Information relative à l’entreposage des combustibles usés en France
Synthèse de la 60e réunion plénière du HCTISN
8 mars 2022
Introduction
L’industrie du « cycle du combustible » est constituée de l’ensemble des installations nucléaires concourant à la production des combustibles neufs, au retraitement de certains combustibles usés à la suite de leur utilisation en réacteurs, à leur entreposage en attente de définition de leur devenir, à la valorisation des produits issus du retraitement et à la gestion des déchets. Ces installations, dont chacune est quasi unique, constituent les maillons d’une chaîne dont le fonctionnement peut être perturbé si l’une d’entre elles est défaillante.
Le fonctionnement global du « cycle du combustible » et des installations associées pouvant avoir un impact sur l’inventaire des entreposages, ils constituent un point d’attention stratégique majeur pour le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), ainsi que pour l’ensemble de ses parties prenantes. En effet, une accumulation non maîtrisée ou non anticipée de matières ou déchets radioactifs dans les installations (les piscines de refroidissement notamment) pourrait conduire à devoir les faire évoluer à court terme et avoir des répercussions sur le fonctionnement des centrales nucléaires.
À la suite de difficultés industrielles rencontrées depuis plusieurs années et qui perturbent ces équilibres, le Haut comité a souhaité consacrer sa réunion plénière du 8 mars 2022 à un bilan d’ensemble de la gestion des combustibles usés, avec tous les acteurs concernés. L’objectif est de disposer, dans la continuité du rapport du Haut comité intitulé « Présentation du « Cycle du combustible » français en 2018 », d’une information complète sur les capacités d’entreposage actuelles, les scénarios d’évolution de ces capacités à court et moyen terme au regard de l’état des installations du « cycle » et les solutions envisagées par les exploitants (EDF et Orano) pour prévenir notamment la saturation des entreposages de ces installations.
La présente note résume les enseignements de la journée du 8 mars 2022 et présente les travaux envisagés par le Haut comité pour maintenir une dynamique de transparence sur ce sujet d’intérêt majeur.
Rappels concernant le fonctionnement nominal du « cycle du combustible »
La gestion des combustibles usés mise en œuvre en France est qualifiée de « cycle du combustible ». Il s’agit en effet d’une gestion pour laquelle une partie des combustibles usés sortant des réacteurs (combustibles usés à base d’uranium naturel enrichi (dits UNE) et plutonium extrait de ces combustibles) subissent un retraitement dans des usines spécialisées pour être recyclées. Cette gestion s’oppose aux pratiques mises en œuvre dans d’autres pays, qui consistent à ne pas recycler les combustibles usés et à les entreposer d’emblée en tant que déchets en attendant un stockage définitif.
Le parc nucléaire français utilise en premier lieu du combustible obtenu à partir de l’enrichissement d’uranium naturel (UNE). Après avoir été utilisé dans un réacteur et jusqu’à son épuisement pendant 4 ans environ, ce combustible UNE est d’abord entreposé dans une piscine adossée à ce réacteur (piscine dite BK) pour permettre sa désactivation, puis transporté vers l’usine d’Orano à La Hague où il est entreposé sous eau. Il fait alors l’objet d’un retraitement à l'issue duquel sont séparés l'uranium résiduel (95 % du combustible irradié), qui est alors dit de retraitement ou « URT », le plutonium (1 %) et les déchets ultimes (4 % constitués de produits de fission et d’actinides mineurs) destinés, en l’état des projets, à être stockés dans l’installation Cigéo.
Le plutonium produit à l’issue de ce retraitement est associé à de l’uranium appauvri pour être valorisé comme combustible dit MOX (pour Mélange d’Oxydes de plutonium et d’uranium appauvri). Ce combustible MOX est utilisé dans certains réacteurs du parc français (actuellement 22 réacteurs de 900MWe de type CPY). Quant à l’uranium de retraitement (URT), il n’est plus valorisé par EDF depuis 2013 pour des raisons industrielles, économiques et environnementales (notamment, l’impact associé aux effluents produits par l’installation d’enrichissement de l’URT, qui est située hors de France). EDF a décidé récemment, après notamment l’amélioration du traitement des effluents issus de l’enrichissement de l’URT, de reprendre le recyclage de l’uranium de retraitement (URT). Pour le parc français, l’utilisation de l’uranium de retraitement permet une économie d’uranium naturel de l’ordre de 10 à 15 % à l’équilibre des flux [ne faudrait-il pas s’interroger sur le coût prohibitif de cette économie ?].
