Une chercheuse du nucléaire trop radioactive ? |
La décision électrise l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRNS), chargé de prévenir, en France les accidents atomiques. Le 16 juin, une chercheuse qui travaillait depuis huit ans au laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales s’est fait virer pour faute grave. Une première dans ce respectable organisme...
La lettre de licenciement évoque « une insubordination récurrente avec défiance vis-à-vis de [sa] hiérarchie » et « un comportement inadapté ». La virée, Christine Fassert, a saisi les prud’hommes : elle invoque, de son côté, une série de travaux dérangeants réalisés dans le cadre d’un projet franco-japonais, baptisé « Shin-Rai », sur les conséquences sociologiques de l’accident nucléaire de Fukushima.
A partir de décembre 2015, ses rapports avec le patron de son labo se sont dégradés, ce qui a conduit, en septembre 2017, à une mise à pied de 24 heures pour « non-respect des consignes et directives de [sa] hiérarchie ».
Dans un témoignage écrit destiné aux prud’hommes l’une de ses partenaires de recherche — une sociologue rattachée à un laboratoire de Sciences-Po Paris — la soutient, dénonçant des pressions du chef direct de Christine Fassert : « Il voulait imposer des changements, voire censurer des mots et des phrases de notre article. » Histoire, ajoute-t-elle d’« écarter les citriques envers la gestion post-accidentel du gouvernement japonais et du secteur du nucléaire civil et général », et de « minimiser et relativiser le risque lié à l’explosion aux radiations ».
Labo contre lobby ?
De plus, ajoute la collègue, le responsable du labo l’aurait menacée de bloquer le financement de l’IRSN à Sciences-Po si le duo n’orientait pas ses recherches différemment. En février, un article de Christine Fassert pour la revue « Les Annales des Mines », reprenant de large extrait du rapport Shin-Rai, est refusé à la demande de sa hiérarchie. Motif invoqué : « Le choix des extraits et leur mise en lumière semblent mettre en défaut l’expertise institutionnelle par rapport à la contre-expertise. »
Contactée par « Canard », la direction de l’IRSN réfute ces accusations : « Ce n’est pas la qualité du travail de la chercheuse qui est en cause, mais bien son comportement. » Solidaire, le physicien David Boilley, membre du comité d’orientation des recherches de l’IRSN et patron de l’Acro (une ONG spécialisée dans la radioprotection), vient de claquer la porte.
Il pense, lui aussi, que l’IRSN n’aime pas les électrons libres ?
Commentaire GSIEN |
Suite au licenciement de Christine Fassert, « un collectif de chercheurs » dénonce, dans une tribune au « Monde », « le retour de méthodes autoritaires et de censure dans les organismes nucléaires. » Selon Le Monde, le travail de Christine Fassert à l’IRSN avait « pour objet d’observer et questionner les vulnérabilités, les actions et les décisions engendrées par la catastrophe nucléaire japonaise. Dans plusieurs secteurs du nucléaire, des témoignages font part de pressions de plus en plus fortes s’exerçant non seulement sur les chercheurs liés au secteur ou les doctorants bénéficiant de financement des agences nucléaires mais également sur les unités de recherche externes liées par des contrats de recherche. »
« Ces incidents et le licenciement qui en a résulté appellent à interroger le rôle de l’IRSN dans la gestion du risque nucléaire, son indépendance et sa crédibilité. Ils posent aussi des questions fondamentales sur le rôle des chercheurs au sein des organismes ayant un statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) – ce qui est le cas de l’IRSN. Des organismes publics qui ont pour mission de mener des recherches au service de la société peuvent-ils réduire au silence leurs employés lorsque les recherches produites ne correspondent pas aux attentes de leur hiérarchie ? Peut-on par ailleurs laisser ces mêmes organismes intervenir sur les contenus scientifiques produits au sein de partenariats de recherche, au nom de la défense de la « cause » institutionnelle ? Le retour des logiques de promotion du nucléaire portées par certains dirigeants entre nécessairement en conflit avec une mission d’expertise indépendante. »
Les signataires de cette tribune (liste ci-dessous) demandent « aux autorités publiques de garantir l’indépendance des recherches au sein des établissements publics de type EPIC. Il faut imaginer d’autres formes de suivi et d’évaluation des recherches, en ouvrant des espaces de discussion critique portés par une pluralité d’acteurs. Il y va de la crédibilité des agences et des institutions. Les recherches en sciences humaines et sociales n’ont pas pour vocation de conforter les préjugés ni de soutenir les cadrages officiels ; elles œuvrent à la production de connaissances nouvelles, parfois dérangeantes, au service de l’ensemble des citoyens. »
Marie
Augendre, maîtresse
de conférences à l’université Lumière Lyon-II
David
Boilley, physicien
et président de l’Association pour le contrôle de la
radioactivité dans l’Ouest (ACRO)
Francis
Chateauraynaud, directeur
d’études en sociologie à l’EHESS
Michaël
Ferrier, professeur
de littérature à l’université de Chuo (Japon)
Jean-Michel
Fourniau, directeur
de recherche à l’université Gustave-Eiffel, président du
groupement d’intérêt scientifique Démocratie et
Participation
Alain
Gras, professeur
émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne
Reiko
Hasegawa, chercheuse
associée au Médialab de Sciences Po
Gabrielle
Hecht, professeure
de sécurité nucléaire à l’université de Stanford (USA)
Sophie
Houdart, directrice
de recherche en anthropologie au CNRS
Paul
Jobin, chercheur
à l’Institut de sociologie de l’Academia Sinica
(Taiwan)
Frédérick
Lemarchand, professeur
de sociologie à l’université de Caen
Sophie
Poirot-Delpech, maîtresse
de conférences à l’université Paris-I
Panthéon-Sorbonne
Yoshiyuki
Sato, professeur
associé à l’université de Tsukuba (Japon)
Kurumi
Sugita, chercheuse
retraitée au CNRS
Annie
Thébaud-Mony, directrice
de recherche honoraire à l’Inserm
Sezin
Topçu, chercheuse
au CNRS (CEMS-EHESS)