22/04/2024 • Bruno Chareyron - CRIIRAD

Fukushima : rejets dans le Pacifique, clarification et mise en perspective
CRIIRAD, 22/04/2024

Conclusion et synthèse de l’étude de la CRIIRAD rédigées par Bruno Chareyron

Le 11 mars 2011, un séisme, puis un tsunami étaient à l’origine d’une des plus grandes catastrophes nucléaires de l’histoire, entraînant la fusion de 3 des 6 réacteurs nucléaires de la centrale de Fukushima Daiichi au Japon.

Douze ans plus tard, la question du rejet des eaux contaminées dans le Pacifique a fortement retenu l’attention des médias et du grand public. Le discours officiel est pourtant catégorique : les rejets ne contiennent que du tritium, un élément radioactif parmi les moins dangereux, qui ne s’accumule pas dans le milieu marin et se désintègre relativement rapidement, et le niveau de radioactivité au point de rejet est très inférieur aux valeurs recommandées par l’Organisation Mondiale de la Santé pour les eaux destinées à la consommation humaine ; le rejet de tritium dans le milieu aquatique est en outre une pratique courante dans le monde et la quantité de tritium rejetée par le site de Fukushima Daiichi est des centaines de fois inférieure aux rejets de l’usine de retraitement de la Hague en France.

Le groupe des Verts ALE au Parlement Européen a demandé à la CRIIRAD d’effectuer une analyse critique sommaire du dossier, en vue de répondre, de manière synthétique à un certain nombre de questions régu-lièrement posées par le public.

En mars 2011, la perte des capacités de refroidissement a conduit à la fusion du cœur de 3 réacteurs. Depuis, TEPCO, l’exploitant de la centrale accidentée, doit relever en permanence les défis de la sécurisation du site et de la préparation à son démantèlement. Il faudra récupérer et confiner de l’ordre de 880 tonnes de corium, mélange de combustible fondu hautement radioactif et de structures métalliques. Pour l’instant, les tentatives de récupérer ne serait-ce quelques grammes de cette matière pour la caractériser sont infructueuses.

La gestion des eaux utilisées pour refroidir en permanence les coriums est également d’une grande complexité. Ces eaux, ainsi que celles qui s’infiltrent naturellement dans les sous-sols de la centrale accidentée se chargent en permanence d’un cocktail de substances radioactives que TEPCO a beaucoup de difficultés à traiter. En octobre 2023, 4 opérateurs ont subi une contamination corporelle suite à l’expulsion de liquides radioactifs au cours d’une opération de maintenance. En février 2024, 1 500 litres d’eau radioactive se sont écoulés par un évent à 5 mètres au-dessus du sol.

Plus de 1,3 millions de tonnes d’eau contaminée s’accumulent actuellement dans plus de 1 000 réservoirs [Cf. photo page suivante] et les capacités de stockage arrivent à saturation (97% à fin 2023). Par ailleurs, environ 70% des eaux déjà traitées devront l’être à nouveau, car elles restent trop contaminées pour être rejetées.

TEPCO a décidé de procéder à la vidange progressive des réservoirs les moins contaminés dans l’océan Pacifique. Leur teneur en tritium (plus de 100 000 Bq/l) reste cependant supérieure aux normes de rejet. Pour contourner la difficulté, l’exploitant a proposé de les diluer préalablement avec de l’eau de mer et de les rejeter par campagnes successives pendant plusieurs décennies. Ce projet a été validé par les autorités japonaises et par l’AIEA, l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique, et les rejets ont débuté en août 2023.

Malgré les efforts déployés, ces eaux contiennent encore des substances radioactives dont des radionucléides à longue, voire très longue, période physique comme le césium 137 et le strontium 90 (30 ans), le nickel 63 (100 ans), le carbone 14 (5 730 ans), le technétium 99 (211 000 ans), l’iode 129 (16 millions d’années) ainsi que des transuraniens comme du plutonium (24 100 ans pour le plutonium 239 par exemple). L’analyse des intercompa-raisons organisées par l’AIEA montre que les moyens métrologiques déployés par TEPCO ne lui permettent pas de détecter et quantifier toutes les substances présentes.


Crédit photo - The Asahi Shimbun/Getty

La catastrophe de Fukushima a été, pour les organismes aquatiques, un des épisodes de contamination radioactive les plus intenses de l’histoire. La contamination diminue progressivement, mais elle n’a pas disparu et les transferts incontrôlés de substances radioactives vers l’océan se poursuivent (ruissellement sur les sols contaminés, remobilisation à partir des sables, etc.).

En examinant les résultats des bases de données de la Japan Fisheries Agency (JFA) on constate qu’en 2022, 99,4% des cas pour lesquels la contamination en césium radioactif des produits de la pêche est comprise entre 10 et 100 becquerels par kilogramme (Bq/kg) sont des produits issus de la pêche en eau douce (lacs et rivières).

Il s’agit de nombreux types de poissons (saumons, truites, ayu, carpes, anguilles, poissons chats, silures, etc.) mais aussi de crevettes d’eau douce, crabes, écrevisses.

Pour les produits issus de la mer, la contamination en césium radioactif a fortement diminué au cours des années. Elle peut cependant dépasser encore ponctuellement les normes sanitaires (100 Bq/kg). Une contamination 13 fois supérieure à la norme est notamment relevée dans des Sebastes schlegeli, ou « sébastes noirs », poissons pélagiques carnivores pêchés en 2022 (a priori à une quarantaine de kilomètres au nord de la centrale de Fukushima). Curieusement, les graphiques de synthèse de la JFA ne font apparaître aucun dépassement des normes pour les produits issus de la pêche en mer pour l’année 2022.

