Septembre 2022 • Michel Brun, Vice-Président du GSIEN


Cet article aurait pu avoir sa place dans la rubrique histoire car il fait le point sur les questions en suspens que se pose l’IRSN sur les rejets radioactifs de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux A en 1980. En effet, le GSIEN a été contacté par un chercheur associé au laboratoire Environnement Ville et Société (EVS, UMR 5600) qui travaille pour l’IRSN sur le REX des accidents de Saint-Laurent-des-Eaux de 1969 et 1980. Il cherche à en savoir plus sur les travaux du GSIEN concernant ces accidents et les questions qui demeurent encore sans réponse. Cette demande fait suite à l’article paru dans la Gazette n° 293 sur les rejets d’émetteurs alpha dans la Loire.

La politique du mensonge et la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux

Introduction

Canal + a diffusé un reportage : "Nucléaire, la politique du mensonge" (Spécial Investigation, mai 2015). Cette enquête avait mis en lumière les rejets radioactifs de plutonium du site nucléaire de Saint Laurent des Eaux consécutifs à des accidents de fusion (en 1969 et en 1980) sur les deux réacteurs les plus anciens. Des rejets qu’EDF aurait préféré continuer d’oublier. Le journaliste soulignait que la direction d’EDF n’avait pas souhaité répondre à ses questions.

Comme il y avait eu quelques grincements de dents au sein du monde politique, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) s’était fendu d’une note d’information afin de démentir une partie des informations de Canal +. L’IRSN rappelait la communication officielle de l’année 1980 : « Jusqu’en 1994, la surveillance du territoire était réalisée par le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI). Les relevés mensuels de mesures du SCPRI mentionnent uniquement pour mars 1980 : "Rejet anormal d’une faible quantité de radioéléments dans une centrale" ».

Toutefois, l’IRSN reconnaissait la contamination de la Loire par du plutonium en 1980 « estimée à un GBq de radioéléments émetteurs alpha » sans l’associer pour autant à l’accident de fusion de combustible. L’IRSN ne mentionnait aucune infraction à la réglementation mais soulignait au contraire les valeurs d’activités pour les rejets radioactifs gazeux « inférieures aux autorisations de rejets en vigueur à l’époque » [1].

Le reportage de Spécial investigation mettait en exergue les rejets prohibés de plutonium dans la Loire, des rejets liquides assumés par Marcel Boiteux l’ancien PDG d’EDF. Pourtant, deux jours après la diffusion de l’émission, selon le site Internet de la Nouvelle République, « la centrale a indiqué par l’intermédiaire de son service communication : "avoir respecté les limites réglemen-taires d’autorisation de rejet de l’époque, fixées par l’arrêté ministériel de juin 1979" » [2]. Tentons de voir si le service communication d’EDF avait fait preuve de la transparence tant vantée par l’entreprise ou si la politique du mensonge était toujours de mise même après le reportage de Canal +.

Un peu d’histoire

En 1969, la centrale de type UNGG (Uranium naturel graphite gaz) a connu un accident de fusion de combustible : 50 kg d’uranium ont fondu dans le réacteur de la tranche 1 de Saint Laurent A. Après les travaux de réparation, quelques kilogrammes de combustible restèrent disséminés dans le circuit primaire, occasionnant une contamination chronique de toute l’installation.

Puis en 1980, un autre accident s’est produit entraînant la fusion de 20 kg de combustible sur la tranche 2. Si 18 kg ont pu être récupérés petit à petit et difficilement, les 2 kg restants, appelés pudiquement déficit de matière, ont contaminé durablement le circuit primaire ainsi que les circuits annexes. Trois ans et demi de travaux seront nécessaires pour remettre en état le réacteur.

L’année 1980 a été également marquée par deux incidents qui ont eux aussi dispersé de la matière nucléaire dans les installations :

  • Une montée de puissance trop rapide du réacteur n° 1 a conduit à des températures excessives provoquant de multiples ruptures de gaine, les enveloppes protégeant les barreaux d’uranium.

  • L’explosion dans la piscine de refroidissement du combustible de la tranche 2 d’un conteneur renfermant un barreau d’uranium en rupture de gaine.

