Les accidents ne surviennent pas tout de suite
De même, pour ce qui est des risques inhérents
aux exploitations purement civiles des différentes formes d'énergie,
l'histoire enseigne qu'il y a toujours eu un temps de latence entre leur
essor et l'apparition des premiers accidents graves. Dans le cas du pétrole
dont I exploitation industrielle prit son essor dans la seconde représentent,
de par leurs moitie du XIX siecle il fallut attendre 1967 pour
assister a la premiere grande «maree noire» de I histoire la
première en tout cas qui retint l'attention de l'opinion publique,
celle du Torrey Canyon. Puis coup sur coup, survinrent les accidents de
l'Amoco cadiz en 1978, d'Ixtoc1 dans le golfe du Mexique en 1979 puis toute
une série culminant provisoirement avec le naufrage de l'Exxon Valdez
en 1989.
Pour ce qui est de l'électronucléaire
qui bénéficia pourtant d'une promotion officielle sans précédent
dans le cadre des Nations Unies par l'AIEA, s'il opéra un démarrage
spectaculaire, le nombre des centrales nucléaires en fonctionnement
plafonne depuis plus de dix ans en raison surtout des risques cachés
qui entourent l'eélectronucléaire, des difficultés
que présente son implantation au Tiers-Monde et de l'opposition
croissante de l'opinion publique des pays industrialisés.
Ses promoteurs les plus ardents n'hésitèrent
pas à affirmer qu'il était la source d'énergie la
moins polluante et la seule qui n'eût jamais causé de mort
d'hommes... jusqu'à ce que l'explosion de Tchernobyl, le 28 avril
1986, signala à l'opinion publique mondiale l'extrême danger
de ce type d'installations.
Pourtant, d'autres accidents nucleáires avaient
déjà eu lieu, notamment à Windscale, en Grande-Bretagne,
en 1957 puis en 1973, à Idaho et à Three-Mile-island aux
Etats-Unis, respectivemenet en 1961 et 1979, maios surtout à Kychtym,
dans l'Oural soviétique, dans l'hiver 1957-1958. Ce dernier est
à ce jour le seul désastre comparable à celui de Tchernobyl,
mais il ne fut connu en Occident qu'en 1976, grâce à un article
publié dans le New Scientist par Jaurès Medvedev,
scientifique soviétique dissident (2)
Comment les comparer aux coups de grisou?
Ces quelques remarques nous permettent d'énoncer
les principales spécificités des catastrophes nucléaires
par rapport aux autres risques technologiques majeurs, tels les coups de
grisou dans les mines de charbon, les ruptures de barrages hydroélectriques,
les marées noires ou les pollutions chimiques.
Pour ce qui est de leurs conséquences sur
l'environnement global, les accidents radiologiques relèvent de
ce que l'écologue François Ramade appelle «l'ultime
catastrophe, la menace nucléaire»(3). Ce ne sont pas seulement
les dangers d'irradiation qui sont à craindre, encore qu'ils auraient
atteint quelque 600'000 «liquidateurs» à Tchernobyl
(4), mais c'est bien davantage la pollution radioécologique de l'environnement
par des cocktails de radionucléides en quantités incomparables
avec celles présentes dans les armes atomiques. Cette contamination
dont les effets à moyen et long terme sont comparables seulement
aux plus graves pollutions chimiques, mais à l'échelle continentale,
voire mondiale, est susceptible d'affecter pratiquement toute forme de
vie et de rendre durablement inhabitable des territoires considérables,
de l'ordre de 1'000 km2 à Kychtym(5). D'où l'évacuation
de plus de 100'000 habitants de la région de Tchernobyl. D'où
aussi les multiples pathologies dont souffrent les personnes, même
très éloignées de cette région, ayant consommé
des produits contaminés, pathologies que, dans un premier temps,
les inconditionnels de l'électronucléaire ont baptisé
du terme pseudo-psychiatrique de «radiophobie»! En réalité,
selon des scientifiques véritablement indépendants, «le
plus dur est encore à venir. Il s'agit des effets différés:
les cancers et surtout les défauts génétiques... (qui)
vont affecter les générations futures»(6)
Raison d'Etat et exigences contradictoires.
Autre spécificite des catastrophes nucléaires:
l'omniprésence de la raison d'Etat dans la gestion de l'accident
comme dans sa présentation à l'opinion publique. Afin d'éviter
d'être débordées, les autorités se trouvent
aux prises avec deux exigences contradictoires: d'une part réduire
le nombre des victimes immédiates, donc visibles, en étalant
les doses de radiations sur un nombre aussi grand que possible d'individus
chargés de circonscrire le désastre, d'autre part rassurer
les populations concernées en leur cachant les effets stochastiques
des doses enregistrées, par celles qui ne se manifesteront que plus
tard. La sécurisation des populations paraît être la
préoccupation prioritaire du service de protection radiologique
de plusieurs Etats. Ainsi s'agissant du Service central de protection contre
les rayonnements ionisants (SCPRI) de leur pays (la France), lors de l'accident
de Tchernobyl, Bella et Roger Belbéoch écrivent: «...il
doit étre bien entendu qu'il s'agit de protéger le complexe
nucléaire, civil et militaire, contre la crainte que peut avoir
le public des radiations nucléaires, et non pas la population contre
les effets de ces radiations en cas d'accident. L'attitude du SCPRI et
de son directeur le Pr Pierre Pellerin, lors de l'accident de Tchernobyl,
en apporte la démonstration.» (7). Les auteurs se réfèrent
ici aux déclarations de ce service qui avait voulu faire accroire
à l'opinion publique française que l'anticyclone des
Açores avait bloqué les nuages radioactifs en provenance
de Tchernobyl aux frontières de l'Hexagone.
De même que les méfaits du tabac pour
la santé publique ont été niés pendant des
décennies par les puissantes firmes de cigarettes qui trouvèrent
longtemps des scientifiques assez complaisants pour contester les études
épidémiologiques les plus probantes, de même les autorités
étatiques en charge de la sécurité radiologique des
populations continuent-elles à nier l'évidence et à
invoquer l'improbabité d'occurence des catastrophes nucléaires,
indépendamment de leur ampleur gigantesque possible, pour en minimiser
sournoisement le risque pourtant inacceptable.(8)
Références:
1 Georges-Yves Kerven et Patrick Rubise, L'archipel du danger, Introduction
aux cindyniques. Economica, Paris, 1991.
2 Jean-Pierre Pharabod et Jean-Paul Schapira, Les jeux de l'atome
et du hasard. Les grands accidents nucléaires, de Windscale
à Tchernabyf . De tels accidents peuvent-ils survenir en
France ? Calmann-Lévy, Paris, 1988, p. 33. Cf aussi Peter Pringle
et James Spigelman, The Nuclear Barons, Holt, Rinehart and Winston,
New York, 1983; fraductian française; Les barons de l'atome,
Seuil, Paris, 1982
3 François Ramade, Les catastrophes écologiques.
McGraw-Hill, 1987, pp. 241 et ss.
4 Bella et Roger Belbéoch, Tchernobyl, une catastrophe,
Editions Allia, Paris, 1993, p.136.
6 Bella et Roger Belbéoch, op. cit. p.133.
7 Bella et Roger Belbéoch,, op. cit. p. 221.
8 Lucien Barel, «Risque, probabilité et totalitarisme
scientifique» Stratégies Energétigues, Biosphére
& Société (SEBES), Genève, octobre 1992, pp.
75 à 80.
* Ivo Rens Professeur à la Faculté de droit. Rédacteur
responsable de la revue «Stratégies énergétiques,
biosphère et société»
Stratégie de la production (avant 1973)
La croissance économique de l'après-guerre
possède un caractère fortement énergivore. Le secteur
public intervient marginalement dans le domaine de l'énergie Le
secteur électrique s'efforce de développer les moyens de
production (à partir de 1969, le nucléaire), ainsi que d'augmenter
la part de l'électricité dans le bilan énergétique
national. Cette stratégie est conçue par les dix plus grandes
sociétés électriques de Suisse, qui envisagent le
doublement
de la consommation d'électricité tous les 14 ans.
Stratégie de la substitution (1973-1980)
Le choc de 1973 montre à quel point la Suisse
dépend de l'étranger pour ses approvisionnemnst énergétiques.
le secteur public ne peut plus se permettre de déléguer la
responsabilité de la politique énergétique à
l'économie. La Confédération donne la prorité
à la substitution du pétrole par l'électricité.
La stratégie du secteur électrique, consistant à développer
le nucléaire, se voit entérinée par l'impératif
de réduire les importations de pétrole. La stratégie
de la substitution est définie par la Commisiion fédérale
de la «conception globale de l'énergie» qui anticipe
le doublement de la consommation tous les 25 ans.
Stratégie des économies (années 80)
Tchernobyl et l'effet de serre montrent l'ampleur
des enjeux environnementaux auxquels on doit faire face. Les écologistes
s'imposent comme des acteurs incontournbtes sur la scène politique.
