Mars 2023 • Raymond Sené

TRITIUM
Bonjour, les amis vétérans
Raymond SENÉ, mars 2023

Préambule :
Pourquoi ce sous-titre ?

A l’époque glorieuse, héroïque de la guerre d’Algérie (non ! de l’opération de maintien de l’ordre ?), j’eus le plaisir d’appartenir à la classe 60 2B. Incorporé dans la colo (artillerie de marine), pendant une année j’ai été formé et entraîné à la tâche « vivifiante » de la routine civilisatrice des commandos dans les Aurès. Parmi les joyeusetés, il y avait dans le camp de Mourmelon, la reproduction d’une mechta, et un des exercices consistait à la « prise » de cet objectif.

Puis, au moment où je préparais mon sac pour aller embarquer à Marseille pour aller passer quelque temps dans ce pays ensoleillé, je fus convoqué par la sûreté militaire. Après m’avoir fait décliner mon curriculum vitae, puis posé quelques questions fondamentales, du genre « êtes-vous syndiqué ? » (Ma réponse : la FEN – Fédération de l’Éducation Nationale - ce qui lui déclencha un immense sourire, me montrant à quel point ce syndicat était considéré comme dangereux), il m’annonça que j’étais muté à la STA (Section Technique des Armées), avec départ sur le champ pour le camp de Satory (Versailles). Au bout de quelques jours, je fus expédié au fort d’Aubervilliers, où officiait le CERAM (Centre d’Expérimentation et Recherche Atomique Militaire), et affecté à la STA Y 33. (STA Y pour arme atomique et STA Z pour arme chimique). J’y rencontrais quelques physiciens nucléaires (dont plusieurs de l’IPN d’Orsay, également du centre de Strasbourg avec qui j’avais eu des rapports scientifiques avant mon incorporation) et à ma grande surprise, un « carrière », avec plein de barrettes … qui me reconnut.

En propédeutique MPC (Math-Physique-Chimie) à la faculté des sciences de Paris, il était le binôme de travaux pratiques de chimie de ma future épouse … Pour des officiers d’active, MPC servait d’examen d’entrée pour leur formation technique au CERAM. Il y en avait de très bons, et d’autres… du genre de ce capitaine au fort accent morvandiaux qui nous avait déclaré « les Viets n’ont pas eu ma peau, les Röntgens ne m’auront pas ! ».

Après quelques mois au fort d’Aubervilliers à bricoler un compteur « 4π beta », nos occupations se centrèrent sur les premiers tirs sur le site de Reggane. A partir des prélèvements atmosphériques effectués au moment du tir, les collègues calculèrent une estimation de la puissance de cette bombe. La valeur trouvée fit le bonheur du commandant qui dirigeait notre groupe. Il a pu communiquer à ses homologues, une donnée que les gens du CEA-DAM avait refusé de leur transmettre.

Tirs atmosphériques de Reggane : Gerboise bleue, puis blanche, puis rouge et enfin verte.

On arrive en 1961, c’est la fin de la guerre d’Algérie, les pourparlers d’Évian, les sautes d’humeur d’officiers à Alger, l’OAS., et la 4ème bombe est déjà arrivée à Alger. Vite il faut la transporter à Reggane … la petite histoire raconte que le transport se fit avec une 2 chevaux. Il semblerait que ce n’est que la charge de Plutonium qui fut véhiculée. Et ce fut Gerboise verte, le 25 avril 1961 (question « bête », la couleur fut-elle choisie pour faire un clin d’œil au FLN ?)

Les accords d’Évian (indépendance le 1er mai 1962), comportent une annexe restée secrète fort longtemps. La France pouvait continuer à faire ses essais nucléaires pendant 5 ans… renouvelables. Donc, le 7 novembre 1961 eut lieu le premier tir souterrain dans le Tan Affela (Hoggar). Le second baptisé BERYL eut lieu le 1er mai. Non confiné … (Voir Gazette Nucléaire 298/299, janvier 2023). La STA Y 33 est immédiatement mise en œuvre. On emballe le matériel (dont mon analyseur multicanaux … le tout premier transistorisé d’origine US) et tout ce qui nous semble devoir ou pouvoir être utile. Arrivée sur place le 9 mai. Ouf, nous avons échappé au nuage originel. Mais nous allons avoir droit à tout ce qui s’étant déposé, va être promené par les vents fréquents.