Plus globalement, force est de constater que les programmes de surveillance souffrent de nombreuses insuffisances, qu’il s’agisse de la nature et du nombre d’espèces contrôlées, de leur localisation ou de la liste des substances radioactives recherchées. Par exemple, pour les algues comestibles « Hizikia fusiformis » récoltées sur les côtes de la préfecture de Fukushima, la base de données de la JFA ne fait état que de 3 contrôles en 13 ans, dont 2 présentaient une contamination en césium radioactif. Aucun résultat de mesure du radionucléide strontium 90 n’est répertorié. Aucune donnée de recherche du plutonium ne figure pour les mollusques récoltés au large de la préfecture de Fukushima et plus globalement pour les mollusques filtreurs (huîtres, moules) des côtes de l’est du Japon, etc.

L’attention du public a été portée sur le tritium qui est l’élément radioactif prépondérant dans les eaux rejetées par TEPCO dans le Pacifique. Entre fin août 2023 et fin mars 2024, 4 campagnes de rejet ont été effectuées. Les données de TEPCO montrent que les limites ont été respectées, à la fois pour la concentration en tritium au point de rejet (abaissée par dilution avec de l’eau de mer de plus de 100 000 Bq/l à moins de 300 Bq/l) et pour la quantité cumulée de tritium rejeté : inférieure à 5 000 milliards de Bq (5 TBq) pour une limite légale de 22 TBq par an.

Sur la période 2013-2023, pour la zone des 3 kilomètres au large de la centrale, les niveaux de tritium dans l’eau de mer compilés par la NRA (Nuclear Regulation Authority) sont restés inférieurs à 2 Bq/l mais les valeurs sont plus élevées en fin d’année 2023 par rapport à 2022, ce qui pourrait suggérer un impact des rejets. L’interprétation fine de ces variations nécessiterait de prendre en compte tous les termes sources et d’effectuer des modélisations en fonction de la dynamique des apports et de la couran-tologie locale.

S’agissant de la contamination des organismes marins par le tritium, il est trop tôt pour tirer un bilan. Les résultats des contrôles effectués entre le 29 juin 2022 et le 21 janvier 2024 et publiés par la NRA sur des produits issus de la pêche en milieu marin sur les côtes d’une dizaine de préfectures ne font pas apparaître d’anomalie (activité du tritium inférieure à la limite de détection < 0,5 Bq/kg). Mais le document ne précise pas s’il s’agit du tritium libre ou du tritium organiquement lié, qui est fixé plus durablement et dont la radiotoxicité est supérieure.

Il est possible que, compte tenu de la dilution, le tritium rejeté soit, dans l’eau de mer, à des niveaux inférieurs aux limites de détection au-delà de quelques kilomètres. Il n’en reste pas moins que sa diffusion dans l’environnement va entraîner une contamination de la matière vivante de nombreux organismes marins et terrestres. Il faut plus de 120 ans pour que sa radioactivité soit divisée par 1 000.

Isotope radioactif de l’hydrogène, le tritium se retrouvera au cœur des cellules et du génome de nombre de créatures vivantes. Une partie, métabolisée sous forme de tritium organiquement lié, peut persister des mois voire des années au cœur des cellules. Les modèles officiels d’évaluation des risques sanitaires liés au tritium sont fortement débattus dans la communauté scientifique, en particulier les effets sur le fœtus

Nombre d’observateurs banalisent les rejets de tritium de Fukushima en les comparant à ceux de l’usine de retraitement de la Hague, qui sont effectivement des centaines de fois plus élevés. Or cette usine ne saurait être prise en exemple. Il s’agit d’une des installations nucléaires les plus polluantes au monde. Elle est à l’origine de plus de 90% du tritium rejeté par l’ensemble des installations nucléaires civiles et militaires du territoire français. Les rejets de la Hague entraînent une contamination chronique du milieu marin par tout un cocktail de radionucléides dont le tritium, que l’on retrouve dans l’eau de mer aussi bien sur la côte qu’au large (de l’ordre de 10 Bq/l), mais également dans tous les organismes vivants : algues, crustacés (tourteaux), poissons ronds, poissons plats, coquilles Saint-Jacques, patelles, huîtres (de l’ordre de 3 à 6,6 Bq/kg frais).

De manière plus générale, en France, les rejets de tritium des installations nucléaires impactent l’eau distribuée à la population d’au moins 2 000 communes (dans 26 départements). Ce sont celles qui produisent des eaux de consommation à partir de cours d’eau ou de nappes contaminés par les rejets des centrales EDF (bassins versants de la Seine, de la Loire, de la Vienne, du Rhône et de la Garonne), et, en Côte d’Or, par le site nucléaire militaire de Valduc.

En effet, l’industrie nucléaire n’est pas en capacité de piéger efficacement le tritium présent dans ses effluents. Il est le plus souvent directement rejeté dans l’environ-nement. Le rejet d’une substance radioactive, à demi-vie relativement longue (12,3 ans), qui va impacter l’ensemble du cycle de l’eau et a la propriété de s’immiscer au cœur de la matière vivante est une pratique certes légale, mais dont la légitimité est de plus en plus contestée de par le monde. En décidant de valider la vidange des réservoirs de Fukushima dans le Pacifique, TEPCO, les autorités compétentes au Japon et l’AIEA ne vont pas dans le bon sens. D’autant que ces rejets rajoutent une contamination « volontaire » qui va atteindre des êtres vivants déjà exposés en 2011 à des niveaux de risque inacceptables et qui continuent depuis à être soumis à des expositions tout à fait anormales.

[CriiRad, 22/04/24]