AVIS IRSN N° 2021-00195 du 8 décembre 2021
Cadarache - ITER - INB n° 174
Cartographies radiologiques
Réf. Lettre ASN CODEP-DRC-2021-012879 du 6 mai 2021
Par lettre citée en référence, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sollicite l’avis et les observations de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur les dispositions relatives à la fonction de protection contre les rayonnements ionisants définie par l’exploitant ITER Organization (IO), transmises en février 2020 dans le dossier de mise à jour des cartographies radiologiques1.
L’ASN souhaite notamment que soit examiné le respect des dispositions du décret d’autorisation de création (DAC) de l’installation nucléaire de base (INB) n° 174 (ITER) et du Rapport préliminaire de sûreté (RPrS) accompagnant la demande ayant conduit à cette autorisation.
L'installation ITER, en cours de construction sur le site de Cadarache, a pour objet la réalisation d’expériences de réaction de fusion nucléaire dans des plasmas de tritium et deutérium, maintenus dans un dispositif de confinement magnétique appelé tokamak. Ces expériences visent notamment à tester des concepts et des équipements pour de futurs réacteurs électrogènes mettant en œuvre cette réaction.
L’ASN demande que l’IRSN examine en particulier :
• la méthode générale d’élaboration des cartographies radiologiques pour les trois modes d’exploitation de l’installation, ainsi que les hypothèses et les marges prises en compte (concernant notamment les outils de calcul et de modélisation utilisés, ainsi que les éléments importants pour la protection (EIP) pris en compte par l’exploitant dans sa démonstration) ;
• le traitement des écarts entre les cartographies radiologiques réalisées en 2020 et les études du RPrS ;
• la faisabilité des solutions techniques envisagées pour la résolution des écarts détectés et des concepts considérés (notamment le concept de budget neutronique) par IO.
Pour cette expertise, l’ASN demande à l’IRSN de considérer les critères de dimensionnement de l’installation définis par IO dans le RPrS par analogie au zonage radiologique, en tenant compte des évolutions réglementaires récentes (notamment le décret du 4 juin 20182).
L’ASN a souhaité que l’instruction du dossier relatif aux cartographies radiologiques soit intégrée à celle, en cours par ailleurs, du point d’arrêt règlementaire « assemblage du tokamak » du DAC, notamment en raison de l’impact potentiel, sur le radier principal, des masses des protections radiologiques supplémentaires qui seraient mises en place pour résorber des écarts détectés dans ce dossier.
De l’évaluation des documents transmis, tenant compte des informations apportées au cours de l’expertise et des engagements pris par IO, présentés en annexe 2 au présent avis, l’IRSN retient les éléments suivants.
1. ANALYSE DE LA MÉTHODE D’ÉLABORATION DES CARTOGRAPHIES RADIOLOGIQUES
1.1. PRÉSENTATION DES MODES D’EXPLOITATION
Trois modes d’exploitation sont définis par IO pour l’installation ITER :
• le mode 0 lorsque le tokamak est en fonctionnement jusqu’à 24 heures après l’arrêt du dernier plasma d’une série ;
• le mode 1 qui fait suite au mode 0 et qui correspond à la phase d’arrêt de l’installation pour maintenance avec présence humaine ;
• le mode 2 qui correspond lui aussi à une phase d’arrêt de l’installation pour maintenance dite « lourde » (des composants très activés devront être déplacés de manière automatique et sans présence humaine).
S’agissant du mode 0, IO précise que la durée de refroidissement de 24 h après la fin du dernier « pulse »3 d’une série pourrait être réduite avant de sortir du mode 0 (et donc de passer au mode 1) si certaines conditions radiologiques étaient satisfaites. Sur ce point, en fin d’expertise, IO s’est engagé (engagement n° 8) à spécifier dans les règles générales d’exploitation (RGE) les critères de sortie du mode 0. L’IRSN estime que ceci est satisfaisant.
1.2. CRITÈRES DE DIMENSIONNEMENT
1.2.1. Méthode d’élaboration des critères
Les critères de dimensionnement sont des critères de conception qui s’intègrent dans la démonstration de la maîtrise des expositions aux rayonnements ionisants. En particulier, le type et la volumétrie des protections radiologiques (murs, rebouchage de traversées...) en sont directement dépendants. La définition de ces critères est de la responsabilité de l’exploitant, l’expertise de l’IRSN intégrant l’ensemble de la démonstration.
À cet égard, les valeurs des critères de dimensionnement retenues par IO au stade du RPrS ne sont pas explicitement mentionnées, notamment dans ce dernier. Par ailleurs, depuis le RPrS, IO a fait évoluer à plusieurs reprises ces critères pour justifier le dimensionnement, ce qui sur le principe est critiquable. En plus des évolutions de modélisation des structures de génie civil, des sources et des composants internes, ceci ne permet pas de comparer directement les cartographies radiologiques de 2020 et les études du RPrS.