Ces éléments sont schématisés dans l’annexe 1 [Cette annexe n’est pas publiée dans ce numéro de la Gazette. Cependant, vous trouverez un schéma de cycle du combustible similaire (page 25) issu du Rapport ASN 2021].
Besoins d’entreposage de combustibles usés à moyen et long terme
Le Haut comité a demandé d’une part à la Direction générale de l’énergie et du climat du Ministère de la transition écologique, d’autre part à EDF et Orano, de dresser un état des lieux précis des quantité de matières et déchets radioactifs en France.
Il a ensuite invité EDF et Orano à présenter des scénarios d’évolution des flux de matières du « cycle » à court et moyen terme en prenant en compte l’ensemble des éléments de contexte susceptibles d’avoir un impact sur cette évolution.
- D’abord, le « fonctionnement nominal » du cycle conduit à la production et à l’utilisation, chaque année, de combustibles MOX représentant environ 100 tMLi (tonnes de métal lourd initial). Après évacuation des centrales, ces combustibles usés sont entreposés dans les piscines de la Hague et, dans la mesure où il n’est pas envisagé de les retraiter à court ou moyen terme, ils requièrent une solution d’entreposage de longue durée. Ce fonctionnement nominal conduit donc à une augmentation de l’inventaire de combustibles usés entreposés. C’est pourquoi, dès 2010, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) avait identifié, dans le cadre de l’analyse périodique de la « cohérence du cycle du combustible », la nécessité qu’EDF développe, pour les combustibles qu’elle ne prévoit pas de retraiter à moyen terme, des capacités d’entreposage supplémentaires disposant d’un haut niveau de sûreté.
Depuis 2017, la quantité de plutonium à entreposer augmente fortement du fait des difficultés industrielles de l’usine Mélox exploitée par Orano dans le Gard, qui assure la fabrication des assemblages de combustible MOX, notamment pour les réacteurs français qui utilisent ce type de combustibles. En effet, il y a quelques années, Orano est passé, pour cette fabrication, d’un mode dit « en voie humide » à un mode dit « en voie sèche ». Orano a présenté au Haut comité la situation de cette usine et exposé les difficultés rencontrées quant à la cadence de production, avec l’uranium provenant de la voie sèche, de combustibles MOX répondant aux exigences de qualité imposées pour la sûreté de leur utilisation en réacteur. Les pastilles qui ne satisfont pas à ces critères de qualité sont qualifiés de « rebuts MOX ». Une partie de cette matière est recyclée à Mélox mais, au-delà d’une certaine quantité correspondant à environ 13% du flux de production, ils sont conditionnés puis envoyés [par convoi routier assez coûteux] pour entreposage à l’usine de la Hague. Cette situation, qui perdure depuis plusieurs années, a conduit à un engorgement non anticipé des lieux d’entreposage spécifiques de plutonium dans l’usine de la Hague.
Par ailleurs, du fait de la corrosion plus rapide que prévue des évaporateurs-concentrateurs de produits de fission des deux usines de retraitement des combustibles usés de La Hague, Orano a dû mettre à l’arrêt une usine de ce site de septembre à décembre 2021. L’usine fonctionne à nouveau avec deux des trois évaporateurs, ce qui réduit sa capacité de traitement. Depuis 2015, Orano a entrepris la construction de nouveaux évaporateurs, destinés à prendre le relai des évaporateurs actuels en 2023. Les raccordements vont entraîner un arrêt de chaque usine pendant quelques mois, ce qui conduit à une augmentation de la quantité des combustibles usés entreposés en piscine.
Enfin, des stocks d’uranium de retraitement (URT) sont entreposés sous forme d’oxydes, sur le site de Pierrelatte, dont une partie est [avait été] envoyée en Russie par Orano et par EDF. Cette dernière a repris depuis 2021 l’envoi de lots pour ré-enrichissement. Les événements actuels en Russie constituent un élément supplémentaire à prendre en compte dans le calendrier de saturation, même si la situation des entreposages de Pierrelatte présente une marge relative et qu’une nouvelle installation est en cours de finalisation pour une mise en service prévue début 2023 [Depuis la réunion du 8 mars 2022, EDF a indiqué au Secrétariat du HCTISN que s’il n’est plus possible de travailler avec la Russie compte tenu des événements actuels en Ukraine, des combustibles à l’Uranium Naturel seraient chargés sur Cruas et l’utilisation de l’URT serait retardée].