Ils défendent une politique orientée vers les économies
d'énergie. Le secteur électrique essaie de récupérer
la problématique écologique, en affirmant que le moyen
le plus efficace pour lutter contre l'effet de serre est le développement
du nucléaire. Le secteur public hésite en essayant de répondre
aussi bien aux protestations des écologistes qu'aux pressions du
secteur de l'électricité. La stratégie des économies
d'énergie est conçue par le Groupe d'experts «scénarios
énergétiques» qui envisage le doublement de la consommation
tous les 40 ans, voire sa stagnation.
Stratégie du compromis (années90)
On débute sur une impasse due aux positions
irréductibles des acteurs en jeu, au blocage du nucléaire,
aux faibles résultats des mesures prises en matière d'économies
d'énergie. Avec la votation de septembre 1990, le peuple accepte
l'article constitutionnel sur l'énergie; il refuse l'abandon du
nucléaire mais approuve le moratoire. La Confédération
lance alors le programme Energie 2000 qui représente une stratégie
de compromis. Elle joue le rôle de médiateur et essaie de
relancer le débat. Energie 2000 s'est fixé comme objectif
de stabiliser les émissions de CO², d'atténuer la progression
de la demande d'électricité, d'accroître l'apport des
énergies renouvelables et d'augmenter la puissance des centrales
hydroélectriques et nucléaires.
L'avenir
L'évolution de la consommation d'électricité
déterminera l'ampleur des investissements qu'il faudra réaliser
après l'an 2000. Dans ce sens, la consommation représente
la variable fondamentale de la politique énergétique. La
réalisation de nouveaux investissements pose la question du choix
technologique: faudra t-il opter pour les nouveaux réacteurs dits
«intrinsèquement sûrs» ou pour les cycles combinés
avec turbines à gaz? En outre, on sera inévitablement confronté
à la question de la gestion des «séquelles historiques»
du nucléaire (déchets radioactifs et démantèlement
des centrales). Il ne fait pas de doute qu'en matière de politique
énergétique, le débat sur le nucléaire a de
beaux jours devant lui.
Le réacteur de Tchernobyl, construit à
la fin des années septante, est de type RBMK, soit à eau
bouillante, modéré par du graphite et utilisant de l'uranium
enrichi comme combustible. Il s'agit là d'une technologie des années
cinquante, dont il n'existe aucun exemple en dehors de l'ex-URSS, où
15 réacteurs de ce type sont encore en fonctionnement en 1995. Ils
fournissent d'ailleurs du plutonium nécessaire à la fabrication
d'armes nucléaires.
Ce sont des réacteurs très volumineux,
difficiles à piloter. A bas niveau de puissance, ils sont très
instables et tendent alors à s'emballer; contrairement aux réacteurs
modernes, à eau sous pression qui, dans des mêmes conditions,
ont tendance à s'arrêter. D'autre
part, les barres de contrôle ralentissant les réacteurs russes
sont lentes à mettre en place: 27 secondes au lieu de 2 secondes
dans les réacteurs à eau pressurisée.
Autre caractéristique: il n'y a pas de véritable
enceinte de confinement, mais un vulgaire toit classique. Aux USA, à
la centrale de Harrisburg (Three Mile Island), en 1978, un accident comparable,
avec également fusion du coeur du réacteur; n'a pratiquement
entraîné aucun rejet de radioactivité à l'extérieur:
tout avait été retenu grâce à l'enceinte de
confinement.
Un acte inconscient
Le 31 décembre 1983, alors qu'un certain
nombre de tests obligatoires n'avaient pas été réalisés
au réacteur No4, Viktor Bryukhanov directeur de la centrale, signe
l'acte d'acceptation en certifiant que tous les contrôles avaient
été exécutés. Ceci lui permettait de respecter
la planification des travaux. S'il ne l'avait pas fait des centaines de
travailleurs auraient perdu leur bonus, gratifications et autres extras
représentant jusqu'à 2 à 3 mois de salaire. Il a cependant
été décidé que le 25 avril 1986 , profitant
de l'arrêt annuel du réacteur No4, on procèrearit à
un des tests qui avait été omis avant la mise en marche.
Une équipe d'ingénieurs et de techniciens,
tous venus de l'extérieur, a ordonné à 18 heures l'exécution
de ce test. La puissance du réacteur est ramenée à
50%. Le systeme de refroidissement d'urgence est débranché
car il aurait gêné l'expérience. Cette suppression
de protection automatique est strictement interdite, mais personne ne s'y
est opposé. Après coup, des ouvriers et des ingénieurs
faisant partie de l'équipe de la centrale ont déclaré
que cela ne les avait pas choqués, car cela arrivait constamment
que pour une raison ou une autre, on transgresse les règles pourtant
absolues de la sécurité.
A ce moment vient de Prypiat, la ville la plus proche,
l'ordre de continuer à produire de l'électricité à
50%, afin d'en avoir suffisamment en réserve pour le 1er mai. L'équipe
intervenante ronge son frein pendant 10 heures, jusque après 23
heures. L'équipe de jour de la centrale, qui avait été
mise au courant de l'expérience prévue, a quitté son
travail et a été remplacée par l'équipe de
nuit, qui n'avait pas été mise au courant et qui, en l'absence
des responsables de la sécurité de la centrale, a suivi aveuglement
les ordres des ingénieurs extérieurs.
A la suite d'une erreur de ces personnes, la puissance
du réacteur; qui devait étre stabilisée aux environs
de 25%, s'effondre à environ 1%. Pour y remédier; un second
manquement grave aux règles de sécurité est commis:
les barre de commande sont remontées au delà de la cote de
sécurité: il ne reste dans le coeur que 8 barres d'arrêt
d'urgence, alors que le minimum obligatoire est de 30. Dès ce moment
la sécurité du réacteur n'est plus assurée
et il est rigoureusement interdit de le faire fonctionner dans de telles
conditions: mais personne ne songe à l'arrêter, ce qui eût
été encore très facilement réalisable.
Le lendemain, on dansait sous les tonnelles
L'heure tragique qui a suivi est marquée
par une cascade d'erreurs: six fautes graves ou manquements volontaires
aux règles de sécurité ont été commises:
si une seule avait été évitée, l'accident ne
se serait pas produit. Finalement, le réacteur s'est trouvé
dans la situation d'une voiture dont on voudrait tester le frein à
main et que l'on lance à plein gaz contre un mur après avoir
supprimé tous les autres systèmes de freinage: l'accident
était dès lors devenu inévitable.
Le coeur a donc pris feu, l'explosion a fait voler
le toit en éclats et pendant 10 jours environ, 200 millions de curies
ont été libérés dont la moitié sous
forme de gaz. Remarquons que lors des essais d'explosions de bombes atomiques
dans les années cinquante a soixante, il y a eu emission de 25 fois
plus de radioactivité, mais sous forme infiniment concentrée.
Deux mots sur la population de l'Ukraine et de
Biélorussie: elle igorait tout de ce qu'est la radioactivité
et de ses dangers. L'accident s'est produit dans la nuit de vendredi à
samedi, à 1 heure 24. Le lendemain, les gens se pressaient sur les
toits pour observer l'incendie que l'on voyait au loin, les enfants sont
allés à l'école comme d'habitude et faisaient du sport
en plein air l'après-midi. Des mariages ont été célébrés
et l'on dansait joyeusement sous les tonnelles. Tous ces malheureux ont
inhalé à pleins poumons les gaz radioactifs, en particulier
l'Iode-131 qui va se fixer sélectivement sur la glande thyroide
et provoquer des cancers dont on observe aujourd'hui l'augmentation chez
les enfants, Il aurait suffit de dire à la population de rester
chez elle, dans les appartements, pendant quelques 48 heures, pour que
l'essentiel de cette irradiation ne se produise pas. Or, les gens n'ont
pas été avertis du danger de se tenir à l'extérieur
et ce n'est que plus de 24 heures après l'accident qu'un millier
de bus, réquisitionnés à Kiev, à 130 kilomètres
de la centrale, arrivèrent à Prypriat, ville de 48000 habitants
située à 3 kilomètres de la centrale, qui a ete entièrement
évaquée le dimanche en fin d'après-midi. La pénétration
de l'iode dans la glande thyroïde peut être presque entièrement
empêchée si on la sature en administrant des tablettes d'iode
non-radioactif: cette mesure n'est toutefois efficace que si cet iode est
pris avant ou tout au début d el'exposition. En ex-URSS, la distribution
des pastilles n'a été organisee que 3 à 6 jours après
l'accident et a concerne 5,4 millions de personnes. En Pologne ce sont
18 millions d habitants qui en ont beneficie et plus tot qu'en Russie.
Revenons pour terminer à la centrale:
444 personnes s'y trouvaient au moment de l'accident. Très rapidement,
les pompiers des environs sont intervenus pour aider ceux de la centrale.
Pendant 4 heures ils ont travaillé dans des conditions extêmement
difficiles, sans équipement particulier, sans dosimètre,
exposés à une irradiation très importante, mais très
variable d'un endroit à l'autre. Mobilisée immédiatement,
l'équipe médicale est également intervenue très
rapidement: 29 victimes ont été évacuées au
cours de la première heure et, 5 heures après l'accident,
137 personnes étaient hospitalisées. En l'absence de dosimètres
personnels, le tri a été des plus difficiles et les plus
gravement atteints ont été transférés rapidement
à Moscou, tandis que ceux qui l'étaient moins étaient
acheminés à Kiev. Trente et une personnes sont décédées
au cours des 24 premieres heures.
