24/02/22 • La Tribune

À la Hague, EDF au pied d’un encombrant mur de déchets
La Tribune, le 24 février 2022

EDF a-t-il trop procrastiné ? Malgré les alertes insistantes de l’Autorité de sureté du nucléaire, l’énergéticien a tardé avant de décider de la construction de nouvelles capacités d’entreposage pour la part de combustibles usés que l’on ne sait pas -ou pas encore- recycler, faisant peser de sérieux risques sur le fonctionnement de son parc de réacteurs à moyen terme. Désormais placé au pied du mur, EDF envisage d’édifier une méga-piscine d’entreposage sur le site d’Orano de la Hague dans la Manche. Mais le projet rencontre une opposition inhabituelle dans ce coin de France pourtant acculturé à l’atome. Explication.

Pour quelle raison EDF veut-il construire une nouvelle piscine d'entreposage à La Hague ? Pour bien compren-dre les enjeux de ce projet, il faut se souvenir que la France est le dernier pays au monde à retraiter les combustibles usés issus de ses centrales. Imaginé initialement à des fins militaires, le processus abandonné par la Grande Bretagne en 2020 perdure de ce côté-ci de la Manche.

Depuis les années 60, il est entièrement réalisé dans l'usine Orano de La Hague, le plus grand complexe au monde dans sa spécialité. Le procédé chimique consiste à extraire le plutonium des combustibles irradiés, lequel est ensuite transféré dans l'usine Melox de Marcoule (Gard) pour y fabriquer de nouveaux combustibles appelés MOX (un mélange [d’oxyde] d'uranium appauvri et de plutonium). A l'issue de quoi ce mélange est réinjecté dans une partie des réacteurs en lieu et place de l'uranium enrichi auquel il se substitue à hauteur de 10% du total. De cette singularité française, en découle une autre.

Un stockage centralisé

Là où la majorité de nos voisins stockent les déchets résultant de la fission au voisinage des centrales dont ils provien-nent, l'immense « blan-chisserie » de La Hague centralise la totalité du combustible usé que génèrent les 56 réacteurs de l'Hexagone et de quelques étrangers. Le matériau y refroidit pen-dant cinq ans dans de gigantesques piscines avant d'être traité.

Problème. Si le recyclage « permet de réduire d'un facteur 10 le nombre d'assemblages de combustibles usés à entreposer dans la durée » comme le fait valoir EDF, il n'en demeure pas moins partiel.

Précision du GSIEN : la majeure partie (et non la totalité) des combustibles irradiés déchargés sont à La Hague et le reste se trouve dans les piscines de réacteurs d’EDF. En 2020, d'après l'Andra (Les essentiels 2022), il y avait 11 700 t de combustible (UNE+URE) et 2 350 t de MOX soit un total de 14 050 t déchargées.

Comme il y avait fin 2020 un total de 9 955 t à La Hague, cela représente 70,8% des combustibles irradiés. Les piscines des 58 réacteurs d’EDF en contenaient alors 4 095 t.

Sur les 1.200 tonnes reçues par le site chaque année [1141 t en moyenne annuelle de 2010 à 2016], environ 100 tonnes [111 tonnes de MOX] restent sans solution. En cause, l'impossibilité dans l'état actuel de la science d'appliquer un second traitement au MOX usé fortement radioactif et dont la désactivation est très lente : entre cinquante et cent ans. L'énergéticien n'a donc d'autre choix que de l'entreposer sur une très longue période en vue d'une réutilisation ultérieure (encore très hypothétique qui plus est depuis l'arrêt du projet Astrid) ou de son stockage définitif qu'on sait illusoire avant au moins 2035 voire 2040.

Précision du GSIEN sur l’impossibilité de retraiter du MOX. Orano sait retraiter du MOX, mais l’industrialisation du processus n’est pas acquise. Cela se fait par dilution avec des assemblages URE irradiés, car la teneur en Pu résiduelle pose des problèmes de criticité. Il faut ajouter dans la "sauce" de dissolution des poisons neutroniques. Cogéma-Areva ont retraité 73 t de MOX pour l'Allemagne et la Suisse.

La saturation des piscines : un « vieux » sujet à hauts risques

C'est précisément ce MOX « intraitable » qui est responsable de l'engorgement croissant des piscines de La Hague. L'enjeu est loin d'être neutre. Une fois pleines, lesdites piscines pourraient provoquer le blocage de tout ou partie du parc de réacteurs français qui deviendrait alors incapable d'évacuer ses déchets. A cet égard, on se souvient de l'émotion suscitée l'an dernier par les difficultés rencontrées par l'usine de Marcoule qui fabrique le MOX. Le site du Gard produisant moins, Orano avait dû extraire moins de combustibles usés de ses installations pour les retraiter alors même qu'elles continuaient à en recevoir.

Précision du GSIEN :

ORANO a continué à retraiter comme d'habitude.

  • 2018 : 1 009 tonnes

  • 2019 : 1 214 tonnes

  • 2020 : 1 035 tonnes

  • 2021 : 1 021 tonnes

Le sujet préoccupe l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) depuis belle lurette, comme le rappelait récemment son président Bernard Doroszczuk, dans un entretien au Monde : « La saturation des piscines était identifiée depuis 2010 comme devant intervenir à l'horizon 2030 ».

Pour tenir ces délais, EDF aurait dû lancer le processus menant à la construction de nouvelles capacités d'entreposage en 2020 mais le groupe a tardé malgré les alertes répétées de l'ASN. D'un coût de plus d'un milliard, la méga-piscine « centralisée » (dimensionnée pour 13.000 assemblages de combustibles [dans deux bassins]) qu'il projette de construire dans l'enceinte du site de La Hague pour répondre à cet enjeu ne sera opérationnelle qu'en 2034.

Vers un nouveau retard

Risque supplémentaire pour l'énergéticien : le projet, dont le déclenchement coïncide malencontreusement avec le calendrier électoral des présidentielles et des législatives, rencontre une opposition inhabituelle dans la Manche engagée par ailleurs dans une stratégie offensive de reconquête touristique qui cadre mal avec ce que les opposants qualifient « d'overdose nucléaire ».

Lancée en décembre [2021] sous l'égide de la Commission du débat public (CNDP), la concertation jugée trop restrictive a été stoppée au milieu du gué, il y a quelques jours, sur l'insistance des exécutifs locaux dont celui de l'agglomération du Cotentin. Bien que soulignant « son attachement au nucléaire », ce dernier avait indiqué que « cet attachement ne (pouvait) supposer une acceptation de tout nouveau projet à n'importe quel coût et sans respect des élus locaux et des populations ». Repoussé par la CNDP, le débat ne reprendra qu'en juin.

Le gendarme du nucléaire fustige un manque d'anticipation

En guise d'alternative, EDF assure être en capacité de « densifier les piscines actuelles » et d'assurer un stockage provisoire et sécurisé des combustibles usés ce dont doutent plusieurs ONG. « Il y a un risque que l'ASN soit obligée d'accepter des choses inacceptables pour garantir l'alimentation électrique du pays », peste David Boilley, docteur en physique nucléaire et président de l'Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest (Acro).

Ces propos font écho à ceux entendus dans la bouche de Bernard Doroszczuk mi-janvier. Évoquant le stockage des déchets à La Hague, le patron de l'Autorité de sûreté diagnostiquait « un manque d'anticipation et de précaution du fait de l'absence de marge qui fragilise l'ensemble de la chaîne ».

L'approvisionnement en électricité de la France dépendant à 70% du nucléaire, il est facile de prendre la mesure de l'urgence.

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