De la compréhension de l’IRSN du référentiel documentaire d’IO, les critères de dimensionnement pour les trois modes de fonctionnement sont présentés dans le « Safety Roombook ». Certains de ces critères sont issus des limites de zonage de l’« Arrêté zonage » de 2006, définies en termes de doses intégrées sur une certaine durée.
S’agissant des zones non règlementées et surveillées, les critères du « Safety Roombook » correspondent aux limites hautes de zonage définies pour ces zones dans l’« Arrêté zonage » de 2006. Il s’agit de critères définis en termes de doses intégrées respectivement sur un mois et sur une heure. S’agissant des zones contrôlées vertes et jaunes, les critères du « Safety Roombook » sont définis en termes de débits équivalent de dose (DeD) (respectivement <10 μSv/h et <100 μSv/h) et en termes de « contrainte de dose »4. Ces DeD sont plus ambitieux que les valeurs de l’arrêté précité. IO a précisé, au cours de l’expertise, que ces valeurs ont été définies comme des objectifs dans le cadre de la démarche ALARA pour le mode 1, conformément à la notion de « contrainte de dose », et non pas comme des critères de dimensionnement pour le mode 0. Enfin, pour la zone contrôlée orange, le critère du « Safety Roombook » est la limite haute de zonage définie en DeD dans l’« Arrêté zonage » de 2006.
Toutefois, dans son dossier relatif à la mise à jour des cartographies radiologiques, IO justifie non pas le respect des critères du « Safety Roombook », mais celui d’autres critères définis sur la base des limites de zonage radiologique du décret de 2018. Pour ce faire, IO transpose ces limites, définies en doses intégrées sur une certaine durée, en valeurs de DeD. Pour les zones non règlementées, surveillées et contrôlées vertes, IO réalise cette transposition en utilisant la durée de fonctionnement mensuelle prévue de l’installation ITER, la considérant comme le temps effectif d’exposition d’un travailleur sur un mois. Or, pour cette installation, la dose intégrée sur une certaine durée est proportionnelle, entre autres, à la puissance et à la durée du pulse. Aussi, dans la mesure où IO ne formalise pas de limites en termes de nombre de pulses par période (heure, jour, semaine, mois et an) et de durée de pulse par rapport aux puissances envisagées, malgré la mise en œuvre d’un concept de budget neutronique (voir § 1.2.3), il est toujours possible, en modulant ces paramètres, de justifier le respect des critères précités. Ainsi, pour l’IRSN, les critères définis par IO dans le dossier de 2020, s’appuyant sur des paramètres d’exploitation détaillés pour définir des doses intégrées, ne sont pas adaptés pour le dimensionnement d’une installation, car relevant d’un principe de gestion opérationnelle de la dose.
En fin d’expertise, IO s’est engagé à fixer dans son référentiel de sûreté des critères de dimensionnement (engagement n° 1) correspondant à des DeD pour toutes les zones. L’IRSN estime satisfaisante cette évolution.
Bien que la définition des critères soit de la responsabilité de l’exploitant, l’IRSN a examiné les valeurs définies par IO dans cet engagement.
1.2.2. Caractère suffisant des critères définis par IO dans son engagement n°1
Tout d’abord, IO indique considérer « la fonction de sûreté relative à la limitation de l’exposition aux rayonnements du Public au titre des intérêts mentionnés à l'article L. 593-1 du code de l'environnement ». Pour l’IRSN, l’exposition aux rayonnements ionisants des travailleurs doit également être intégrée dans l’établissement des critères de dimensionnement.
Mode 0
Dans ce mode, les expositions externes proviennent des neutrons induits par la réaction de fusion et des particules secondaires créées par les interactions de ces neutrons avec les structures notamment. Compte tenu de l’énergie maximale des neutrons (14 MeV), des phénomènes d’activation de la matière sont à prendre en compte. Ainsi, les cartographies présentées par IO correspondent à des débits de dose durant le pulse, les sources considérées étant les neutrons, les γ prompts et les γ issus de la désintégration de l’azote 16.
S’agissant des critères présentés par IO dans l’engagement n° 1 pour les zones non règlementées, surveillées et contrôlées vertes, l’IRSN considère qu’ils ont été calculés en utilisant la méthode, décrite précédemment, de transposition basée sur une durée de fonctionnement mensuelle prévue de l’installation ITER pour définir un DeD (les valeurs du décret de 2018 étant exprimées pour ces zones selon une période mensuelle).