* Professeur ordinaire, directeur du Département de radiologie de la Faculté de médecine et vice-président de la Commission fédérale de surveillance de la radioactivité
En 1991, nous étions quelques médecins
suisses à nous être déplacés dans des villages
irradiés d'Ukraine pour nous faire une idée de ce que vivait
la population. Nous avons eu la chance de rencontrer de nombreux parents,
des enseignants, des soignants et de récolter leurs témoignages.
Des mères nous ont dit que leurs enfants étaient beaucoup
plus fragiles, souvent malades, apathiques, avaient des saignements de
nez, des évanouissements, de mauvais résultats scolaires.
L'inquiétude et le découragement se lisaient sur tous les
visages.
Nous avons examiné quelques-uns de ces enfants.
Ils étaient pales, éteints, en état général
médiocre, mais ne présentaient pas de signe évident
de maladie due à la radioactivité. Pas au moment où
nous les examinions en tout cas car hélas, pour ce qui est de leur
avenir, l'hypothèque est lourde. Certains enfants étaient
pourtant bel et bien anémiques. Après investigation, il s'est
avéré que les mères, par crainte de leur administrer
de la nourriture contaminée, les nourrissaient de manière
déséquilibrée, surtout avec des conserves. L'insuffisance
d'aliments frais privait ces entants de précieuses vitamines et
de fer. La désorientation était alors très grande.
A l'époque, je fus très frappé
par des gens qui affirmèrent que les troubles dont souffraient ces
enfants n'avaient aucun rapport avec l'accident, mais qu'ils étaient
la conséquence du comportement «irrationnel» des mères.
Il nous parut au contraire évident que l'état de ces enfants
était en rapport direct avec la catastrophe. Car Tchernobyl n'est
pas seulement une catastrophe radiologique, mais une catastrophe globale.
Les deux facettes ont de profonds impacts sur la santé.
Qui sont les victimes ?
Classiquement on répondra les personnes qui
ont subi une forte irradiation et qui présentent à
l'heure actuelle des signes manifestes ou latents d'une maladie. Si l'on
ne prenait en considération qu'un concept restreint de la victime
comme étant une personne atteinte dans sa santé aujourd'hui
déjà, ou qui le sera, selon toute probabilité,
dans un futur rapproché, le nombre des victimes de la catastrophe
de Tchernobyl serait en effet relativement limité. Pas plus élevé
en tout cas que dans d'autres catastrophes technologiques ou naturelles.
C'est le genre de comptabilité qui nous est souvent présentée
par les défenseurs du nucléaire, qui soutiennent que ce dernier
n'est guère plus dangereux que d'autres technologies.
J'aimerais démontrer pourquoi la définition
de qui est une victime de Tchernobyl doit être formulée
dans un sens beaucoup plus large, qu'elle doit dépasser les notions
de médecine individuelle et doit faire appel à des considérations
de santé publique. Il n'est pas question de mesurer les conséquences
sur la santé de la population d'un tel désastre aux seuls
effets biomédicaux des radiations sur les individus isolés.
La santé est un état qui n'englobe pas seulement des données
anatomo-cliniques,
mais aussi des facteurs psychologiques, sociaux, environnementaux, culturels
et parfois politiques. Ainsi l'OMS a défini en 1946 déjà
la «Santé» comme étant
un état de complet
bien-éfre physique, mental et social et ne consiste pas seulement
en une absence de maladie ou d'infirmité.
Vu sous cet angle, le nombre des victimes de cette
catastrophe est très élevé. Il englobe une énorme
population, impossible â évaluer. La catastrophe a eu un tel
effet déstabilisateur global sur la société, elle
a accéléré des processus de mutations politiques et
sociales qui étaient déjà en cours, et en a engendré
d'autres. Toute victime ne présente pas nécessairement des
problèmes médicaux, mais elle est fragilisée dans
sa santé. Les mécanismes de cette fragilisation sont multiples:
outre les facteurs psychologiques, il est vraisemblable qu'une faiblesse
immunitaire favorise certaines maladies, notamment infectieuses. L'étendue
des conséquences de l'explosion du réacteur au plan de la
santé publique ne pourra jamais être mesurée avec exactitude,
tellement le problème est vaste et complexe. Rappelons, par exemple,
que l'impact de la catastrophe, sur le plan radiologique, ne concerne pas
seulement les zones dites «contaminées», c'est-à-dire
celles situées dans un périmétre donné de la
centrale, mais que l'Europe entière a été, d'une manière
ou d'une autre, contaminée. Ainsi Tchernobyl sera responsable, en
Suisse aussi, d'un certain nombre de cancers.
Les effets pathogènes
L'anxiété et les maladies psychosomatiques
Des millions de personnes ont été irradiées par
des doses diverses, bien que souvent faibles. Des centaines de milliers
d'autres ont reçu des doses plus importantes, c'est-à-dire
potentiellement dangereuses. Chacun sait (devrait savoir maintenant, mais
c'est souvent volontairement caché... NdYR) qu'à dose moyenne
ou faible, la radioactivité est une roulette russe qui choisit ses
victimes au hasard et que, de plus, les risques ne se limitent pas à
la personne irradiée, mais se transmeffent aux générations
futures. Aucun individu ne connaît la dose exacte (même pas
approximative) que son corps a emmagasiné. La connaîtrait-il
que cela ne lui serait pas d'une grande utilité, car aucun médecin,
si expert soit-il, ne serait en mesure de dire s'il sera victime de la
malchance et tombera malade. Aucune prédiction individuelle n'est
possible; on peut tout au plus indiquer des probabilites statistiques.Mais
celles-ci ne sont d'aucune utilité lorsqu'il s'agit de rassurer
individuellement une personne.
Une angoisse permanente plane quant à la
menace de maladies futures, comme une épée de Damoclès,
sur toute une partie de la population. Les gens savent ou pensent qu'ils
ont reçu des doses potentiellement dangereuses de radiations. Une
telle angoisse est pathogène. Elle peut certes être refoulée
mais, quoiqu'on fasse, elle reviendra périodiquement à la
surface. Les enfants baignent dans ce climat d'angoisse. Ils l'ont intériorisé
parce que, consciemment ou non, les parents l'ont projetè sur eux.
Or, la santé d'un enfant dépend au moins autant de l'environnement
social et familial dans lequel il vit que de l'état de ses organes.
L'état de stress post-traumatique
L'état psychologique des victimes ou des
témoins d'une catastrophe, ou de toute autre forme de violence majeure,
s'appelle un état de stress post-traumatique. C'est une entité
clairement définie. Elle est caractérisée par une
grande anxiété, de la dépression, des troubles du
sommeil, des cauchemars. L'événement traumatisant refait
surface à tout moment, comme un film qui se déroule. Pour
fuir ces sensations pénibles, la victime adopte toutes sortes de
comportements d'évitement. L'état de stress post-traumatique
n'est pas une maladie au sens psychiatrique du terme, mais la réaction
normale d'une personne normale face à une situation anormale.
Les personnes qui n'ont pas été évacuées
et qui vivent toujours dans des régions dont le sol, l'eau et la
nourriture sont contaminés par les retombées radioactives
subissent, elles, un stress durable puisque, sous une forme quelque peu
atténuée, la traumatisation persiste. Elles ne sauraient
être traitées de «radiophobes» comme cela a été
fait occasionnellement. Leur crainte de la radioactivité n'est pas
une «phobie» (terme qui signifie en psychiatrie une peur irrationnelle
et incontrôlable, sans rapport direct avec un danger objectif), puisque
leur crainte est fondée sur une réalité écologique.
Elles ne sont pas phobiques, mais traumatisées.
Le stress chronique génère des maladies
physiques ou psychosomatiques, qui, elles, sont des réalités
médicales et nécessitent des soins. Nous en avons vu de nombreux
exemples.
Les déplacements de populations
Des dizaines de milliers de personnes ont été
déplacées dans les mois et les années qui ont suivi
la catastrophe de Tchernobyl: leur lieu était devenu inhabitable
à cause d'un degré trop élevé de radioactivité.
Les conséquences de ce que représente un déplacement
forcé ne sont pas suffisamment prises en compte, en Occident tout
au moins, et sont sous-estimées. Dans le monde, plusieurs dizaines
de millions d'hommes, de femmes et d'enfants ont dû quitter leurs
villages ou leurs villes pour une terre d'accueil souvent incertaine. Lorsqu'ils
trouvent refuge dans leur propre pays on les nomme des déplacés.
Ceux qui franchissent une frontière nationale deviennent des réfugiés.
Les conséquences de tels mouvements sont
de nature humaine et psychosociale d'abord, le déracinement étant
particulièrement douloureux pour les populations rurales. Il l'est
moins pour des populations urbaines Elles sont économiques ensuite,
dans la mesure ou les sources de revenus sont souvent perdues Le passage
de la campagne à la ville, ou dans une région nouvelle, peut
constituer un choc culturel que les jeunes auront plus de facilité
à surmonter que les personnes âgées. Dans la région
de Tchernobyl, certains vieux se sont littéralement cramponnés
à leur terre.
