Août 2023 •

Radioprotection

Rappelons les propos de l’ASN que nous avons cités plus haut (Cf. page 11) : « les éléments transmis concernant les cartographies radiologiques ne permettent pas de démontrer la maîtrise de la limitation de l’exposition aux rayonnements ionisants, enjeu majeur pour une installation de fusion nucléaire. En particulier, l’activation progressive des matériaux sous l’effet du flux neutronique intense n’est pas correctement prise en compte et l’exposition des travailleurs dans les locaux attenants aux bâtiments nucléaires doit être évaluée avec des hypothèses réalistes prudentes » [ASN, 25 janvier 2022].

L’Association pour les techniques et les sciences de radioprotection présente les « enjeux de radioprotection spécifiques » d’ITER : « mode de fonctionnement en régime pulsé, lors de ces plasmas, émission d’une source intense de neutrons de 14 MeV et de Gammas de 6 MeV, quantité de tritium importante, et activation des structures conduisant à des débits de dose relativement importants lors des phases de maintenance nécessitant la mise en œuvre d’une démarche ALARA formalisée.

Les enjeux de radioprotection vont progressivement monter avec la radiologie industrielle en phase de chantier, puis des premiers plasmas avec l’émission de neutrons et de gammas induits avec des puissances faibles (~2029) jusqu’à la phase Deutérium-Tritium (>2035) » [ATSR, 2021].

Dans une cartographie du flux simulé de neutrons à l’intérieur du Tokamak diffusée dans le CLIC Info d’octobre 2021, la revue de la CLI de Cadarache, on note un « flux [maximal] de neutrons estimés sur un plasma de 500 MW » de « 1012 n/cm2/s » [CLIC Info n° 72, Octobre 2021].

« La radioprotection dans ITER » a été abordé dans le n° 42 (2007) de la revue Radioprotection. Les débits de dose absorbée sont indiqués pour différentes partie de l’installation : « Pendant le fonctionnement du réacteur de fusion, les débits de dose à l'intérieur l'enceinte à vide sont d'environ 108 à 109 Gy/h, et d'environ 10 Gy/h à l'intérieur du cryostat, derrière la paroi externe de l'enceinte à vide ». A l’arrêt du plasma, le flux de neutrons s’interrompt mais le rayonnement gamma des matériaux activés est impressionnant : « 106 secondes (12 jours) après l'arrêt, les débits de dose diminuent à 630 Gy/h à l'intérieur de l'enceinte à vide. Les débits de dose au contact de composant face au plasma, couvertures et divertor est de l'ordre de 103 Gy/h 30 jours après l'arrêt et de quelques centaines de Gy/h un an après l'arrêt » [EDP Science, 2007]. Comme on dit dans le jargon, ça va cracher... La radioprotection du personnel va effectivement être compliquée comme le sera la gestion des déchets de béryllium (couverture) et de tungstène (divertor) lors des maintenances lourdes.

Le tritium

La contamination en tritium de l’installation va être très importante compte-tenu des quantités utilisées. De l’ordre d’une centaine de grammes par an lors des premières années d’exploitation (essai et mise en service des systèmes de détritiation à « 1100 g par an pour une période d'exploitation de 12 ans » à partir de la phase deutérium-tritium (D-T) [Pearson et al, 2018].

Selon ITER Organization, « Le tritium est un élément qui, bien que faiblement radioactif, doit être confiné de manière extrêmement rigoureuse — c'est là l'un des objectifs de sûreté majeurs de l'installation ITER » [ITER et la Sureté, iter.org].

ITER va être pourvu d’un imposant système de détritiation afin de limiter la quantité de tritium qui va contaminer l’ensemble de l’installation et surtout de réutiliser une partie du tritium perdu. Car le rendement de fusion n’est pas terrible : selon l’IRSN, « Pour l’installation ITER, le taux de combustion dans le plasma ne devrait pas dépasser 0,3 %. Chaque décharge plasma de quelques minutes mettra en œuvre environ 100 g de tritium dont 0,3 g environ seront consommés ; quelques grammes resteront adsorbés dans les premières parois des équipements internes de la chambre à vide, le reste devra être recyclé dans le circuit combustible » [IRSN, 2017 - cf. page 44].