À cet égard, le domaine de fonctionnement d’ITER n’est pas figé dans les documents de sûreté, s’agissant notamment du nombre et de la durée des pulses. Sur ce point, pour l’IRSN, l’activité dite « irrégulière » abordée dans l’instruction n° DGT/ASN/2018/229 du 2 octobre 2018, et utilisée par IO dans son argumentaire relatif au zonage (et notamment au choix de la durée d’exposition), n’est pas applicable compte tenu de l’objectif de l’installation, du nombre de pulses prévu par jour et de la durée de ces pulses. L’IRSN considère donc que, selon cette instruction de l’ASN, l’activité d’ITER est a minima exercée de manière régulière.
De plus, en dehors des pulses, l’exposition aux rayonnements ionisants perdure pendant le temps de décroissance des produits d’activation créés par le flux neutronique. D’autre part, l’exposition répétée au flux neutronique intense des équipements et des structures de l’installation peut conduire à une accumulation non négligeable dans le temps des produits d’activation dont la période radioactive est significative, comme le cobalt 60. Dès lors, au fur et à mesure de l’exploitation, ces produits d’activation entraîneront une augmentation progressive du débit d’équivalent de dose d’ambiance de locaux qui doit être prise en compte dans l’élaboration des critères de dimensionnement.
Aussi, l’IRSN estime que la durée d’exposition d’un travailleur correspondante à la durée mensuelle cumulée des pulses, retenue par IO pour définir les critères présentés dans son engagement n° 1, est sous-estimée.
Modes 1 et 2
Pour les modes 1 et 2, l’IRSN considère que les critères en DeD retenus par IO dans l’engagement n° 1 pour les zones non règlementées, surveillées et contrôlées vertes, basés sur une durée mensuelle cumulée des pulses, ne peuvent pas être considérés dans la mesure où ces modes correspondent à des périodes hors pulse dont les sources d’exposition à considérer sont permanentes.
Éléments concernant les trois modes
Pour les zones contrôlées vertes et jaunes, les valeurs définies par IO dans l’engagement n° 1 sont moins ambitieuses que celles du « Safety Roombook » qui affichait l’objectif que « the limits of the dose rate for ITER facilities are lower than the regulatory values (25 μSv/h for green zone and 2m Sv/h for yellow zone according to French order of 15/05/065) ».
S’agissant des critères pour les zones contrôlées oranges et rouges, les valeurs retenues par IO dans l’engagement n° 1 d’IO n’ont pas évoluées par rapport aux valeurs mentionnées dans le « Safety Roombook ».
En conclusion, même s’il appartient à l’exploitant de définir les critères de dimensionnement, l’IRSN considère que les valeurs des critères retenus par IO devraient être revues pour tenir compte de la contribution des divers produits d’activation. Pour l’IRSN, IO pourrait retenir, pour la protection du public et des travailleurs, les critères de dimensionnement du « Safety Roombook » pour les valeurs définies en DeD (zone verte : < 10 μSv/h ; zone jaune : <100 μSv/h ; zone orange : <100 mSv/h et zone rouge : > 100 mSv/h) et, a minima pour les zones non réglementées et surveillée, un DED horaire inférieur à 0,5 μSv/h et 7,5 μSv/h respectivement.
Pour l’IRSN, la vérification du respect de ces critères devrait être réalisée en considérant des DeD pendant le pulse pour le mode 0 (valeur instantanée), et la présence de sources radioactives permanentes (incluant les produits d’activations) pour les modes 1 et 2. Ces valeurs seraient applicables quel que soit le mode.
1.2.3. Concept de budget neutronique
Dans le dossier « Cartographies radiologiques » de 2020, IO introduit le concept de budget neutronique défini comme une production mensuelle maximale de neutrons. Pour IO, ce budget limite l’utilisation de l’installation ITER et garantit le respect des hypothèses considérées pour l’établissement des cartographies radiologiques.
Pour l’IRSN, bien que tenant compte de la spécificité de l’installation ITER (installation expérimentale effectuant des plasmas ponctuels), ce budget laisse à l’exploitant la possibilité de panacher les expérimentations sur une même période, c’est-à-dire des pulses de différentes puissances et durées. En effet, le flux neutronique est proportionnel, entre autres, à ces paramètres. Ainsi, pour l’IRSN, ce concept de budget neutronique constitue un outil « opérationnel » permettant de démontrer en partie le respect du zonage radiologique de conception, et non pas le respect des critères de dimensionnement. En tout état de cause, IO devrait préciser les modalités d’utilisation du budget neutronique en exploitation, démontrer la faisabilité technique de la mesure associée au budget neutronique, quantifier ses incertitudes et justifier sa représentativité eu égard à l’objectif de quantification du flux neutronique délivrée par les pulses. IO a pris un engagement (engagement n° 5) sur ce point, ce qui est satisfaisant.
