Octobre 2024 • Marc Denis et Patrick Maupin

Création du fichier ODIINUC : Mettre sous contrôle les lanceurs d'alerte et contradicteurs plutôt que les acteurs de la filière ?
Par Marc Denis et Patrick Maupin (GSIEN)

Le décret n° 2024-323 du 8 avril 2024 autorise la création d'un traitement automatisé de données à caractère personnel relatif à la sécurité des établissements, ouvrages, installations et activités nucléaires dénommé « traitement d'optimisation des données et informations d'intérêt nucléaire » dit fichier ODIINUC. Il permet aussi « de contrôler et suivre les demandes d'accès aux établissements, ouvrages, installations impliquant des matières nucléaires ou des sources de rayonnements ionisants et les demandes d'autorisation en lien avec les activités nucléaires ainsi que de traiter et suivre les demandes d'habilitation au secret de la défense nationale intéressant le domaine de la filière nucléaire ».

Le traitement vise le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire, la gendarmerie nationale et la police nationale, les personnes impliquées dans un évènement susceptible de porter atteinte à la sécurité nucléaire, les personnes faisant l'objet ou ayant fait l'objet d'une demande d'autorisation ou d'habilitation.

D e très nombreuses données personnelles concernant ce public sont enregistrées dans ce fichier – en particulier, de nombreux éléments d’identification des personnes physiques dont l’enregistrement tient à leur « implication » dans un « évènement susceptible de porter atteinte à la sécurité nucléaire ».

Ce sont notamment l’identité, les coordonnées, la situation tant profes-sionnelle que familiale de ces person-nes, voire la prétendue origine raciale ou l'origine ethnique, les opinions politiques qui sont enregistrées pendant une durée de conservation des données maximale de 5 ans à compter de la date du dernier évènement révélant un risque pour la sécurité nucléaire ayant donné lieu à un enregistrement, à compter de l’enregistrement de la dernière demande relative à ces accès ou ces activités, ou à compter de la décision de refus d’abrogation de l’habilitation.

L’enregistrement automatisé des données de ces personnes physiques tient à leur implication dans des « évènements révélant un risque d’atteinte à la sécurité nucléaire », sans qu’aucune précision ne soit apportée sur la nature de tels évènements.

Dans cette mesure, et eu égard notamment à l’impossibilité pour les personnes concernées de s’opposer à l’enregistrement de leurs données, le décret constitue une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de ces personnes.

Le Collectif d’Action Contre l’Enfouissement des Déchets Radioactifs (Cacendr), Greenpeace France, le Réseau "Sortir du nucléaire", le Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs/Haute Marne, l’association Solidaires, l’association Arrêt du nucléaire 26/07, l’association Stop Transport Halte au Nucléaire, le Comité pour la sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin, l’association Global Chance, l’association Stop Fessenheim et près d’une vingtaine de personnalités (parlementaires, scientifiques, journalistes, avocats …) ont donc décidé de saisir le Conseil d’État.

N’ayant à ce jour pas prévu dans ses statuts la capacité d’ester en justice (situation à laquelle nous comptons remédier pour l’avenir), le GSIEN ne s’est pas associé à cette démarche mais la regarde avec intérêt et, le cas échéant, s’associera à des actions de communication pour soutenir les requérants.

Sur la saisie du Conseil d’État « La requête en référé déposée par les requérants le 17 juillet, qui visait à faire suspendre le texte, a été rejetée deux jours plus tard. Le Conseil d’État doit désormais examiner le recours sur le fond, ce qui peut prendre entre un an et un an et demi » selon Greenpeace citée par Reporterre [Reporterre, 18/09/24].

Si le GSIEN est conscient que, vu la sensibilité et la vulnérabilité des installations nucléaires, des dispositions en matière de protection sont nécessaires, celles-ci doivent rester proportionnées et adaptées pour ne pas en arriver à des situations, ubuesques et juridiquement floues, comme celle décrite ci-après.

Fichier ODIINUC : sitôt légalisé sitôt appliqué à un représentant associatif de la Commission locale d’information de Gravelines ?

