerte à ne pas dépasser, devrait s'appliquer également aux cours d'eau.

Quels en seront les conséquences à long terme sur la santé ? Actuellement, nul ne le sait. Le principe de précaution ne devrait-il pas s'appliquer ?

Cette pollution, à faible dose dans les zones de bon mélange, et à doses plus élevées dans les zones de mauvais mélange affecte également la flore et la faune aquatique. Elle entre dans la chaîne alimentaire le long de nos fleuves qui arrosent tous des sites nucléaires.

La France est le pays du monde le plus nucléarisé, compte tenu de sa surface, du nombre de ses habitants et de ses activités nucléaires civiles et militaires. La France est également le plus important consommateur de lévothyroxine (hormone thyroïdienne). Ceci expliquerait-il cela sachant que les iodes radioactifs attaquent la thyroïde en priorité ?

D'après le journal Le Monde, « 3 millions de personnes prennent en France de la lévothyroxine, pour soigner l’hypothyroïdie ou après une opération de cancer de la thyroïde ».

AU FINAL

L'affaire des 310 Bq/l de Saumur met en évidence des anomalies et des manquements graves dans la réglementation sur les rejets des centrales nucléaires, ce qui représentent des menaces pour les populations et l'environnement :

  • Les DARPE et ARPE ignorent l'existence de zones de mélange, partie de la rivière comprise entre le rejet et la zone de bon mélange. Cette zone, qui peut faire des dizaines de km, peut être qualifiée de zone de mauvais mélange (très mauvais pour la santé de la flore de la faune et des humains).

  • Les ARPE n'imposent pas de limitations maximales en activité volumique de tritium en sortie de clarinette. En pratique, l'activité au rejet à Civaux est de 7 000 Bq/l en moyenne. Les limitations en débit instantané maxi vont de 0,4 à 32 MBq/s en fonction du débit de la Vienne (de 10 à 400 m³/s) ; Elles n'interdisent pas des rejets à très forte radioactivité volumique, dangereuse pour l'environnement dans la zone de mauvais mélange.

  • Les périodes de rejets sont gardées secrètes par EDF, ce qui nuit à l'efficacité des contrôles.

  • L'eau du robinet est polluée par le tritium. Présent dans les cours d'eau, il se retrouve intégralement dans les circuits d'eau potable de certaines villes. 100 Bq/l dans la rivière donnent 100 Bq/l au robinet. L'activité tritium de nos cours d'eau ne devraient donc jamais dépasser cette valeur fixée par la directive UE sur l'eau destinée à la consommation. Mais les ARPE ont fixé la limite maxi à 140 Bq/l.

L'affaire de Saumur montre que les rejets ne sont pas bien maîtrisés : mélangés ou pas, ils polluent l'environnement. Ils constituent avec les déchets solides un des trois dossiers noirs du nucléaire. Les deux autres étant les dangers d'accident majeur et le prix de revient excessif du kilowattheure.

Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, la pollution par les rejets, effluents chimiques et radioactifs, doit cesser dans nos cours d'eau, comme dans l'air. Le nucléaire est une énergie sale. Il faut faire taire les clarinettes et abroger les ARPE. Nos fleuves ne sont pas des grands collecteurs d'égouts, respectons-les comme nous devons respecter toute forme de vie sur terre.

Jacques Terracher, le 21/02/2020.