`Depuis peu, le Haut Commissariat pour les Réfugiés auprès
des Nations-Unies (HCR) et d'autres agences qui s'occupent de populations
déplacées commencent à admettre qu'à côté
des réfugiés politiques et économiques, il
existe une nouvelle catégorie: les réfugiés écologiques.
Ce sont les victimes de catastrophes écologiques dite «naturelles»
ou induites par l'homme, comme par exemple les accidents chimiques ou nucléaires.
Il est à craindre que leur nombre augmente dans les années
à venir, bien que le différentes catégories de réfugiés
ne soient pas toujours clairement séparables les unes des autres:
les guerres engendrent elles aussi des désastres écologiques,
et le désastres écologiques, des guerres.
Les déplacés de Tchernobyl, bien que
n'étant pas des «réfugiés» au sens juridique
du terme (ils sont relogés dans leur propre pays), entrent pourtant
clairement dans la catégorie des réfugiés écologiques.
Eux-mêmes, à l'époque, se considéraient comme
des réfugiés de guerre, l'explosion et ses suites ayant été
comparées à un conflit, avec son cortège de victimes,
de morts, de réfugiés et... de héros!
Mais, contrairement aux populations déplacées
ou réfugiées pour des raisons liées à la guerre
et à la famine, - où les victimes espèrent retourner
dans leurs villages dès que la situation se sera améliorée
-, les déplacés écologiques de Tchernobyl n'ont,
eux, pratiquement aucun espoir de retour sur leur terre natale. Le sol
restera contaminé pour des générations. Ce qui s'est
passé est un écocide, dont les conséquences
sont d'un genre nouveau et encore mal connu.
* Médecin
Les rayonnements ionisants agissent en transférant de l'énergie à la matière vivante. Il en résulte un certain nombre de phénomènes élémentaires bien établis aujourd'hui: ces interactions physiques et ces réactions radio-chimiques provoquent des lésions moléculaires ayant des conséquences au niveau des cellules, des tissus et des organes. Certaines sont irréversibles, d'autres sont réparables; certaines apparaissent immédiatement, d'autres seulement après une période de latence plus ou moins longue.
Chez l'homme, les effets des rayonnements ionisants sont essentiellement
de quatre types:
- les effets précoces, n'apparaissant que pour de fortes doses
- les effets somatiques tardifs (essentiellement les cancers)
- les effets tératogènes (atteinte de l'embryon ou du
foetus irradié au cours de la grossesse)
- les effets génétiques, concernant les générations
futures
Effets précoces: le syndrome d'irradiation aiguë
Après une irradiation totale du corps, on
observe une phase prodromique peu spécifique, semblable à
un début de grippe, suivie d'un intervalle libre de tout symptôme.
La phase suivante est celle de la maladie proprement dite, caractérisée
par la diminution de la production des cellules sanguines et des troubles
gastro-intestinaux.
Chaque phase est d'autant plus courte que l'irradiation a été
plus importante. Les lésions observées sont proportionnelles
la dose, mais avec un seuil: ces symptômes n'apparaissent qu'au dessus
de 1 Sv (100 rem), tandis que la dose létale pour l'homme se situe
entre 8 et 12 Sv. Dans cette phase aiguë, la symptomatologie révèle
une diminution globale des cellules du sang, avec apparition d'une anémie
par manque de globules rouges, du danger d'une infection àcause
de la diminution des globules blancs et de celui d'une hémorragie
à cause de la réduction du nombre des plaquettes sanguines.
Effets somatigues tardifs
Il s'agit essentiellement de l'apparition de tumeurs
malignes. Lorsque la dose d'irradiation croît, c'est la proportion
des cancers qui augmente. Dans nos pays, une personne sur quatre décède
actuellement des suites d'un cancer. En cas d'irradiation, on en décèle
davantage, mais les cancers radio-induits ne se distinguent cliniquement
pas des autres de sorte que ce n'est que si leur proportion augmente de
façon importante que l'on pourra déceler ce phénomène.
On n'a pas pu mettre en evidence de seuil: théoriquement
une seule radiographie pourrait être la cause d'un cancer. En fait
cette action des rayons ionisants peut se comparer à un problème
d'artillerie: étant donné un champ dont on connaît
les dimensions et à l'intérieur de ce champ une cible dont
l ataille est connue alors que sa position ne l'est pas, combien faut-il
envoyer de projectiles au hasard pour avoir une probabilité déterminée
de toucher la cible?
Dans chaque cellule, il y a des gènes responsables
du rythme de la division cellulaire et de l'apparition d'un cancer: ce
sont les oncogénes, qui favorisent la multiplication cellulaire
d'une part, et d'autre part les anti-oncogénes, qui l'inhibent:
la taille de ces
gènes est minuscule par rapport au diamètre de la cellule;
si l'on augmente l'exposition aux rayons, la probabilité de les
atteindre croît evidemment.
La différence essentielle entre l'apparition
des effets précoces et celle d'un cancer est résumée
par la loi biologique suivante: lorsque la dose de rayonnement augmente,
c'est la gravité des effets précoces qui augmente tandis
qu'en ce qui concerne l'apparition de cancers l'augmentation de la dose
ne change la gravité de la maladie, mais il fait croître la
probabilité que la personne irradiée en développe
un..
Le suivi médical très minutieux des
plus de 120'000 irradiés de Hiroshima et Nagasaki qui ont survécu
au bombardement a permis de constater une augmentation minime, mais indiscutable
du nombre des cancers. Les leucémies apparaissent entre 6 et 20
ans après l'exposition aux radiations, avec un maximum au cours
s 9e et 10e années. Pour les autres tumeurs, l'apparition des cancers
s'étale de 10 à 30 ans après l'exposition. Sur la
base de ces résultats, on a calculé qu'il apparaît
un cancer supplémentaire pour une dose collective de 20Sv (2000
rem). Cela signifie que sur les 75 millions de personnes touchées
par la contamination, on observera entre 400 et 10'000 cancers supplémentaires
d'ici à l'an 2036, mais le nombre sera probablement plus proche
de 400 que de 10'000. Comme sur 75 millions d habitants il y en aura 15
à 20 millions qui mourront de toute façon d'un cancer, il
sera sans doute très difficile de mettre en évidence les
cancers dus à la catastrophe de Tchernobyl. Si tous ces cancers
devaient se répartir sur les 4 millions de personnes les plus touchées,
on enregistrerait chez eux une augmentation de 1%, soit 26% au lieu de
25% chez nous. Ce qui signitie que sur 100 personnes, il y en aura 74 qui
ne développeront pas de cancer, contre 75 chez nous. Comme on ne
peut pratiquement pas distinguer un cancer radio-induit d'un cancer d'une
autre origine, cette augmentation du nombre de tumeurs malignes ne pourra
vraisemblablement pas être décelée.
Il y a toutefois une exception: le nombre accru,
chez des enfants de moins de 15 ans, de cancers de la thyroïde
que l'on constate à la suite de la catastrophe de Tchernobyl est
un phénomène nouveau que l'on n'avait pas observé
ailleurs. Les rejets dans l'atmosphere d'iode radioactif ont été
extrêmement importants: plusieurs dizaines de millions de curies
sur un total de 200 millions (1) qui se sont échappés de
la centrale. La population de la région a inhalé cet iode
radioactif, qui va se fixer sélectivement sur la glande thyroïde,
et qui s'est également déposé sur le sol. Les autorités
n'ont averti la population du danger de se tenir à l'air libre qu'au
cours de la deuxième journée après l'accident, les
mesures de restriction de la consommation de fruits et légumes frais
ont été prises trop tardivement et la distribution de tablettes
d'iode stable, qui aurait .joué un rôle protecteur, n'a été
effectuée que 3 à 6 jours après l'accident. Ce sont
avant tout des enfants de moins de 15 ans qui ont développé
ces cancers papillaires, donc particulièrement agressifs. Alors
qu'en Ukraine et Biélorussie, on en diagnostiquait avant 1986 une
trentaine de cas par an, ce nombre a passé progressivement à
60, 100 et 130 au cours de ces dernieres années suivantes; à
fin 1994 on comptait quelque 350 cas de cancers attribués à
la radioactivité. Il est probable que si la population avait été
immédiatement informée de l'accident, la plupart de ces cancers
auraient pu être évités.
Effets tératogènes et génétiques
C'est au cours des divisions cellulaires qu'un organisme ressent
le plus les effets des rayonnements ionisants Aussi les êtres jeunes
sont-ils plus sensibles aux radiations, et avant tout l'embryon et le foetus.
La radiosensibilité varie selon le stade du développement
et le seuil d'action est beaucoup plus bas qu'après la naissance.
Chez l'homme, la phase la plus dangereuse est celle de l'organogenèse,
de la 3e à la 6e semaine de la grossesse. Sur les 1300 enfants irradiés
«in utero» à Hiroshima et Nagasaki, la mortalité
infantile a été supérieure à la normale au
cours de la première année; 37 cas de microcéphalie
- dont 18 avec retard mental -ont été constatés, et
le risque de développer un cancer plus tard était également
plus élevé. Les doses reçues lors de ces irradiations
étaient toutes supérieures à 0,2 Sv (correspondont
à quelque 1000 radiogrophies).