Sur la base de ces éléments, les exploitants ont présenté au Haut comité différents scénarios prospectifs bâtis sur des hypothèses plus ou moins favorables quant à la reprise d’un fonctionnement normal des différentes usines du « cycle ». Les scénarios étudiés conduisent, pour le schéma de référence optimiste, à une saturation possible des piscines de la Hague en 2030 voire en 2029 (v. infra l’avis de l’IRSN), pour le plus pessimiste en 2024. Par ailleurs les installations d’entreposage de plutonium devraient atteindre leur seuil de saturation en avril 2022, soit dans quelques jours à partir de la publication de cette note.
L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a rendu à l’ASN le 4 mars 2022 un avis relatif au fonctionnement actuel du cycle (IRSN/2022-00049), en lien avec les enjeux de sûreté et de radioprotection des installations associées. Sur la base des analyses réalisées par les exploitants mais aussi de simulations réalisées avec ses propres outils, l’IRSN confirme ces horizons temporels et insiste sur le contexte de grande sensibilité du « cycle du combustible » aux aléas. La situation des entreposages de plutonium et de combustibles usés présente ainsi maintenant très peu de marges. En particulier, toute poursuite d’un fonctionnement dégradé de l’usine Mélox pendant plusieurs mois ou années, de même que tout ralentissement de la cadence de traitement des usines de la Hague (qu’il soit le fait d’une saturation des entreposages de plutonium, d’une indisponibilité supplémentaire d’évaporateurs, du retard dans la construction des nouveaux évaporateurs…) se traduirait par l’augmentation des entreposages de combustibles usés de la Hague puis, par répercussion en amont, par la saturation possible des piscines d’entreposage des différents réacteurs d’EDF sur le territoire. Dans le cas extrême, ces réacteurs pourraient devoir être mis à l’arrêt, par impossibilité de les recharger à l’échéance prévue. En ce sens, l’IRSN estime nécessaire que les projets mis en œuvre par les exploitants pour faire face à cette situation (cf. infra) fassent l’objet d’un suivi permettant de réagir à d’éventuels aléas affectant leur avancement.
Comme il l’avait fait en janvier 2022 à l’occasion de ses vœux à la presse, le président de l’ASN a alerté, en séance du Haut comité, sur cette fragilité inédite du système de production nucléaire français.
Afin de disposer de capacités d’entreposage supplémentaires, EDF a fait le choix de construire une nouvelle piscine « centralisée » dont elle a présenté les options de sûreté en 2017. Cette piscine prendrait en charge l’ensemble des assemblages combustibles MOX usés, ainsi que d’autres combustibles dont EDF ne prévoit pas le retraitement à moyen terme, tels que les assemblages combustibles constitués à base d’uranium de retraitement ré-enrichi (URE), qui ont été chargés entre 1994 et 2013 dans les réacteurs de la centrale nucléaire de Cruas.
EDF prévoit actuellement de construire cette installation sur le site de la Hague et a engagé une concertation avec l’appui de garants de la Commission nationale du débat public (CNDP). Cette concertation est actuellement suspendue et devrait reprendre le 20 juin, jusqu’au 8 juillet 2022, dès que les conditions pour un dialogue serein seront réunies.
Commentaire GSIEN : la 2ème réunion de "concertation" sur le projet de piscine, prévue le 28 juin 2022 à Cherbourg, n'a pas pu se tenir car les opposants étaient massivement présents dans la salle, ce qui a conduit les organisateurs à arrêter la rencontre. Quant à la dernière, le 6 juillet à Beaumont-Hague, elle a également été très agitée.
En tout état de cause, la mise en service de cette piscine est prévue en 2034. Cette mise à disposition de capacités d’entreposage supplé-mentaires avec au mieux 4 à 5 années de retard par rapport au besoin rend nécessaire la mise en œuvre de « parades » par les industriels, besoin déjà souligné par l’ASN dans son rapport d’octobre 2018 sur le « cycle du combustible ».