Tous ces problèmes sur le combustible nucléaire ont disséminé massivement des produits de fission (iode, césium, etc.) et des transuraniens tel le plutonium et l’américium. Ces derniers sont désignés par le terme "émetteur alpha". En fonctionnement normal une centrale procède à des rejets de radioactivité soit par voie liquide soit par voie gazeuse. Ces rejets se nomment : effluents liquides et effluents gazeux. La centrale n’a pas d’autre choix que de réaliser ces rejets radioactifs. Ils sont inévitables. Même lorsque la centrale ne fonctionne plus. Bien sûr, avec une politique volontariste de réduction des rejets et des moyens financiers, on peut en limiter leur volume et leur activité. Certes, cela augmente la quantité de déchets radioactifs (filtres, boues d’évaporation, etc.) à stocker pour l’éternité. C’est ce qu’on fait en partie les industriels de l’atome : hormis dans le cas du tritium, les rejets radioactifs d’aujourd’hui sont bien moindres que ceux des débuts de l’aventure atomique. En fonctionnement normal. Mais à Saint Laurent, l’année 1980 n’a pas été normale… et la politique de réduction des rejets n’était pas encore née. C’est en toute impunité et au mépris de la réglementation qu’EDF, pendant des années, a contaminé la Loire avec ses rejets radioactifs liquides chargés, entres autres, de plutonium [3]. Correctement traités avant rejets (sur évaporateur par exemple), ces effluents auraient généré des déchets radioactifs à vie longue qu’il aurait bien fallu gérer. Envoyer de tel déchets nucléaires dans la Loire permettait leur "élimination" définitive...

Du flou dans les rejets radioactifs gazeux

Curieusement, dans sa note du 18 mai 2015, l’IRSN communique sur la limite annuelle à ne pas dépasser en 1980 pour les rejets gazeux : « 7,4 GBq/an d’iodes et aérosols » [1]. Aucune référence à la limite annuelle concernant les rejets liquides en général et les émetteurs alpha en particulier qui sont à l’origine de la contamination de la Loire. Penchons-nous tout de même sur ces rejets gazeux.

Le « Rapport d’activité 1980 » de la « Centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-eaux "A" » mentionne une activité de « 201,6 mCi » (milli curie) pour les « rejets d’effluents radioactifs gazeux » [4] en aérosols et halogènes. Les aérosols sont de fines poussières radioactives qui se comportent comme des gaz ; les halogènes correspondent aux iodes radioactifs. Convertis en unité légale, 201,6 mCi représente 7,46 GBq : la limite réglementaire n’a donc pas été respectée. De peu certes, à 60 MBq près. Dans son rapport annuel, EDF justifie ces rejets gazeux importants par un changement de la méthode de comptabilisation des rejets imposé par la SCPRI. L’activité des rejets gazeux réels auraient donc été plus faible que l’activité déclarée.

Un coup d’œil sur l’« Autorisation de rejets d’effluents radioactifs gazeux » du 27 juin 1979 permet de confirmer l’infraction : « 0,2 curie pour les halogènes gazeux et les aérosols » [5] comme limite annuelle, soit 200 mCi. Pour 201,6 mCi renseignés par EDF dans son rapport interne : la limite réglementaire fixée par l’arrêté ministériel est de fait franchie.

D’autre part, une analyse croisée entre les chiffres de l’IRSN et d’EDF pose question. En effet, dans sa note, l’IRSN évoque une activité rejetée lors de la semaine du « 22 au 26 mars » de « 0,37 GBq en iodes et aérosols » [1] pour la tranche 2 accidentée. Pourtant dans son rapport d’activité de 1980, EDF ne déclare que 0,192 GBq (« 5,2 mCi » [4]) en aérosols et halogènes (iodes) pour tout le mois de mars et pour les deux tranches...

Pour les rejets gazeux, nous avons donc :

  • Un dépassement de la limite réglementaire fixée par l’arrêté ministériel de juin 1979,

  • Une déclaration d’EDF à la presse prétendant le contraire,

  • Un changement de méthode de comptabilisation d’août à décembre 1980 (avec un retour à l’ancienne méthode dès le 1er janvier 1981...),

  • Un écart de déclaration des activités radioactives rejetées en mars entre EDF (1980) et l’IRSN (2015).