Enfin, les mutations dues au rayonnement ionisant
sont connues depuis 1927. elles sont du type récessif, donc ne peuvent
se manifester chez un enfant que si ses deux parents sont porteurs de cette
anomalie. A ce jour, l'étude des survivants de Hiroshima et Nagasaki,
dont certains ont été irradiés à de fortes
doses, n'a pas permis de mettre en évidence de troubles génétiques
plus nombreux que dans les populations témoins. D'autre part, la
probabilité qu'il apparaisse des lésions dons les générations
futures est beaucoup plus basse qu'elle ne l'aurait été au
cours des premières générations après l'irradiation.
(1) soit 7.4 fois 10 puissance 18 becquerels
Une catastrophe est «une rupture, une discontinuité,
un changement brusque affectant les écosystèmes aussi bien
naturels qu'humains»(1). Parmi les catastrophes possibles, celles
liées à l'énergie nucléaire occupent une place
particulière.
Dès l'origine, c'est-à-dire depuis
le bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki, le nucléaire a été
associé à la mort. Louis-Vincent Thomas (2) présente
les connotations liées à deux types de mort atomique, la
mort subite et surtout la mort lente, celle qui concerne aujourd'hui certains
rescapés de Tchernobyl. La dégradation progressive et souvent
irrémédiable de la santé de l'individu, dont la cause
(les radiations) et les conséquences (les tumeurs cancéreuses)
sont invisibles ou insidieuses, suggère la mauvaise mort par excellence.
Les personnes interrogées y associent l'image du poison ou du venin,
qui évoque une intentionnalité, voire une agression.
Pour une sociologie des catastrophes
La nouvelle de l'accident s'est très vite
diffusée à l'Ouest, à partir de mesures effectuées
en Suède lors du passage du nuage radioactif. Les médias
se sont alors tournés vers des spécialistes, eux-mêmes
surpris et n'ayant pas en main tous les
éléments de réponse. Le cas de la politique
de l'information en France a été particulièrement
symptomatique de cette impréparation: pour éviter la panique
ou pour ne pas perdre de crédit, les responsables du CEA (Commissariat
à l'énergie atomique), instance de contrôle des secteurs
nucléaires civil et militaire, ont nié le passage du nuage
sur la France.
Ce manque de transparence a été expliqué
par la crainte que l'information au public ne génère des
interférences (par exemple la panique), elles-mêmes porteuses
de difficultés supplémentaires. Pierre Weill, président
de la SOFRES, déclarait (3): «l'industie nucléaire
est à ma connaissance la première grande réalisation
industrielle qui a intégré la gestion de l'opinion publique
comme une composante essentielle de son activité». Ce
qui est apparu comme une manipulation a entraîné une perte
de crédibilité des sources officielles. Dans ces conditions,
la rumeur publique peut même sembler plus fiable que l'information
contrôlée: c'était la règle en Union Sovietique
et c'est ce qui explique l'importance donnée aux bruits comme canal
d'information par les populations les plus exposées à la
catastrophe. Les habitants de Pripiyat et des autres localités bientôt
évacuées ont commencé à comprendre la gravité
de la situation en voyant les responsables locaux - mieux informés
- s'enfuir.
Entre le 27 avril et le 2 mai 1986, une centaine
de milliers d'habitants des localités situées dans un rayon
de 30 kilomètres autour de la centrale sont subitement évacués
sans que le motif ne leur soit indique Puis entre 1989 et 1990 c'est le
tour de 30'000 personne s supplémentaires habitant des endroits
parfois plus contaminés qu'à l'intérieur même
du rayon initial.
L'ensemble des populations relogées, pour
l'Ukraine seule, représente ainsi 135'000 personnes.
Trois catégories de victimes
Les sociologues distinguent la phase de gestion
soviétique (d'avril 1986 à 1990) et la phase de gestion nationale
ukrainienne qui lui succède (à partir d'avril 1991). C'est
justement durant les derniers mois de la gestion soviétique et surtout
au moment de l'indépendance de l'Ukraine, qu'est établie
une législation sur le «statut et la protection sociale des
citoyens ayant souffert de la catastrophe de Tchernobyl» (1991).
Trois catégories de victimes sont alors définies: les évacués,
les «liquidateurs» et les habitants des zones contaminées.
Au sein de chaque catégorie existent divers statuts, selon l'irradiation
estimée et les frais médicaux.
Laissant pour la plupart tout derrière eux,
les relogés se sont d'abord montrés très solidaires
entre eux. Par la suite, on a constaté une tendance au repli sur
soi, générée par la volonté d'oublier un insoutenable
passé commun. Les déplacés se sont souvent vu attribuer
des appartements neufs réquisitionnés, que d'autres familles
attendaient depuis de longues années. Les évacués
ont aussi été confrontés dans leur propre pays à
une situation comparable à celle des réfugiés qui
déclenchent la méfiance et l'animosité de la population
autochtone. De surcroît, «ceux de Tchernobyl« sont victimes
d'un certain ostracisme du fait de craintes, fondées ou non (irradiation
par contact).
Parmi les déplacés, on constate que
les ruraux, plus indépendants dans un contexte économique
difficile, ont eu en général moins de difficultés
à se réintégrer. Exception, les «samossioles,
quelques centaines de paysans en général très âgés,
ont enfreint les règlements et réintégré leur
maison dans la zone interdite des 30 kilomètres. Selon eux, tous
les autres déplacés ne rêvent que de les suivre sur
le chemin du retour. En effet, une enquête(4) montre que la moitié
des déplacés sont prêts à revenir dans leurs
habitations d'origine, même dans des conditions mettant leur vie
en danger.
Les «liquidateurse, qui ont participé
aux travaux de nettoyage du site et de la région, ont été
entre 600'000 et 650'000 ô se relayer. Il ne s'agissait pas que de
militaires; beaucoup de femmes et d'hommes des territoires proches ainsi
que des spécialistes divers ont été mobilisés.
Selon les sources, un tiers ou la moitié d'entre eux venaient d'Ukraine,
et les autres sont aujourd'hui disséminés dans toute l'ex-URSS.
Cette dispersion participe à l'explication de la rareté des
chiffres concernant un éventuel suivi médical et dosimétrique.
Le manque d'information favorise les rumeurs circulant sur l'état
de santé et la mort des «liquidateurs»: il est
par exemple souvent fait mention de personnes qui «tombent mortes»(5).
Les «liquidateurs« parmi lesquels le
plus d'«invalides» ont été reconnus suite à
l'accident, ont été d'abord admirés, puis jalousés
à l'instar des autres catégories de bénéficiaires
de «compensations». Et c'est des associations regroupant ces
derniers que proviennent les dénonciations les plus virulentes des
usurpations de statut: selon l'«Union Tchernobyl», ces abus
pourraient concerner environ 10% des personnes reconnues comme «liquidateurs».
Enfin, les habitants des zones 2, 3 et 4, figurant
la contamination dégressive, constituent les dernières catégories
de victimes. L'anxiété générale de ces populations,
déclarées hors de danger mais pourtant suivies de près,
est attisée par le fait que les résultats des examens médicaux
sont rarement communiqués. Et dans leurs contacts avec les médecins,
les gens se plaignent de ce que le «facteur Tchernobyl« soit
trop pris en compte dans les pathologies .
Dans une enquête menée en 1992, Yuriy
Saenko insiste sur plusieurs aspects communs aux victimes. Il observe un
manque d'initiative dans tous les domaines d'activité, qui confine
à l'apathie. Cependant, le sociologue ukrainien n'explique pas pourquoi
les personnes vivant dans les zones contaminées, ainsi les déplacés,
sont six ou sept fois plus nombreux que les habitants des autres régions
à avoir l'impression que leurs relations avec les collègues
et la famille se sont dégradées depuis la catastrophe.
Comme en Ukraine, des observations faites an France(6)
illustrent dans le cas du risque nucléaire, la théorie de
la dissonance cognitive de Festinger selon laquelle plus on court de danger
moins on s'en soucie. En effet, l'inquiétude à l'égard
de la contamination diminue à mesure que l'on se trouve dans une
zone plus contaminée en Ukraine(7).
Peut-être faut-il en conclure avec Françoise
Zonabend que «pour vivre avec le nucléaire, il faut l'oublier»...
1 Claude Raffestin et alii, Risques et catastrophes, des événements
aux représentations, Bulletin d'informatian No15, Centre universitaire
d'Ecologie Humaine, Genève, hiver 1992.
2 in Bernard Paillard et alii, «Peurs», revue Communications,
No 57, Paris, Seuil, 1993.
3 Pierre Weill, Jean-Pierre Pagès et alii., «Les mouvements
d'opinion> No 5 de la Revue Générale du Nucléaire,
Paris. Septembre-octobre 1987
4 Yuriy Saenko, «The social and psychological remnants of Chernobyl«
& «Eight and half years after the Chernobyl disaster»,
in A political portrait of Ukraine, Kiev, Democratic Initiatives,
1995.