Parades envisagées pour faire face à une saturation des entreposages actuels d’ici la fin de la décennie
EDF et Orano ont présenté au Haut comité l’actualité de leurs travaux portant sur quatre pistes pouvant constituer de telles parades :
Le projet de densification des piscines de la Hague, porté par Orano. Il vise à augmenter d’environ 30 % à terme les capacités d’entreposage de trois des piscines de l’établissement de La Hague [piscines C, D et E] par l’usage de nouveaux paniers d’entreposages plus compacts et par la réduction de la distance entre chaque panier. Cette solution vise à permettre l’entreposage d’une plus grande quantité de combustibles dans un même volume de piscine (des 12 000 [11 990] tonnes actuelles à 15 600 tonnes). Les options de sûreté définies par Orano à ce titre ont été présentées et ont fait l’objet de débats pluralistes dans le cadre d’un sous-groupe travail du groupe de suivi du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) courant 2021. L’ASN a fait part à Orano de sa position sur ces options de sûreté (11 février 2022). Elle a notamment indiqué que cette parade devrait être temporaire et ne pas se substituer à la vocation des piscines précitées qui est d’entreposer « à des fins de retraitement », et qu’elle a l’intention de ne l’autoriser qu’au « juste besoin ». Orano envisage à présent le dépôt d’une demande officielle de modification notable de ses installations à septembre 2023, en vue d’une mise en œuvre progressive à compter de début 2024.
L’augmentation du nombre d’assemblages MOxés dans les cœurs des réacteurs qui peuvent ou pourraient utiliser du MOX et le « moxage » des réacteurs de 1300 MWe : Ce projet, conduit par EDF et bientôt soumis à l’ASN, consisterait à passer ponctuellement les recharges en MOX de 12 à 16 assemblages dans les réacteurs de 900 MWe capables de recevoir ce combustible. Toujours dans une perspective d’équilibre du « cycle » mais à plus long terme (environ 2032), EDF travaille sur un projet de « moxage » des réacteurs de 1300 MW (avec une première étape d’essais envisagée à Paluel 4 en 2024), ce qui constituerait un levier supplémentaire pour consommer le stock de plutonium en économisant des ressources naturelles en uranium naturel et permettre ainsi de réduire les combustibles usés entreposés.
L’introduction de recharges MOX sur des réacteurs de 1300 MWe sera instruite dans le cadre de leur 4ème réexamen décennal. Ces leviers supposent également que l’usine Mélox soit en capacité de fournir des assemblages MOX supplémentaires, ce qui n’est pas le cas actuellement (voir ci-dessus).
le projet d’entreposage à sec de combustibles usés, dans des emballages de transport et d’entreposage développés par Orano : ce projet, inspiré d’entreposages réalisés dans des pays ne pratiquant pas de retraitement, est étudié par Orano en lien avec EDF. Il concernerait notamment des combustibles MOX et URE usés entreposés depuis plus de 15 ans, donc à faible puissance résiduelle. Des échanges sont en cours avec l’ASN et l’IRSN, sur la base d’un dossier d’options de sûreté déposé fin 2021. Un tel projet nécessitera ultérieurement une autorisation spécifique, délivrée par décret pris après enquête publique. Orano et EDF ont confirmé au Haut comité qu’ils déposeraient auprès de l’ASN un projet plus abouti d’entreposage à sec en 2022, mais qu’ils envisagent ce type d’entreposage de manière moins prioritaire que l’entreposage sous eau. En ce sens, ils le présentent comme une parade « de second niveau » si, dans un scénario très dégradé, la densification des piscines rencontrait une difficulté sérieuse.
Enfin, pour faire face à la saturation des entrepôts de plutonium, Orano a demandé à l’ASN l’autorisation de modifier certains locaux attenants à des entreposages déjà dédiés au plutonium, pour en étendre la capacité d’environ 20 %. L’objectif est de disposer d’un premier nouvel entreposage dès avril 2022. Ces projets d’aménagement font l’objet d’un examen par l’ASN et l’IRSN pour en vérifier la sûreté.
Vers un rendez-vous régulier au Haut comité sur l’entreposage des combustibles usés
Les présentations et les débats qui se sont tenus lors de cette réunion plénière du Haut comité le 8 mars 2022 ont conduit les participants à observer que, en complément de la démarche d’analyse à moyen-long terme de la cohérence du « cycle du combustible », qui reste pertinente, il convient d’assurer un suivi de court terme des difficultés rencontrées ces dernières années. Soutenant l'impératif exprimé par l’ASN et l’IRSN d’un suivi stratégique du sujet, Christine Noiville, Présidente du Haut comité, a annoncé qu’elle proposerait au Bureau du Haut Comité la mise en place d’un rendez-vous régulier destiné à maintenir une dynamique continue de transparence sur la question. Il s’agira en particulier de suivre l’évolution du calendrier de saturation et des projets proposés par les exploitants, des avis auxquels ils donnent lieu, des consultations du public dont ils font l’objet. Elle insiste sur la nécessité, à cette fin, que tous les acteurs du Haut comité, en premier lieu les industriels concernés, favorisent une mise à disposition rapide des informations et données relatives au fonctionnement du « cycle du combustible ».
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