On ne peut que constater un certain flou dans ces rejets gazeux. Et comme disent les Ch’ti, quand il y a du flou, c’est qu’il y a un loup.

Rejets radioactifs liquides : non-respect de la limite réglementaire

Suite au reportage de Canal +, rappelons qu’EDF a affirmé « avoir respecté les limites réglementaires d’autorisation de rejet de l’époque » [2]. Une affirmation pour le moins baroque à la lecture du rapport d’activité de l’époque. En effet, le rapport 1980 de la centrale souligne le dépassement flagrant relatif aux rejets radioactifs liquides : « L’activité globale hors tritium rejetée a été de 11 Ci [407 GBq] en 1980. (…). L’arrêté de juin 1979 prévoyant une limitation d’activité rejetée de 8 Ci/an, nous avons sollicité et obtenu du SCPRI, début novembre, la possibilité de rejeter une activité maximale de 12 Ci pour 1980 » [6].

Avec 8,069 Ci d’activité cumulée depuis le début d’année 1980, c’est en fait dès le 24 octobre que la limite annuelle a été réellement dépassée (Cf. tableau en fin d’article). Et c’est le jour même qu’une « autorisation exceptionnelle [de] 12 Curies » a été accordée par le Professeur Pellerin du SCPRI [7].

La vérification de l’« Autorisation de rejets d’effluents radioactifs liquides » de juin 1979 [5] confirme le dépassement de la limite réglementaire.

En 2015, ni EDF ni l’IRSN n’ont évoqué cette infraction à la réglementation. Un oubli ?

La baguette magique d’EDF

Un petit tour de passe-passe a permis à l’exploitant de masquer de façon quasi parfaite pendant plusieurs décennies ces dépassements de limites réglementaires : l’arrivée inopinée du nouvel arrêté de rejet en prévision du démarrage des deux tranches PWR (Pressurized water reactor) : Saint Laurent B1 et B2. C’est le 13 décembre que l’arrêté du 5 décembre est paru au Journal officiel [8] et, alors que les nouveaux réacteurs ne seront démarrés qu’en 1981, les autorisations de rejets augmentent :

  • 30 Ci pour les effluents liquides (hors tritium) au lieu de 8,

  • 1,5 Ci pour les effluents gazeux (hors gaz rares) au lieu de 0,2.

C’est ainsi que dans les tableaux récapitulant les rejets radioactifs du rapport interne de 1980, les rejets annuels de deux réacteurs ont été comparés à des autorisations de rejets dimensionnées pour quatre réacteurs. Les dépassements des limites réglementaires de l’époque, fixées par l’arrêté ministériel de juin 1979, ont pu ainsi être parfaitement dissimulés.

Rejets radioactifs, troisième infraction

La nouvelle autorisation de rejets radioactifs a donc été applicable du 13 au 31 décembre 1980. Mais a-t-elle été respectée ? Pas vraiment car elle interdisait formellement la présence d’émetteurs alpha dans les effluents radioactifs liquides, comme le plutonium qui a fait couler beaucoup d’encre après la parution de l’enquête de Canal +. En fin d’année 1980, EDF a rejeté dans la Loire, sans autorisation ni dérogation, 41,4 MBq d’émetteurs alpha (Cf. tableau ci-après), selon une note d’étude de l’entreprise sur les « possibilités de réduction de l’activité des effluents liquides rejetés par la centrale de St-Laurent A » : « cette étude permet de proposer des solutions de modification des installations existantes pour les rendre conformes à la législation » [9]. Un autre oubli de l’IRSN et des communicants d’EDF ?