Selon la CLI de Cadarache, une usine à gaz va donc être nécessaire afin de récupérer une partie des 99,7% du tritium migrateur : c’est le bâtiment tritium dénommé « Tritium building », un grand système industriel accolé au bâtiment du tokamak comme on peut le voir dans la figure ci-dessous.

La « présentation CLI » (2017) fait le « point sur le système de détritiation ». A cette date, le « système » était en phase d’« avant-projet détaillé », une phase s’étalant de 2014 à 2022. Ensuite, il faudra passer à la fabrication puis à l’installation, le planning de réalisation mentionnant une mise en service en 2030 et un premier plasma D-T pour 2035 [CLI Cadarache, 13/09/17].


Design intérieur du complexe tokamak

Source, iter.org

Dans cette usine, il y aura un « système de traitement des gaz actifs (...). Il s'agit d'un système conventionnel de suppression de tritium avec deux sections distinctes : les recombineurs et les sécheurs. La détritiation est réalisée par vaporisation de l’eau d’abord qui est ensuite piégée dans des tamis moléculaires secs qui filtrent l’eau selon que la molécule soit de l’hydrogène, du deutérium ou du tritium et permet de récupérer chaque gaz séparément. Au cours des dernières années, ce système a été utilisé de façon intensive dans l'installation JET [Joint European Torus], démontrant la faisabilité d’atteindre des facteurs de détritiation d'environ 100 » [DAC ITER, 2011 - Cf. Pièce 6 (page 269)].

Un système utilisé de façon intensive mais sur de faibles quantités. D’après l’IRSN, « le Joint European Torus (JET), de puissance égale à 16 MWth, a utilisé au total 20 g de tritium » [IRSN, Rapport DSU n°217].

Changement d’échelle avec ITER. Un article paru dans la revue de l’AIEA Nuclear fusion donne l’ordre de grandeur de la masse de tritium à gérer : « Dans l'usine de tritium d'ITER, un stock total d'environ 2 à 3 kg sera nécessaire pour faire fonctionner la machine en phase de DT » [I.R. Cristescu et al 2007 Nuclear Fusion n°47]. Avec de telles masses, le terme source tritium de l’usine sera de 0,7 à 1.1018 Bq.

Pour son fonctionnement, ITER, « dépendra entièrement d'un approvisionnement externe en tritium d'environ 18 kg pendant toute la durée de son exploitation ». (...) « Le tritium est généré dans les réacteurs de fission de type CANDU par l'interaction des neutrons de fission avec l'eau lourde du modérateur/caloporteur, produisant environ 130 g de tritium par an pour un réacteur de type CANDU. Le tritium ne peut être extrait du modérateur à eau lourde qu'au moyen d'une installation d'extraction du tritium (IET), dont deux seulement sont actuellement en service, l'une au Canada et l'autre en Corée du Sud, bien qu'il soit prévu d'en construire une troisième en Roumanie.

L'approvisionnement futur en tritium des réacteurs CANDU est très incertain, car on ne sait pas quelle proportion du parc actuel de réacteurs vieillissants sera prolongée, si les installations d'extraction de tritium en service continueront à détritiier ou si de nouvelles installations d'extraction de tritium seront mises en service » [Pearson et al, 2018]. Le CANDU est un réacteur de conception canadienne à eau lourde pressurisée et utilisant de l’uranium naturel. L’eau lourde (D2O) sert de modérateur et de caloporteur.

Lors de chaque décharge plasma, « quelques grammes resteront adsorbés dans les premières parois » avec un migration de tritium vers les « deux systèmes de refroidissement primaires de la couverture interne et du diverteur (...) d’environ 0,7 g par système » [IRSN, 2017], soit 1,4 g de tritium à traiter par le système de traitement du fluide de refroidissement (Cf. paragraphe suivant). A raison d’environ 0,3 g consommé par décharge, le système de traitement des gaz actifs aura donc sur les bras 98,3 g (soit 3,5 1016 Bq...). Avec un facteur de détritiation d'environ 100, 97,3 g sont susceptibles d’être récupérés et stockés pour le prochain plasma et près de 1 g (350 TBq) iront grossir la quantité d’effluents liquides à traiter.