L’interrogation dans le titre de l’article n’est pas une erreur. Mais de droit, si on peut dire, dans ce domaine du recueil confidentiel de données personnelles et d’application opaque, même la Commission nationale informatique et libertés ( CNIL) ne dispose que du droit de poser une question…

Qu’on en juge en quelques épisodes ci-dessous …

Un représentant du collège associatif, membre du bureau de la CLI de Gravelines depuis de nombreuses années, et qui dans le cadre d’un groupe de travail de cette même CLI doit participer à une visite au mois de juin se voit refouler à l’entrée de la centrale. Motif annoncé à l’intéressé : EDF n’a pas reçu l’autorisation de le laisser pénétrer sur le site !

Étonnement et stupeur de Nicolas qui avait comme les autres membres transmis les documents exigés pour le contrôle a priori et qui du fait de son ancienneté a déjà participé à plusieurs visites d’inspection de l’ASN sur le site de Gravelines en qualité de membre de la CLI.

Stupeur renforcée quand Nicolas reçoit début juillet un courrier signé du directeur de la mission sécurité d’EDF lui indiquant « vu l’avis de l’autorité administrative compé-tente en date du 3 juillet 2024 et l’article L. 1332-2-1 du code de la défense » et compte tenu « de l’avis défavorable de l’autorité administrative, l’accès à tous les centres nucléaires de production d’électricité ne peut être autorisé ».

Mais EDF ou l’État sont bon princes…. car ce même courrier lui indique le droit de faire un recours administratif dans un délai de deux mois au Haut fonctionnaire de défense et de sécurité auprès du Ministère de la transition écologique.

Nicolas procède donc à ce recours par courrier du 16 juillet et reçoit par lettre du 29 juillet la réponse selon laquelle « cette décision ne revêt aucune volonté malveillante ou punitive à votre égard » et « votre demande va maintenant être instruite par mes services (...) dans le but de vérifier que la décision est justifiée ».

Et un courrier du 2 août, soit trois jours plus tard (admirons la célérité de ce service de l’État), lui annonce : « après examen approfondi, j’ai décidé de ne pas confirmer la décision d’interdiction d’accès et je n’ai pas d’objection à ce que votre entrée sur site soit autorisée et ceci à titre probatoire jusqu’à votre prochaine demande d’autorisation d’accès ».

Conclusion temporaire

Elle est certes positive mais surtout temporaire puisque le service du Haut fonctionnaire de défense et de sécurité précise bien « que l’entrée est autorisée à titre probatoire ». On sent une hésitation. Quant à Nicolas, il hésite entre l’absurdité de la situation, Père Ubu n’est pas mort pourrait-on dire, et son caractère liberticide.

Absurdité tout d’abord quand on sait que Nicolas a déjà été autorisé à de nombreuses reprises à participer à des visites de la centrale de Gravelines. Absurdité encore quand on précise que Nicolas a un casier judiciaire vierge de toute infraction ou sanction que ce soit de manière générale ou liée à un événement relatif à la sécurité nucléaire.

Absurdité enfin quand on voit dans la chronologie de cette affaire une décision négative prise après avis d’une autorité administrative puis une réponse d’une autorité administrative indiquant vérifier la justification de la décision. Laquelle autorité administrative décide trois jours plus tard seulement d’annoncer la non justification de cette décision et de lever l’interdiction « à titre probatoire ».

Caractère liberticide tout d’abord quand on notifie à un citoyen une décision négative à son encontre prise après avis d’une autorité administrative sans lui avoir permis de présenter sa défense en amont, ni de connaître les raisons justifiant la décision et encore moins l’identité de l’autorité administrative.

Caractère liberticide également quand le même citoyen exerçant légalement un mandat est soumis, sans raison apparente, à une autorisation probatoire liée à ce mandat et à l’opacité de la procédure impactant directement l’exercice de ce mandat.

Caractère liberticide enfin quand un citoyen peut avoir des données personnelles enregistrées dans ce fichier ODIINUC quand le décret prévoit cette justification par « l’implication de personnes dans des évènements révélant un risque d’atteinte à la sécurité nucléaire ».

Alors même que cette notion non définie dans le décret, aux contours ambigus, permet le traitement de données pour une participation à un évènement sans que cela ait conduit à la commission d’une infraction ou à la condamnation à une sanction, le principe du fichage est ainsi fondé sur une simple interprétation d’un rôle joué dans un évènement.

Nicolas a sans doute été parmi les premiers à éprouver la mise en œuvre de ce fichier. Le recours déposé devant le Conseil d’État par diverses associations et une vingtaine de personnalités contre ce fichier fera l’objet d’un soutien public par le GSIEN.