Centrale nucléaire de Saint Laurent des eaux

Effluents radioactifs liquides

Activité alpha rejetée après la publication

de l’arrêté du 5 décembre 1980

Date

Volume

m3

Alpha volumique

10-6Ci/m3

Alpha total

Bq

25/12/1980

155

5

2,87E+7

26/12/1980

150

2,3

1,28E+7

Activité alpha totale

4,14E+7

Conclusion

En 1980 la limite réglementaire a été allègrement dépassée pour l’activité globale (hors tritium) des rejets liquides (11 Ci pour 8 Ci autorisés) soit 111 GBq de plus.

Pour les rejets gazeux la limite annuelle est également franchie pour les iodes et les aérosols même si le dépassement est relativement faible.

Des rejets liquides d’émetteurs alpha pourtant strictement interdits dès la fin d’année ont eu lieu. Ils ont perduré pendant plus de quatre ans, en toute illégalité.

L’IRSN peut alors communiquer gentiment sur le respect de la limite hebdomadaire des rejets gazeux du 22 au 26 mars 1980 en "oubliant" de citer les dépassements flagrants des autorisations de rejets en vigueur à l’époque, principalement pour les effluents liquides radioactifs. Les habitudes de dissimulation de mises dans la doxa atomique auraient-elles contaminé l’IRSN ?

Et que penser d’EDF qui prétend avoir respecté les limites réglementaires d’autorisation de rejet alors qu’aucun des trois arrêtés de rejets n’a été respecté en 1980 ? La politique du mensonge ne serait-elle pas toujours d’actualité ?

Références

[1] Note d’information sur les accidents ayant affecté les réacteurs nucléaires du site de Saint-Laurent-des-Eaux en 1969 et en 1980 – IRSN, 18 mai 2005

Centrale de Saint Laurent des Eaux

Chronique des rejets radioactifs liquides

(année 1980) - Volumes des rejets et activités bêta totale (hors tritium)

Date

Volume rejeté

(m3)

Activité bêta totale

Moyenne

(mCi/m3)

Rejetée

(mCi)

Cumulée

(Ci)

19-févr

230

1,64

377,2

0,377

04-mars

80

1,81

144,8

0,522

10-mars

44

2,21

97,24

0,619

19-mars

170

5

850

1,469

24-mars

50

0,98

49

1,518

25-mars

60

0,13

7,8

1,526

04-avr

190

0,99

188,1

1,714

15-avr

190

0,51

96,9

1,811

07-mai

150

1,8

270

2,081

27-mai

190

0,91

172,9

2,254

11-juin

175

3,55

621,25

2,875

19-juin

190

2,6

494

3,369

08-juil

190

1,7

323

3,692

16-juil

110

2,4

264

3,956

18-juil

180

3,3

594

4,550

24-juil

190

2

380

4,930

29-juil

35

2,71

94,85

5,025

31-juil

225

3,6

810

5,835

09-août

200

3

600

6,435

25-août

190

4,8

912

7,347

03-oct

170

3,1

527

7,874

24-oct

195

1

195

8,069

04-nov

190

6,5

1235

9,304

28-nov

195

2

390

9,694

10-déc

200

4

800

10,494

25-déc

155

2,1

325,5

10,820

26-déc

150

1,3

195

11,015

[2] Du plutonium rejeté dans la Loire il y a 35 ans – La Nouvelle république, 06/05/2015 (mis à jour 27/04/2017)

[3] Rejets délibérés de plutonium dans la Loire – GSIEN, 2020

[4] EDF – GRPT Centre – Centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-eaux A – Rapport d’activité 1980

[5] Autorisation de rejet d’effluents radioactifs liquides par la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux (tranches A1 et A2) – Arrêté ministériel du 27 juin 1979 – Journal officiel du 5 juillet 1979

[6] EDF – GRPT Centre – Centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-eaux A – Rapport d’activité 1980

[7] Télex n° 33591 du 24 octobre 1980 du Directeur du SCPRI (Pr Pellerin) adressé au Chef de la centrale de Saint Laurent des Eaux (Mr Leblond)

[8] Autorisation de rejet d’effluents radioactifs liquides par la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux (tranches A1, A2, B1 et B2) – Arrêté ministériel du 5 décembre 1980 – Journal officiel du 13 décembre 1980

[9] Effluents liquides de la centrale de St-Laurent A – EDF DSRE, 26 décembre 1980