Pour les effluents liquides avec une masse de tritium estimée à 2,4 g (0,7 x 2 + 1) par plasma, soit une activité d’environ 860 TBq, « Le procédé CECE (Combined Electrolysis Catalytic Exchange) combinant l’électrolyse avec le procédé LPCE (Liquid Phase Catalytic Exchange) est considéré comme le plus efficace et constitue aujourd’hui la référence pour le traitement des effluents liquides tritiés de l’installation ITER. Il a également été mis en œuvre à l’échelle pilote, au Japon, sur le site du réacteur Fugen (capacité de traitement de 3,6 L.j-1, facteur de concentration de l’eau tritiée proche de 10 000), ainsi que dans l’installation pilote de production d’eau lourde CIRCE à Hamilton au Canada (capacité de traitement de 1,5 L.h-1, facteur de décontamination en tritium de l’ordre de 30 000). Plus récemment, des facteurs de séparation encore plus élevés, atteignant des valeurs de 50 000, ont été obtenus lors d’essais de décontamination d’eau lourde dans les laboratoires de Chalk River ». Quelques bémols cependant, « Le procédé CECE a été mis en œuvre uniquement dans des unités pilote » et « les principaux inconvénients de ce procédé résident (...) dans les coûts de fonctionnement liés principalement à la consommation énergétique (...), les risques liés à la présence d’effluents fortement concentrés en tritium nécessitant de disposer de systèmes de confinement éprouvés ainsi que les risques d’explosion liés à la présence de dihydrogène gazeux » [Livre blanc du tritium, ASN 2023 (Mise à jour)].

Mais le tritium est capricieux, il a la fâcheuse habitude de diffuser au travers des conditionnements. La lettre d’information n° 5 (janvier 2008) de la cellule Carmin du CEA résume parfaitement la problématique tritium : « Il diffuse dans les matériaux habituellement utilisés pour confiner, et à l’inverse, on ne parvient à s’en débarrasser qu’au prix d’efforts démesurés. Les modèles de transfert oscillent entre une simplicité déconcertante en moyenne (rejet continu) et une forte complexité instantanée (rejet ponctuel) » [Carminfo n° 5 - Archive GSIEN].

La perméation du tritium à travers les équipements dans les locaux va générer des émissions chroniques de tritium. La contamination atmosphérique des locaux devrait être importante même avec un confinement éprouvé et causer quelques soucis de radioprotection.

Pour le traitement de l’air respirable des locaux, « des actions de Recherche et de Développement ont conduit à la validation des systèmes de détritiation de l’atmosphère ; elles comprennent un essai sur des colonnes d'épuration utilisées. Le système fournit de très bonnes performances. D’autres solutions technologiques sont également envisagées afin d’optimiser le procédé pour atteindre de meilleures efficacités et une fiabilité accrue » [DAC ITER, 2011 - Cf. Pièce 6 (page 269)]. Malgré de très bonnes performances, on comprend que des progrès restent à faire dans l’efficacité de la détritiation de l’air respirable.

Le tritium est un émetteur bêta pur de faible énergie dont la dangerosité est sous-évaluée. Laissons la parole à Monique : « L'eau dont un atome d'hydrogène a été remplacé par un atome de tritium est vite éliminée par le corps humain. En revanche, lorsque le tritium se lie à une molécule organique, elle peut se fixer partout, avec une affinité pour les cellules en développement. C'est pourquoi les études de toxicité se focalisent sur la femme enceinte et le fœtus » [Science actualités, 02/12/08].

Raymond Sené nous en dit plus (Cf. page Tritium dans ce numéro).

Par ailleurs, des lanceurs d’alerte ont informé la Commission européenne sur des problèmes de sûreté, de radioprotection et de santé du personnel d’ITER : Reporterre nous les détaille (Cf. page 30).

Laissons le mot de la fin à l’ASN : « Les quantités importantes de tritium qui seront mises en jeu dans cette installation, le flux neutronique intense, ainsi que l’activation des matériaux qui en résulte constituent des enjeux particuliers du point de vue de la radioprotection et représenteront de véritables défis pour la gestion sûre des déchets pendant l’exploitation et lors du démantèlement de l’installation » [ASN, 7/07/22].