Comment l’Afrique du Sud a pu mettre au point « sa » bombe nucléaire
En août 1977, l'agence soviétique Tas publiait une dépêche selon laquelle l'Afrique du Sud s'apprêtait à procéder à un essai nucléaire sur son site expérimental au cœur du désert de Kalahari. Cette nouvelle - rapidement confirmée par les services spéciaux en Occident - suscita aussitôt un vaste branle-bas diplomatique à Washington, Bonn, Paris et Londres. Dans les capitales occidentales, les déclarations se succédèrent pour mettre en garde le régime raciste du premier ministre Vorster quant aux conséquences néfastes qui pourraient découler d'une telle initiative sur le plan de la politique internationale. Des pressions plus ou moins fortes furent exercées afin d'y faire obstacle. Temporairement, au moins, les autorités sud-africaines furent ainsi obligées de faire marche arrière en ajournant leurs préparatifs.
Après plus de vingt ans de coopération, entre la République Sud-Africaine (R.S.A.) et les grandes puissances occidentales dans le domaine nucléaire, que le régime de l'apartheid puisse devenir le premier pays d'Afrique à posséder un engin atomique ne devrait plus étonner personne. Pour Zdenek Cervenka et Barbara Rogers, auteurs de l'étude la plus complète sur le programme nucléaire sud-africain depuis ses origines (1), les responsabilités de l'Occident dans cette évolution - qui menace d'ailleurs tout le continent africain - ne sont plus à démontrer. En effet, ils prétendent que « les Etats-Unis, Israël, l'Allemagne de l'Ouest, la France et la Grande-Bretagne ont tous aidé l'Afrique du Sud par la fourniture d'équipements divers, de matière fissile, de technologie de pointe et d'aides financières qui lui ont permis de fabriquer une bombe atomique ».
En se fondant sur des documents secrets dérobés à l'ambassade sud-africaine à Bonn (2), les deux auteurs s'attachent à mettre en lumière le rôle particulier de chaque pays dans ce véritable axe nucléaire « dont l'épicentre serait l'Allemagne de l'Ouest. Troisième producteur mondial d'uranium et détenteur de réserves » considérables de ce minerai stratégique (3), l'Afrique du Sud se trouvait en position de force à l'égard des pays occidentaux. Et, de ce fait, les autorités de Pretoria ont su largement utiliser cet atout pour acquérir la technologie qui devait leur permettre de brûler les étapes sur le chemin conduisant à l'arme atomique.
Au début des années 50, en pleine guerre froide lorsque les Américains commencèrent de fabriquer un immense arsenal nucléaire, ils eurent besoin de s'approvisionner en uranium sud-africain. En contrepartie, Pretoria devint l'un des premiers bénéficiaires du programme de coopération nucléaire Atoms for Peace, qui lui permit, entre autres, de se doter d'un premier réacteur et recherche, Safari-I, entré en service dès 1985. Un deuxième modèle, Safari-Il, lui fut livré trois ans plus tard, de plus, Washington a fourni environ 120 kilos d'uranium très enrichi et a ouvert son centre de recherche d'Oak-Ridge aux scientifiques sud-africains. Mais les Américains n'étaient pas les seuls à offrir de telles facilités aux physiciens de la R.S.A., qui ont également pu suivre des stages en Allemagne de l'Ouest, en Angleterre et en France.
Espoirs allemands
Une fois la technologie de base sur place et l'équipe scientifique en cours de perfectionnement, l'étape suivante, dans la mise au point d'une bombe atomique, consiste en l'acquisition des connaissances liées à l'enrichissement de l'uranium. C'est là que l'Allemagne de l'Ouest a loué un rôle de tout premier plan. En dépit des affirmations fréquentes du Dr Roux, chef de l'Atomic Energy Board sud-africain, selon lesquelles le procédé sud-africain d'enrichissement de l'uranium est à la fois « révolutionnaire » et « authentiquement sud-africain », les experts occidentaux ont estimé qu'il présentait des similitudes pour Ie moins frappantes avec le procédé dit « jet-nozzie », un procédé de séparation isotopique par tuyères, développé par le professeur allemand Erwin Becker.
C'est un secret de polichinelle que des chercheurs sud-africains travaillaient au centre de Karisruhe où le procédé a été mis au point. De là à voir une possible collaboration entre les deux pays - chacun y trouverait son compte - il n'y a qu'un pas que beaucoup n'ont pas hésité à franchir. Cependant, c'est seulement avec Ia publication des documents provenant de l'ambassade sud-africaine et l'affaire Roll qui s'est ensuivie qu'on a pu mesurer toute l'étendue de cette « conspiration nucléaire ».