5 Philippe Girard, Gilles Hériard Dubreuil, Conséquences
sociales et psychiques de l'accident de Tchernobyl; la situation en Ukraine,
sept ans après l'accident, Paris, travail réalisé
dans le cadre du «Programme d'évaluation des Conséquences
de l'Accident Nucléaire de Tchernobyl», Joint Study Project
2, Commission des Communautés Européennes, Juillet1994.
6 Françoise Zonabend, La presqu'île du nucléaire,
Paris, éd. Odile Jacob, 1989, et Jean-Pierre Pagés, op. cit.
7 Yuriy Seenko, op. cit.
Mai 1988: «Nous pouvons affirmer aujourd'hui avec certitude que l'accident de Tchernobyl n'a aucun effet sur la santé humaine» déclare Lugène Chazoy ministre soviétique de la santé, lors de la première conférence internationale sur les conséquences médicales de la santé à Kiev. Cette déclaration est symptomatique de la première phase de gestion de la catastrophe sous administration soviétique.
Avril 1991: Le Soviet suprême de la RSS d'Ukraine adopte
une complexe loi récapitulative sur «le statut et la protection
sociale des citoyens ayant souffert de la catastrophe de Tchernobyl«.
Cette loi définit quatre territoires, selon un ordre de contamination
décroissant, sauf pour le premier qui est arbitrairement la zone
interdite des 30 kilomètres autour de la centrale. La zone 2 (750
Km2l est celle dite du relogement inconditonnel (il y reste actuellement
plus de 10'000 personnes, résolues à partir et très
inquiètes quant à leur santé). La zone 3 est celle
du relogement volontaire, référence au tait que des
facilités devaient être proposées à ceux qui
voulaient déménager. (De fait, il reste 630'000 personnes
sur ce territoire qui, en Ukraine, mesure 4'700 km2). Enfin la zone 4,
dite de contrôle radiologique strict, englobe 360'000 km²
et est peuplée d'environ 1'700'000 personnes.
Avril 1995: Le président ukrainien Léonid Koutchma prend l'engagement de fermer la centrale nucléaire de Tchernobyl avant l'an 2000, c'est-à-dire de désaffecter les deux tranches encore en activité et ne pas remettre en marche le réacteur numéro 2, dont la salle de contrôle a subi un incendie en 1991. Un accord est trouvé sur l'implantation d'une centrale à gaz, pour se substituer aux deux réacteurs, qui assurent encore 5% des besoins de l'Ukraine en électricité.
Sources par ordre chronologique:
- Serge Prêtre, L'accident maleur de la centrale nucléaire
de Tchernobyl, polycopié, octobre 1986.
- Suren Erkman, «Reportage à Tchernobyl; Mensonges, confusions
et nouveaux dangers», in Stratégies énergétiques,
biosphére & société, Genéve, novembre
1990.
- Yuriy Saonko, «Quelques conséquences psycho-sociologiques
de «l'avarie» de Tchernobyl«, in Annales des mines,
Paris, décembre1993.
- Alain Guillemoles, «L'Ukraine promet de fermer Tchernobyl
avant l'an 2000», in Le Soir; Bruxelles, 15-16-17 avril 1995.
* Sociologue, assistant au Centre universitaire d'écologie humaine
et des sciences de l'environnement
Le rôle que joua le droit international dans
la prévention, puis dans la gestion de la catastrophe de Tchernobyl,
a été extrêmement marginal. Aucune allégation
en matière de responsabilité internationale n'a été
formulée, aucune demande de compensation n'a été avancée
et aucune action en justice auprès des tribunaux de l'ex-Union soviétique
ou devant des instances internationales n'a été entamée,
même si en principe ces actions étaient envisageables. Toutefois
Tchemobyl a eu un impact formidable sur l'évolution subséquente
du droit international. L'activité législative manifestée
en réponse à l'accident démontre le changement fondamental
qui s'est opéré par la suite au sein du droit nucléaire.
Il s'agit surtout de l'imprégnation de ce dernier aux enjeux émergeant
de la catastrophe ukrainienne.
Cette nouvelle perméabilité produit
des résultats dans trois domaines différents: la responsabilité
et la compensation du dommage nucléaire, la prévention comme
système de sûreté nucléaire et une nouvelle
approche méthodologique de l'étude des accidents technologiques
majeurs.
Responsabilité et compensation
Deux groupes de considérations, factuelles
et juridiques, expliquent la relativisation de l'importance accordée
aux mécanismes de réaction au préjudice nucléaire.
D'une part, l'ampleur et la nature pratiquement irréversible de
ce dernier le rendent difficile à évaluer et à indemniser.
La difficulté s'accroît si l'on considère la
durée extrêmement longue du cycle de vie de certains éléments
radioactifs. Or, plus on s'éloigne du moment de l'accident, plus
le lien de causalité entre l'accident et la survenance du dommage
devient délicat à prouver. D'autre part le mécanisme
de redressement prévu par les règles de responsabilité
internationale et celles portant sur la responsabilite civile a - de par
son contenu - un impact limité.
Le droit de la responsabilité internationale,
pour autant qu'il soit applicable en cas d'accident nucléaire, n'est
que de nature coutumière et donc générale et vague.
Certes, l'on peut invoquer l'obligation de bon voisinage, impliquant la
non-utilisation du territoire d'un état au détriment des
Etats l'avoisinant. Mais cette obligation de diligence due n'équivaut
pas à une obligation de prévention absolue. Par conséquent
la nature générale de la règle fait qu'il est difficile
de dégager des normes précises de comportements étatiques.
Il en est de même pour les obligations corollaires de consultation
et de notification en cas de risque d'accident majeur.
En ce qui concerne la responsabilité civile,
le régime conventionnel actuel s'organise autour de quatre principes
de base: la responsabilité est objective, canalisée vers
l'exploitant, limitée, tant dans son montant que dans le temps,
imposant ainsi l'assurance obligatoire de l'exploitant, et prévoyant
la responsabilité subsidiaire de l'Etat. Il est clair que les obligations
conventionnelles existantes ne lient les Etats que Si les conventions internationales
y relatives ont été ratifiées par ces derniers.
Or, à l'époque, l'URSS ne faisait
partie d'aucune des conventions existantes, qui toutes prévoient
un mécanisme de compensation en cas d'accident nucléaire.
Par conséquent, elle ne pouvait être tenue de réparer
les dommages issus de l'accident. De surcroît, même si l'URSS
avait ratifié les conventions en question, la catastrophe était
de telle ampleur que les techniques d'indemnisation prévues - limitation
des montants, délai de prescription de dix ans, exclusion des dommages
écologiques - n'auraient pas su y faire face.
La prévention: un concept clé
Nonobstant la validité des remarques précédentes,
le manque d'actions contre l'URSS en matière de responsabilité
internationale n'était pas dû à un vide juridique.
L'inertie observée était surtout le résultat d'un
processus de décision politique. Accuser officiellement l'URSS pour
un événement qui aurait pu se produire sur le territoire
de n'importe quel autre Etat «nucléarisé» pourrait
remettre en cause les choix énergétiques des pays occidentaux.
Cependant, les faibles fondements du régime de sûreté
nucléaire de l'époque avaient bien ressenti les secousses
produites par Tchernobyl. Plus qu'autre chose, la réticence de l'URSS
à communiquer les informations concernant l'accident, et l'ampleur
des dommages, marquèrent la communaute internationale.
Le regime conventionnel de sûreté nucléaire
post-Tchernobyl s est établi en deux étapes et comprend trois
conventions. Imédiatement après l'accident, les deux
conventions de Vienne sur la notification et l'assistance en cas d'accident
nucléaire sont adoptées. En 1994, le régime se complète
avec l'adoption de la Convention sur la sûreté nucléaire
qui établit les principes fondamentaux de sûreté pour
les insatallations nucléaires».
Le concept clé devient la prévention,
imposant quatre éléments essentiels: des canaux ouverts
d'information y compris une obligation de notification, une obligation
d'assistance, l'adoption de normes techniques garantissant le plus haut
niveau de sûreté et un substratum de coopération internationale
continue. Ainsi les Etats parties sont désormais tenus d'informer
les autres Etats et l'Agence internationale de l'énergie atomique
(AIEA) de tout accident ou urgence radiologiques, ayant des effets transfrontières,
qui serait survenu sur leur territoire ou dont ils auraient eu connaissance.
Ils doivent fournir aux parties qui les demandent des informations plus
amples et détaillées, et nommer des points de contact à
l'intérieur de leurs administrations. Ils s'engagent également
à mettre sur pied des programmes d'entraide et d'assistance. Des
études d'impact - portant sur les conséquences économiques,
sociales et écologiques du projet - seront réalisées,
avant et durant la construction de la centrale. L'évaluation des
effets doit suivre sa mise en fonctionnement. Toutes les mesures prises
dans l'exécution des obligations prévues par la convention
seront soumises à l'AlEA sous forme de rapports.
L'AlEA devient - au niveau international - l'organe
centralisant les informations et les redistribuant vers les pays, tout
en élaborant des standards uniformes de sûreté nucléaire.