…. Et je suis resté 9 mois dans cette « vivifiante » ambiance, à travailler sur les divers filtres de pompage d’air provenant de la zone, filtres que nous allions relever sur les "Babars", sur les prélèvements que nous allions effectuer à Tamanrasset, à Djanet. La garnison française qui était en poste à Djanet était ravie de nous voir. Leur courrier, que nous leur apportions, arrivait une semaine plus tôt que par la voie normale. Par contre ils n’ont jamais connu les résultats de nos mesures, donc quel était leur niveau de contamination.

De notre côté, toutes ces occupations étaient faites en tenue saharienne, sans aucune tenue de protection, sans films dosimètres (NON, il y en avait un, accroché en tant que témoin sur un mur dans le couloir de notre baraque au camp St- Laurent). Je n’ai pas souvenir d’avoir vu un quelconque relevé de ce dosimètre.

Quant aux bonhommes… si au fort d’Aubervilliers nous avions un suivi hémato régulier, à In Ecker…. rien. Et lors de ma visite médicale de démobilisation effectuée à Reggane (je dépendais alors du 620ème GAS : Groupe d’Armes Spéciales), j’eus droit de la part du toubib, en réponse à ma question, « je n’ai pas le matériel. Mais si vous y tenez, je peux le faire venir d’Alger. Cela va prendre une bonne semaine ». Je venais de faire 24 mois d’armée, plus une grosse quarantaine de jours de permission libérable – non pris en raison de mon affectation saharienne... Donc je suis rentré… sans n’avoir subi le moindre contrôle hémato ou autre.

Avant de commencer sur le tritium, je tiens à vous prévenir… 40 ans de physique nucléaire, cela laisse des traces….

Parlons du TRITIUM

Au premier abord, ce n’est que de l’Hydrogène et l’hydrogène est un des éléments le plus présent dans notre vie : l’eau : H2O, l’alcool (éthylique) ; C2H5OH (à boire avec modération !).

Parlons de la fratrie hydrogénique 

• H >>> 1 proton, masse 1, nom de famille : Hydrogène - atome stable (les physiciens, toujours aussi fouineurs, ont lancé des recherches pour essayer de mesurer le temps de vie du proton. Les plus optimistes pensent observer une désintégration tous les … quelques millions d’années.). L’hydrogène c’est aussi le plus simple des atomes, car il n’a dans son noyau qu’une seule particule, un proton et un seul électron qui tourne autour, à très grande distance relative.

• D >>> 1 proton + 1 neutron, masse 2, nom de famille : Deutérium : atome stable (2H), ou hydrogène lourd. Il n’est présent qu’à raison de 0,015 % dans l’hydrogène de l’air.

• T >>> 1 proton + 2 neutrons, masse 3, nom de famille : Tritium : atome radioactif (3H)

Le deutérium et le tritium sont appelés des isotopes de l’hydrogène. Ils ont les mêmes caractéristiques chimiques que l’hydrogène.

Le Tritium, son devenir :

3H > 3He + e- (électron baptisé béta moins) + neutrino

3H (1 proton + 2 neutrons) >> 3He (2 protons + 1 neutron) isotope de l’Hélium de masse 3, non radioactif.

> L’électron (rayonnement bêta moins) a une énergie maximale de 18,6 keV, et une énergie moyenne de 5,68 keV. Son parcours moyen dans l’eau ou les tissus organiques est de l’ordre du micron (millième de millimètre), d’où une interaction de proximité sur la molécule où l’atome de tritium était fixé.

La période (c’est à dire le temps au bout duquel, la moitié du produit d’origine a effectué sa désintégration) est de 12,26 ans. A noter, pour corriger de trop nombreuses interprétations erronées, qu’au bout de 10 périodes la quantité initiale a été réduite par un facteur 2 puissance 10, c’est-à-dire 1024. Donc, contrairement à ce qu’on peut souvent entendre, le produit n’a pas disparu. Il s’agit de savoir si un millième de la quantité initiale c’est encore « beaucoup » !!!!

Notons également que le tritium inhalé ou ingéré par l’homme se comporte comme l’eau que nous incorporons. Cela signifie qu’un adulte, par élimination naturelle, réduit de moitié tous les 10 jours la quantité incorporée. Cela s’appelle la période biologique du tritium.

