Janvier 2023 • Raymond Sené

Quand l’Armée perd le nord !

Il semble bien que perdre le nord soit une tradition de l’État-major français. On se souviendra qu’en juin 1940, ils chantaient « nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried » ... et qu’ils se sont retrouvés à Bordeaux ...

Le 1er mai 1962, peu après le tir Béryl non confiné, les appareils de mesure que surveillait (couvait) Louis Bulidon s’affolent lors du passage du nuage radioactif. Or la base vie d’In Amguel est plein Sud du Tan Afela.

De son côté, le photographe jacques Humphrey raconte :

« ... le capitaine en charge de son groupe avait manifesté de l’inquiétude devant les rafales de vent et s’attendait à un ordre pour repousser la date du tir. C’est donc dans un état d’esprit marqué par la conscience d’une prise de risque inconsidérée que, dès l’apparition du nuage noir déclenchant la sirène d’alarme, il ordonna un repli dans la direction opposée à celle du vent. »

Si on regarde la carte, cette direction est plein Nord.

D’où la surprise de trouver dans le rapport de l’OPECST (N° 207 (2001-2002) une carte des « iso-débits de dose à H+1 » donnant des indications plein Est, (voir à ce sujet le « Dossier de présentation des essais nucléaires et leur suivi au Sahara » - DICOD, Janvier 2007).


Source, senat.fr

Le décret d’application de la loi Morin, version janvier 2010, confirme cette indication.

Que s’est-il passé ?

Après un souffle non politiquement correct, poussant dans la direction de la base un nuage chargé de produits radioactifs échappés de la montagne, chassant devant lui l’État-major et les ministres paniqués et affolant les appareils de mesure de nos amis Louis Bulidon et Philippe Gilbert, le vent a repris ses esprits.

Il a accepté de souffler dans la direction officielle, le plein Est, en visant bien pour affecter une zone qui, par le plus grand des hasards et grâce à une heureuse coïncidence, s’était vidée de leurs habitants au moment de l’accident.

Dans le « Bilan radiologique » de « l’expérimentation Béryl » du dossier du DICOD, on trouve une « Estimations des doses reçues par les personnes présentes sous les retombées :

Localement, une exposition induisant une dose supérieure à 50 mSv a touché une centaine de personnes. Le nuage est passé au-dessus du poste de commandement où étaient présents des personnalités et le personnel ; une quinzaine de personnes ont reçu une dose de quelques centaines de mSv.

Neuf militaires du 621ème Groupe d'armes spéciales ont séjourné en zone contaminée. De retour en zone vie, ces hommes ont été pris en charge par le Service de santé du Groupe opérationnel des essais nucléaires (Goen). Après décontamination externe, les patients ont été rapidement transférés à l'hôpital Percy à Clamart et ont fait l’objet d’un suivi médical. Les doses reçues ont été estimées à environ 600 mSv » (60 rem).

Des estimations réalisées par l’armée, en toute transparence ?

Source, moruroa.assemblee

Infos GSIEN : ce ne sont pas les ministres qui retournent à la base vie en 2CV...

Le rapport de l’OPESCT cité plus haut fait état d’une « coulée de lave à l’extérieur (environ 700 m3) », soit environ 1820 tonnes de granit (masse volumique 2,6 t/m3).

Dans un reportage de France 24 (mai 2022), « Algérie : l'héritage empoisonné des essais nucléaires français, 60 ans après l'accident du tir Béryl », la chaîne du service public diffuse le reportage réalisé à l’époque et archivé par l’INA. Voici le commentaire accompagnant les images du Tan Affela à l’heure H, le 1er mai 1962 : « L’ébranlement du sol soulève des poussières accumulées par l’érosion sans cassure de la montagne. Elles ne sont pas radioactives, les émanations sont en permanence contrôlées pour déceler tout danger accidentel »...

Dans ce reportage, vous trouverez le témoignage de Louis Bulidon présent ce jour-là dans le laboratoire de mesures de la base vie d’In Amguel et l’interview de Roland Desbordes qui a rapporté un échantillon de la lave régurgitée par le Tan Affela, un échantillon analysé dans le laboratoire de la Criirad [France 24, mai 2022].

Lors du passage du nuage radioactifs, l’enregistreur de Louis Bulidon accouplé à un ensemble de détecteurs beta-alpha, avait plotté les valeurs mesurées au fur et à mesure.

L’officier du Centre d’études et de recherches atomiques (CERAM) qui contrôlait son groupe était passé voir si « tout allait bien » et avait embarqué la feuille d’enregistrement … qui n’est jamais réapparu dans le laboratoire de mesures, pas plus que dans les rapports ou les dossiers officiels sur l’accident Béryl. Comme quoi, rien ne vaut une communication officielle pour faire disparaître un problème, en attendant que l’érosion naturelle fasse disparaître ceux qui causent ce problème.

« Selon le témoignage de Pierre Messmer, quelques secondes après le tremblement du sol provoqué par l'explosion, les spectateurs ont vu "une espèce de gigantesque flamme de lampe à souder qui partait exactement à l'horizontale dans notre direction [...] Cette gigantesque flamme s'est éteinte assez rapidement et a été suivie par la sortie d'un nuage, au début de couleur ocre, puis qui est rapidement devenu noir".

L'enregistrement des appareils de mesures de radioactivité a été immédiatement mis sous secret-défense (témoignage France-Inter le 25 octobre 2013 13h50 Louis Bulidon à l'époque au service technique - mesures de radioactivité) » [Jean-Yves Thorrignac].

Louis Bulidon a écrit un livre sur le sujet avec la contribution de Raymond Sené : Les irradiés de Béryl (Ed. Thaddée, 2011).


Coulée de lave en sortie du tunnel creusé
dans le Tan-Affela pour le tir Béryl

Analyse spectro gamma (novembre 2009)

  • Césium 137 : 760 MBq/t (± 80 MBq/t)
  • Américium 241 : 15,1 MBq/t (± 1,6 MBq/t)

Source, CriiRad 2010

Entre les dates du tir Béryl et de la spectro de la Criirad, il s’est écoulé 47 ans et demi : les activités initiales étaient de 2 200 MBq/t (137Cs) et de 16,3 MBq/t (241Am).