Ces standards n'ont pas de force juridique contraignante. Pourtant, ils
servent de normes d'incitation et de rétérence, que les Etats
peuvent difficilement ignorer. Ceci dit, leur adoption au plan interne
reste exclusivement sous la responsabilité des Etats.
Mettre l'accent sur la circulation de l'information
Le domaine des accidents technologiques maleurs
est un des plus complexes àô réglementer au plan du
droit international. Lié au concept du «risque», il
impose au droit la prise en compte des éléments d'analyse
très variés. Tout d'abord, la sophistication de la technologie
utilisée demande au législateur un esprit de grande envergure
et de subtilité considérable. D'autant plus que les intérêts
en jeu sont très importants. Par ailleurs, une fois l'accident arrivé,
les effets dépassent les frontières nationales, perdurent
dans le temps et sont, par conséquent, irréversibles.
Ces difficultés sont davantage présentes
dans le cas du nucléaire. Il est clair que la nature hasardeuse
de la radioactivité impose une approche fondée sur la prévention.
Mais quelle forme doit revêtir cette dernière pour être
réellement efficace? Une mise en arrêt définitive de
toutes les centrales est actuellement hors de question. Sous cet angle,
le concept d'information est sans aucun doute un des éléments
transversaux de tout le discours épistémologique post-Tchernobyl.
La perception du risque, les moyens disponibles pour l'éviter, les
mesures prises pour le gerer, tout dépend de la qualité de
l'information fournie aux decideurs et aux législateurs.
Mettre l'accent sur la circulation de l'information est
donc le seul moyen de prévention que l'on possède aujourd'hui.
Les conventions présentées ci-dessus la placent au centre
de leurs préoccupations. Toutefois le droit en général
et le droit international public en particulier, ne peuvent plus agir isolés
des autres sciences. Ils se doivent de puiser dans d'autres disciplines,
d'explorer d'autres univers cognitifs et de se soumettre à un sévère
examen épistémologique.
L'énergie nucléaire est un phénomène
pluriel. Elle impose, par conséquent, une lecture plurielle.
* Assistante au Département de droit international public et
d'organisation internationale
En Suisse, cinq centrales nucléaires sont
actuellement en fonction et assurent 40% de l'énergie électrique
du pays. Aucun incident majeur n'est venu perturber leur fonctionnement
et a aucun moment on n'a constaté d'augmentation anormale de radioactivité
environnante. Des règles de fonctionnement très sévères,
des contrôles réguliers par des organes de surveillance indépendants
des centrales, l'excellente formation du personnel, régulièrement
mise à jour, garantissent une exploitation aussi sûre qu'il
est humainement possible de la réaliser.
Quoique la multiplicité des systèmes
de sécurité se couvrant l'un l'autre rendent un accident
hautement improbable, l'absolu n'existe pas en matière de sécurité.
Aussi les autorités ont-elles mis au point le concept de planification
de la gestion d'un accident de centrale nucléaire.
Le but de la radioprotection est avant tout
d'éviter à la population de subir des préjudices dus
aux effets aigus du rayonnement à la suite de la libération
de substances radioactives. D'autre part, la radioprotection doit également
tendre à réduire le plus possible les effets retardés
et les dommages génétiques causés par l'exposition
aux rayons.
En cas d'accident, on distingue:
-une phase «nuage», courte, durant de quelques heures
à un ou deux jours, correspondant au temps de passage du nuage radioactif
au-dessus de la région. Il est important de se protéger aussi
bien contre le rayonnement provenant du nuage lui-même que contre
l'inhalation de gaz radioactifs.
-une phase «sol», dont la durée peut s'étendre
sur quelques mois, voire années. Des atomes radioactifs (Iode-131,
Césium-134 et 137, etc) se sont déposés sur le sol.
Outre leur rayonnement direct, ces substances peuvent être incorporées
avec l'alimentation et occasionner une irradiation interne.
Du point de vue organisationnel, c'est la
- Centrale nationale d'alarme (Cenal), à Zurich, qui
est chargée de l'alarme de la population et qui ordonne les premières
mesures urgentes. Les 55 sondes Nadam, qui mesurent en permanence les doses
ambiantes dans l'air, transmettent leurs résultats «on line»
à l'ordinateur de la Cenal, qui en cas d'accident organise en outre
les mesures appropriées sur tout le territoire de la Confédération,
établit quotidiennement les cartes montrant la répartition
de la radioactivité et transmet ses conclusions et recommandations
aux instances fédérales à Berne.
- La cellule de crise radioactivit;e (LAR) regroupe les directeurs
des services fédéraux impliqués, entourés de
quelques experts. Elle prépare et transmet au Conseil fédéral
des propositions aynat trait à la protection de la population.
- Le Conseil fédéral décide de ces mesures de
radioprotection et en informe les cantons, ainsi que, par
..........
à venir
A plus long terme c'est l'ingestion de Césium
137 (demi vie 30 ans) et celle de Strontium-90 (demi vie 28 ans) qui provoque
une irradiation interne Mais à quelques exceptions près,
même dans la région de Tchernobyl, cette incorporation est
restée de l'ordre de grandeur de celle du Potassium-40, un radioélément
naturel et dont la demie-vie s'élève à 1300 millions
d'années.
En Suisse, cette incorporation de Cs-137 est restée
au moins trois fois inférieure à celle qui avait été
constatée ici à la fin des années soixante, avant
l'interdiction des explosions atomiques dans l'atmosphère. Aujourd'hui,
pratiquement tout ce césium a été éliminé
de notre corps.
Même en présence de l'accident le plus
grave, une évacuation horizontale (déplacement de population)
demeure hautement improbable, même à l'intérieur des
zones 1 et 2, mais ne saurait être absolument exclue. La décision
d'y procéder serait prise si la dose d'irradiation sur les cinquante
années suivant l'accident devait provoquer le doublement de la dose
d'irradiation naturelle (recommandation de l'OMS).
Nous avons tous entendu parler des bombes atomiques
lancées sur les villes de Hiroshima et Nagasaki et nous avons entendu
dire qu'une partie de l'électricité que nous consommons est
d'origine nucléaire; l'image de Marie Curie découvrant le
radium nous est familière, de même que les éruptions
en forme de champignon des essais nucléaires dans l'atmosphère.
Nous connaissons l'existence de la bombe H, de la fusion contrôlée,
des rayons X, de la radiothérapie et peut-être même
des rayons gamma, bêta et alpha.
Certes, nous ne sommes pas analphabètes.
Mais il suffit de l'annonce d'un accident survenu à des milliers
de kilomètres de distance, précédée par les
particules radioactives qui, baladées au gré des vents, mobilisent
les détecteurs dans les pays voisins, pour que l'étendue
de notre ignorance éclate, désignée par notre incapacité
à répondre aux questions les plus simples: peut-on encore
boire du lait ou manger le la salade? Et des champignons? Est-on sûr
qu'un accident semblable ne pourrait pas arriver dans notre pays? Qu'est-ce
qu'un isotope, un sievert, un radionucléide? En même temps,
des distinctions qui semblaient claires se brouillent: si une centrale
nucléaire peut exploser, si c'est avant tout la production de plutonium
qui motive la promotion des centrales nucléaires, comment croire
aux messages des spécialistes trop impliqués?
La catastrophe de Tchernobyl sans être le
premier accident majeur marquant le développement de la technologie
nucléaire a montré clairement par sa gravité et la
diffusion de ses retombées, que nous sommes mis au défit\
de gérer les conséquences de la banalisation de la technologie
nucléaire. nous sommes ainsi amenés à faire le bilan
de nos besoins et de nos ressources. Les bribes d'informations éparses,
les slogans, les clichés ne peuvent plus masquer le manque d'un
savoir intégrateur qui permettrait à chacun de situer les
événements et de relier le snouvelles données à
une infratsructure.
Invisible et impalpable
L'inaccessibilité de la connaissance sur
l'énergie nucléaire a plusieurs facettes. L'une est intrinsèque
et résulte des propriétés de la matière et
de la constitution des organismes vivants. L'autre, de nature politique,
est consécutive aux conditions du développement de la technologie
nucléaire suite à la course à la bombe. Nous n'avons
pas de perception sensorielle de la radioactivité, nous ne pouvons
donc en avoir qu'une expérience indirecte, ce qui confère
à l'information une importance particulière. Mais, en même
temps, le secret militaire de l'origine se perpétue dans la gestion
des installations de production d'énergie, de sorte que rien
ne vient palier aux insuffisances des communications, jusqu'à ce
que des conséquences dramatiques ne puissent plus être dissimulées.
Nous ne pouvons apprendre et comprendre que sur
la base de ce que nous savons déjà. Dans le domaine de l'énergie
nucléaire, la plupart des citoyens n'ont pas acquis une base de
connaissance leur permettant d'être à l'aise aussi bien avec
la technicité des messages qu'avec les dimensions sociales. Ce sujet
ne fait pas partie de la formation élémentaire, et nous pouvons
remarquer que les spécialistes se montrent le plus souvent incapables
de situer leurs compétences par rapport aux autres domaines ou aux
implications sociales. Il est paradoxal que dans un domaine où toute
connaissance est conditionnée par les communications, nous n'ayons
pas une base commune de savoir qui permettrait à tout citoyen de
recevoir les informations avec une attitude critique, et aux experts de
situer leur domaine par rapport à un champ de connaissances global
porteur de sens.