> le neutrino … boff … particule de masse quasi nulle, il a une probabilité d’interaction tellement faible qu’il peut traverser la planète et ressortir de l’autre côté sans rien faire. Pour essayer d’en détecter, les physiciens ont développé des détecteurs volumineux ultra sophistiqués, dont une installation comportant une floppée de photomultiplicateurs plongés dans la mer, sensés détecter les quelques photons d’effet Cerenkov [ou Tcherenkov] produits par un neutrino en provenance du soleil.

Sous quelle forme le rencontre-t-on ?

• L’Eau tritiée (HTO), est une molécule d’eau où un atome de tritium a remplacé un atome d’hydrogène (standard).

• Le Tritium gazeux (HT), est une molécule d’hydrogène gazeux (H2 ou HH) où un atome de tritium (T) a remplacé un atome d’hydrogène (d’où HT).

• Le Tritium, peut aussi se lier à la matière organique (désigné en anglais OBT : Organically Bound Tritium). Sous cette forme on en retrouve dans les végétaux, dans les algues, les mollusques, les poissons (dans les zones proches des rejets d’installations nucléaires), dans les organismes des humains et des animaux.

D’où vient-il ? 

De tout temps, l’action des rayons cosmiques sur l’hydrogène de la vapeur d’eau atmosphérique et sur les divers composants de l’atmosphère a produit du Tritium, quelques grammes par an. 

Mais les essais nucléaires en ont injecté dans l’atmosphère des quantités beaucoup plus importantes, des centaines de kilogrammes (kg). Une estimation tirée de la littérature donne pour la période allant de 1945 à 1962 une quantité de l’ordre de 650 kg, soit plus de 35 kg par an sans compter les « incidents » et « accidents advenus sur les installations pendant la période (Cf. Jean-Claude Amiard « les accidents nucléaires militaires »).

Quant aux installation nucléaires, réacteurs, cycle du combustible, fabrication des têtes nucléaires (site de Valduc), elles rejettent copieusement de l’eau tritiée dans l’environnement en plus des rejets gazeux.

Que nous fait-il ?

(Pour cette partie je me réfère à un article du Docteur Abraham Béhar (GSIEN) et Francine Cohen-Boulakia publié dans Médecine et Guerre Nucléaire (mars 2008) : Le tritium ? C’est grave docteur ?

« Les modes de pénétration du tritium gaz, de l’eau tritiée et des molécules organiques « OBT » sont radicalement différents :

- le tritium gaz pénètre dans le corps humain par voie respiratoire, mais également au travers de la peau (voie transcutanée),

- l’eau tritiée pénètre par ingestion d’eau de boisson,

- la forme OBT est uniquement ingérée par la nourriture.

La répartition dans l’organisme est très différente :

   • Le tritium gaz inhalé se répartit dans tous les tissus mous, mais son assimilation est environ 1000 fois plus faible que celle de l’eau tritiée. Sa ½ vie effective (qui tient compte de sa ½ vie physique – période de décroissance radioactive – et de sa ½ vie biologique – le temps au bout duquel l’organisme a éliminé la moitié de la quantité initiale) est d’environ 10 jours.

   • L’eau tritiée se répartit dans l’ensemble des compartiments hydriques de l’homme, c’est à dire à la fois extra et intra cellulaire. Elle est éliminée par transpiration et excrétion urinaire. Mais environ 3% se transforme en OBT. Sous cette forme, le tritium reste plus longtemps dans l’organisme. La ½ vie ((biologique) est au maximum de 40 jours.

   • Les OBT vont entrer dans le métabolisme et le comportement va être dominé par la nature du composant organique affecté et la ½ vie est au maximum de 550 jours ».

Jusqu’à présent nous n’avons envisagé que les effets du rayonnement bêta, cet électron de faible énergie, donc de faible parcours, émis lors de la décroissance radioactive de l’atome de tritium.

Effectivement si cet atome de tritium remplace un atome d’hydrogène « standard » sur une protéine constitutive de l’ADN ou de l’ARN, le bêta a une certaine probabilité d’occasionner quelques dégâts dans un noyau cellulaire. Des travaux conduits par quelques radio biologistes utilisant de la thymidine tritiée ont fait avancer la connaissance et donc la reconnaissance d’effets beaucoup plus importants sur les mitochondries conduisant à l’apparition de l’apoptose cellulaire (la mort programmée).

(Note pour les puristes : la thymidine n’est pas une protéine mais l’une des 4 petites briques qui servent à construire l’ADN. Elle s’incorpore directement dans le matériel génétique de la cellule, donc dans le noyau) 

Mais il y a un autre effet qui recommence tout juste à être étudié. 