Par ailleurs, il est à noter que le budget neutronique du dossier précité est environ trois fois supérieur au budget issu des scénarios d’irradiations mentionnés dans le RPrS, qui étaient fondés sur une fluence neutronique totale moyenne de la première paroi en fin de vie de 0,3 MW.an/m2. Cette fluence est reprise dans une prescription technique de l’ASN en tant que critère maximal de dimensionnement. Ainsi, à ce stade, le budget neutronique retenu par IO dans son dossier n’est pas en cohérence avec le respect d’une fluence neutronique totale moyenne de la première paroi en fin de vie de 0,3 MW.an/m2.
(...)
2. IDENTIFICATION ET TRAITEMENT DES ÉCARTS
Pour rappel, le caractère suffisant des protections radiologiques installées au titre du mode 1 n’a pas été examiné dans le cadre de la présente expertise.
Par ailleurs, la comparaison entre les cartographies radiologiques de 2020 et les études du RPrS est difficile, en raison des évolutions des modélisations et des critères de dimensionnement. Du fait de l’évolution des critères de dimensionnement, l’approche actuelle utilisée par IO, de comparaison visuelle « par couleur » de zonage, ne permet pas d’identifier formellement certains écarts. Ainsi, l’IRSN estime nécessaire qu’IO établisse les comparaisons des critères (en termes de DED et non de dose intégrée) aux valeurs maximales, local par local, y compris pour les bâtiments avoisinants le bâtiment tokamak. IO s'est engagé sur ce point (engagement n° 7). L’IRSN estime cet engagement globalement acceptable.
S’agissant du traitement des écarts d’ores et déjà identifiés par IO, la plupart des solutions techniques définies par IO sont au stade de préconcept ou de concept initial. De ce fait, IO ne détaille pas les marges prises dans les études au regard des évolutions pouvant intervenir dans la suite du développement de ces solutions techniques. De plus, les matériaux retenus à ce stade pour intervenir dans certaines solutions sont en phase de développement ; leurs fonctions d’atténuation ne sont donc pas démontrées. Aussi, à ce stade, l’IRSN ne peut pas conclure quant à la faisabilité technique, à l’efficacité ou à l’impact sur la sûreté des solutions actuellement retenues.
3. CONCLUSION
Sur la base des documents examinés et en tenant compte des informations apportées au cours de l’expertise par IO, l’IRSN estime que la méthode générale d’élaboration des cartographies radiologiques et les hypothèses retenues pour sa mise en œuvre dans le dossier de 2020 ne sont pas adaptées dans le contexte du dimensionnement d’une installation. Si l’engagement d’IO de fixer des critères de dimensionnement en DeD [Débit équivalent de dose] est satisfaisant sur le principe, pour l’IRSN, les valeurs retenues ne sont pas suffisamment ambitieuses au regard notamment de la flexibilité permise par le concept de budget neutronique introduit par IO et de l’impact des produits d’activation. Par ailleurs, la mise en œuvre de ce concept, notamment s’agissant des mesures associées, reste à justifier. En outre, les cartographies sont établies en s’appuyant sur une modélisation très détaillée, ne permettant pas de mettre en évidence les éléments importants pour la protection des intérêts. Ce point fait l’objet de la recommandation présentée en annexe 1 au présent avis.
Ainsi, à ce stade, l’IRSN n’est pas en mesure de se positionner sur l’exhaustivité des écarts entre les cartographies de 2020 et les études du RPrS. IO s’est engagé à valider le dimensionnement des protections radiologiques en établissant les comparaisons des critères (en termes de DeD et non de dose intégrée) aux valeurs maximales, local par local. L’IRSN estime ceci satisfaisant.
Enfin, s’agissant du caractère suffisant des dispositions de protection contre les rayonnements ionisants et notamment celles permettant de traiter les écarts d’ores et déjà identifiés, l’IRSN estime que leur niveau de développement ne permet pas, à ce stade, de conclure quant à leur faisabilité technique, à leur efficacité ou à l’impact sur la sûreté des solutions actuellement retenues.
Notes
1 - Les cartographies radiologiques correspondent à une spatialisation des résultats de calculs de débit d’équivalent de dose.
2 - La réglementation en vigueur lors de la rédaction du RPrS en 2010 (« Arrêté zonage » de 2006) a été modifiée par le décret du 4 juin 2018 relatif à la protection des travailleurs contre les risques dus aux rayonnements ionisants. En particulier, les limites définissant les zones surveillées et les zones contrôlées vertes sont désormais définies en termes de dose intégrée sur un mois.
3 - Réalisation d’un plasma à une puissance donnée sur une certaine durée.
4 - Contrainte de dose : restriction définie par l’employeur à titre prospectif, en termes de dose individuelle, utilisée pour définir les options envisagées à des fins d'optimisation de la protection des travailleurs.
5 - « Arrêté zonage » de 2006.
[Pour les annexes, voir le lien AVIS IRSN N° 2021-00195]