Depuis sa défaite, l'Allemagne n'a le droit ni de construire ni de posséder des armes nucléaires. Mais, dès 1960, des généraux allemands ont écrit au gouvernement pour souligner la nécessité de doter l'armée des moyens nucléaires pour assurer la « défense » du territoire. Un autre élément entrant en ligne de compte était le souci de rendre le pays plus indépendant de la tutelle américaine au sein de l'OTAN ; afin d'y parvenir, iI fallait contourner les interdictions qui pesaient sur lui. En particulier, il était essentiel de nouer des liens sur le plan nucléaire avec un pays n'ayant pas signé le traité de non-prolifération, car, de cette manière, l'Allemagne pouvait éventuellement avoir accès à l'uranium, enrichi sans qu'un contrôle extérieur puisse s'exercer. C'est exactement là que réside tout l'intérêt de la collaboration nucléaire avec Pretoria. Un exemple parmi d'autres de ce rapport privilégié cité par Zdenek Cervenka et Barbara Rogers : la coopération entre le groupe gouvernemental STEAG et UCOR (la société sud-africaine d'enrichissement de l'uranium) pour la commercialisation du procédé Becker.
Si la France est devenue au cours des années 60 et 70, selon le mot d'un ministre sud-africain, « la meilleure amie de la R.S.A. », c'est notamment grâce à la vente massive d'armes ultra-modernes et de technologie, qui a permis à Pretoria de mettre sur pied un puissant complexe militaro-industriel. Qui plus est, Paris n'a nullement boudé les possibilités de coopération nucléaire (4) qui allaient, par la suite, aboutir à la signature d'un « contrat du siècle » portant sur la livraison de deux centrales nucléaires à la R.S.A. Comme le soulignent les deux auteurs, ce contrat a été conclu avec la France, contre toute attente, pour des raisons hautement politiques. On croit savoir que le consortium français, avec Framatome comme chef de file, avait déjà été éliminé par les techniciens de l'Escom (équivalent sud-africain d'E.D.F.) A cause des garanties techniques nettement insuffisantes qu'il offrait. Alors que les représentants de Framatome pliaient déjà bagages, l'Escom a dû céder aux pressions venant des plus hautes sphères du gouvernement sud-africain et choisir des centrales made in France.
Ce choix découlait de la préoccupation des dirigeants sud-africains qui craignaient les effets de l'opposition grandissante à l'apartheid aux Etats-Unis, en Hollande et en Allemagne. Ultérieurement, la mobilisation de larges secteurs de l'opinion publique dans ces pays contre la coopération de leurs gouvernements avec la R.S.A. aurait pu déboucher sur un embargo empêchant la livraison des centrales commandées. En outre, la décision sud-africaine a aussi été, favorablement influencée par les conditions financières assortissant l'offre française et par l'espoir que le gouvernement français serait peut-être moins regardant quant à l'éventuel retraitement des matières fissiles.
Depuis 1970, on a pu voir se former un axe Pretoria-Paris-Téhéran-Tel-Aviv dans le domaine nucléaire. Dans ce rapport quadrangulaire, la France et Israël fournissent la technologie, l'Iran le pétrole (5), et la R.S.A. l'uranium. Le chah serait même tenté d'aider à financer une coûteuse usine d'enrichissement de l'uranium sur le territoire sud-africain en échange de quoi ses centrales nucléaires seraient approvisionnées en oxyde d'uranium et, plus tard, en uranium enrichi sans se soumettre aux clauses de sauvegarde internationales actuellement en vigueur. Ce même, en ce qui concerne Israël, ses besoins en uranium sont complémentaires de ceux de la R.S.A. en technologie nucléaire. L'hebdomadaire américain Newsweek rapportait l'année dernière que les services spéciaux américains soupçonnaient fort que la bombe que tes Sud-Africains étaient sur le point de faire exploser aurait pu être de fabrication Israélienne.
A la fin du mois de juin, les gouvernements américain et sud-africain ont achevé une première série de pourparlers sur la coopération nucléaire entre les deux pays. Dans la phase actuelle des négociations, la R.S.A. se serait engagée à signer enfin le traité de non-prolifération, ce qui l'obligerait en principe à accepter le contrôle de son programme nucléaire par l'Agence Internationale de l'énergie atomique. De son côté. Washington va reprendre ses livraisons d'uranium enrichi. Présenté par le président Carter comme preuve de la sagesse de sa nouvelle politique en Afrique australe (6), cet accord a été en revanche considéré par la presse sud-africaine comme une grande victoire pour le pays. Car il permettrait A la R.S.A. d'épargner des dizaines de millions de dollars sur son programme de recherche nucléaire, et, de surcroît, il porte un coup d'arrêt A l'isolement Inquiétant de Pretoria sur la scène internationale.
En tout cas, il parait pour le moins douteux que l'objet de l'accord, soit un droit de regard plus grand ou un contrôle plus étroit sur les capacités nucléaires sud-africaines. Ne faudrait-il pas y voir plutôt un signe du resserrement des liens entre « gardien » de l'Occident et le « pouvoir pâle » au moment où les luttes se radicalisent en Afrique australe ?
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