Après avoir « craché » son bêta, que devient notre noyau de tritium ?  Un noyau d’hélium de masse 3 … et que je sache, on ne connaît pas de molécule organique constitutive de l’espèce humaine contenant un atome d’hélium lié. 

Donc cet atome « étranger » va s’évader et, à sa place, va se créer un radical libre … qui ne demande qu’à se rattacher à tout ce qui passe à proximité. Et là, on voit apparaître la possibilité de mutations …

Le caractère nocif des radicaux libres est largement reconnu, c’est même la base d’un juteux business de produits « détoxifiants », « anti radicaux libres », mais à ma connaissance, jusqu’à présent cette propriété du tritium OBT a été « oubliée ». Il y a tout juste un « frémissement à l’IRSN » où commence à être pris en compte l’effet des radicaux libres comme facteurs létaux pour la paroi vasculaire.

Note : Lors de profondes opérations s’apparentant à de la spéléologie, j’ai exhumé de mes archives concernant le nucléaire (près d’une cinquantaine d’années), un rapport concernant LES RISQUES LIÉS A L’INCORPORATION DU TRITIUM PAR L’ORGANISME, rédigé par Madame Anne CHABANEL, qui bien que non daté, en raison des dates des références citées, se situe vers 1975.

De nombreuses références montrent que les effets dus à la transmutation du tritium OBT étaient, dans les années 60, l’objet de travaux de recherche. Mais cet axe de recherche a mystérieusement disparu pendant de nombreuses années des paillasses de la majorité des radio biologistes.

Se pourrait-il que des recherches conduites en ce domaine puissent avoir quelque incidence vis à vis des normes de rejet du tritium par les diverses activités nucléaires ? Quelle horreur !!!!

L’auteure de ce rapport écrit « il semble que les techniques plus élaborées révèlent des altérations génétiques spécifiques, conséquences de l’effet de transmutation du tritium en hélium. »

Et en conclusion de ce chapitre, elle écrit ; « Pour arriver à une plus juste estimation des effets biologiques dus à l’incorporation du tritium dans les tissus, il faut dans le calcul de la dose absorbée, faire apparaître la non uniformité du milieu irradié, et tenir compte des graves transformations moléculaires dues à l’effet de transmutation»

Ces problèmes sanitaires sont à suivre avec attention.

Note mémorielle : Pendant ma période au fort d’Aubervilliers, l’armée fut confrontée à un « petit » problème.

A cette époque, tous les cadrans devant pouvoir être lus dans l’obscurité, avaient un dépôt, comme pour l’horlogerie, fait d’un produit phosphoré imprégné de sels de radium. Cela avait créé la crise des cancers parmi les ouvrières de la région de Besançon qui effectuaient ces dépôts.

L’armée, suivant ses principes, avait des stocks de ce genre de cadrans, soigneusement rangés dans des hangars, militairement gardés jours et nuits.

Mais les bidasses assurant ces gardes prenaient de sérieuses doses.

Donc il fut décidé de demander aux fabricants de mettre en œuvre une technique non (ou moins) irradiante. Plusieurs fournisseurs traditionnels de l’armée se mirent au boulot et arrivèrent à Aubervilliers divers échantillons, chargés en tritium. Toujours méfiants, les militaires voulurent connaître les quantités qui leur étaient facturées. Et cela me tomba dessus.

Première décision hiérarchique : on va mettre en solution … et ce fut confié à la STA Z. Après opération, il ne restait plus rien de radioactif … tout était parti à la hotte …

Donc seconde manip : on broie consciencieusement le produit et on le mélange au scintillateur liquide d’un carbo-trimètre (notre service disposait de 2 de ces appareils, un Lie Belin et un Packard) et youpi, on a pu mesurer le tritium.

Je ne sais pas quel est le taux de régurgitation du tritium de ces mélanges luminescents… mais c’est à voir.

Seconde note mémorielle : Un jour, mon patron du labo au Collège de France, Francis Perrin (pas l’acteur, mais le fils de Jean Perrin, grand Physicien), professeur au CDF, mais également Haut-Commissaire du CEA, fit une déclaration reprise par Libération :

« L’élévation du niveau d’irradiation reçue par la population polynésienne en provenance des essais nucléaires, est inférieure à celle due à l’élévation de leur niveau de vie qui leur permet de s’acheter des montres à cadran lumineux. »

J’avais affiché la page du journal dans le labo, ce qui ne fut pas apprécié par la direction …