Bien sûr, il ne s'agit pas de concurrencer
les spécialistes sur leur propre terrain; d'ailleurs, il apparaît
que les savoirs spécialisés sont bien incapables d'apporter
des solutions convaincantes et efficientes aux problèmes. Plus que
d'informations supplémentaires que nous aurions de plus on plus
de peine à intégrer, nous avons besoin d'une base commune
de savoir, ni encyclopédique, ni hyperspécialisée,
mais conçue pour faciliter la communication et restituer ainsi la
logique du nucléaire dans le champs social d'où elle avait
été exclue depuis l'origine de son développement,
marqué par les circonstances de la course à l'arme atomique.
Temps atomique, temps humain
Plus que de connaissances factuelles, nous manquons
d'outils conceptuels pour structurer, relier et confronter les données
éparses, et surtout de repères. Ceux-ci peuvent être
trouvés dans les conditions de vie des sociétés humaines,
l'espace terrestre et cosmique, ou le temps. Cette dernière dimension
semble particulièrement utile: en contraste avec les incertitudes
de l'atome, le temps offre des points fixes, donc des repères potentiels.
On peut analyser la catastrophe de Tchernobyl à travers les décalages
entre les temps de l'atome et les temps humains: leurs différences
d'occurrences, de durées, de rythmes. Situer les événements
et les durées sur une échelle de temps fournit une colonne
vertébrale de notre connaissance de l'épopée de l'énergie
nucléaire.
Nous pouvons ainsi nourrir notre réflexion
et constater par exemple que les éléments radioactifs à
longue durée de vie ont été formés avant la
Terre. C'est une sorte de poussière d'étoile qui s'est intégrée
aux matériaux terrestres, puis à notre corps. Nous sommes
ainsi amenés à nous souvenir que c'est au lendemain de la
guerre de 39-45 que la production d'électricité à
partir de la chaleur des réactions nucléaires a démarré.
Auparavent, la chaleur n'était qu'un sous-produit inutilisé
de la fabrication des bombes atomiques. Ensuite, ce résidu de la
matière premièredes bombes est devenu le produit principal
des centrales de production d'électricité; celles-ci produisaient
toujours du plutonium comme résidu. Mais n'est-ce pas toujours ce
résidu qui pèse sur les décisions politiques? Nous
pouvons comparer le temps de production d'une centrale nucléaire
(quelques dizaines d'années) avec les périodes de décroissance
atomique des éléments radioactifs contenus dans les déchets
(celles-ci se chiffrent en dizaines de milliers d'années...). Enfin,
l'examen des circonstances de l'accident montre que le temps pour pour
qu'une réaction s'emballe dans un réacteur est parfois bien
inférieur au délai nécessaire à la mise place
des éléments modérateurs!
Nos sociétés qui favorisent la course
au développement technologique avant de se soucier des structures
sociales et des régulations indispensables pour les gérer,
nous ont placé devant la nécessité d'inventer une
culture capable de relever ce défi: une culture de l'incertitude
intelligente, de la coopération et de la globalité. En tant
que spécialistes en sciences de l'éducation, l'aménagement
des systèmes éducatifs et de formation pour progresser dans
ce sens fait partie nos préoccupations.
* Assistante au Laboratoire de didactique et d'épistémologie
des sciences, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
(p.25)
oins trois fois inférieure ô celle qui avait été
constatée i ô la fin des années soixanfe, avanf l'interdicfion
des xplosions atomiques dans l'atmosphère. Aulourd'hui, rafiquement
fout ce césium a été éliminé de notre
corps iraphiquel.
Méme en présence de l'accident le plus grave, une ~cuation
horizontale Idéplacement de populationl emeure hautement improbable,
méme ô l'inférieur des )nes i et 2, mais ne saurait
éfre absolument exclue. La écision d'y procéder serait
prise Si la dose d'irradiafion ~r les cinquante années suivant l'accident
devaif rovoquer le doublement de la dose d'irradiation naturelle ecommandation
de l'OMSI.
..........
instaiiee et en ordre de marche des centrales nucleaires
..........
phénomènes ô «bas bruit» insidieux,
ndiri s'étalant sur de longues durées ne sont pas appropriés.
il faut partir de ces phénomènes «non spécifiques»,
les répertorier, les indexer dans le temps, les situer dans l'espace
et remettre cent fois cet ouvrage sur le métier.
..........
Dans ce domaine specitique comme dans tant mondiales
a evolue de taçon absolument remarquable d autres il
s agit de savoir detecter les phénomènes, de elle presente
la forme typique de la courbe en S qui cerner
les zones de dangers de definir ce que nous affecte~~l upart des phenomenes
na a
pouvons taire ici et maintenant non seulement en ~aturn~~~ qui~crire
0~ ich ai ~en que termes de risques physiques
mais aussi d'enjeux
(p.27)
de dresser et tenir à jour une carte du monde avec la position
et les caractéristiques de chaque centrale. C'est le premier pas
d'une démarche qui devra s'accompagner des données concernant
la gestion des déchets et leur situation. Il s'agit bien dans un
premier temps de savoir qui tait quoi, comment et où. Mais il faut
aller plus loin.
Il tout accompagner ces données des inventaires locaux de toits,
de questions soulevées, de réponses et de non-réponses
données ô ces questions, de façon ôcerner les
zones d'incertitude. Par exemple, lors du colloque, les Ukrainiens ont
parlé de pneumonies «non spécifiques» et de l'évolution
torpide ou maligne, d'infections banales. Les moyens disponibles actuellement
pour travailler avec perspicacité sur les phénoménes
à «bas bruit» (insidieux, ndlr s'étalant sur
de longues durées ne sont pas appropriés. Il faut partir
de ces phénoménes «non spécifiques», les
rnpertorier, les indexer dans le temps, les situer dons l'espace et remettre
cent fois cet ouvrage sur le métier.
il Nicholos Leussen, in Tobleou de bord de la plonête, Word-watch
Instituto, sous la dir. de Lesterbrown et ai., éd. La Oécouverte,
Paris, 1993, p. 35-38.
21 GRID: Glabal Resources Intormation Database; organisme dépendant
du Programme des Nations Unies pour l'environnement
IPNUFI
31 GEAT: gestion géorétérencée automatique
appliquée a l'aide b la décision pour la gestion de l'environnement
et l'aménagement du territoire; Prolet conçu au sein du Centre
universitaire d'écologie humaine et des sciences de l'environnement
41 IIASA: International Institute tor Applied Systems Analyses, Vienne
CERS: Commission tédérole pour l'encouragement de la
recherche scientitique.
L'industne~partenaire
Ces lignes definissent grossièrement la méthode que propose
le prolet GEAT3 qui regroupe les efforts d e ants
convaincus de la pertinence et de
Ilop~IF~nite de cette approche. Ce projet se développe lenrebu
Il ne saurait fonctionner sans la collaboration
r ponsables du système d'information du territoire gene
s pour savoir tirer le meilleur parti de toutes les base e donnees
géoréfèrencées dèjâ disponibles,
on les transformant on bases de connaissances. Un cours de formation continue
réunit tous les intéressés dés cet automne
Pour accélérer le processus, la Faculté des sciences
a invité un chercheur de l'IIASA4 qui travaille dans ce domaine
depuis nombre d'années et a développé un savoir-faire
dans les questions de diffusion de la pollution dans les eaux et les airs.
Gra ce ô l'appui de l'IIASA, le projet GEA~ par le truchement
du ~borntoire de la Section des hautes études commerciales de I
Universite de Geneve participe a un prolet europeen EUREKA couple avec
un prolet CERS5 Ce type de prolet ue un partenariat
avec I industrie Il
P set quel gen is iosp
end devel CERN
u et teur ra nucleides
dans us viv ts pa par voie
respir ire en s de reto ee de p radio ives
Dans ce domaine specifique comme dans tant d autres il s agit de savoir
detecter les phenomenes de cerner les zones de dangers de definir ce que
nous pouvons taire ici et maintenant non seulement on termes de risques
physiques mais aussi d'enjeux humains. Il s'agit surtout de savoir sauvegarder
l'espace de l'exercice du pouvoir politique pour éviter un certain
monopole des décisions dans des matières aussi complexes.
La finalité du projet GEAT est de développer des outils d'aide
ô la décision allant progressivement de l'évaluation
des informations ô une réflexion pluridisciplinaire sur l'incertitude
et l'action politique.
* Directeur du Centre universitaire d'écologie humaine et des sciences de l'environnement
«En fait, la technique rêvèle à l'Homme les failles où lui ne se maitrise pas, les cassures où il est en dessous de lui-même. Elle est son double et son miroir » Daniel Sibony(1)
Depuis plus d'une année, une petite équipe
interdisciplinaire de chercheurs de l'Université de Genéve
étudie les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl.
Cette volonté s'est manifestée tout d'abord par un cycle
de conférences interfacultaires, organisé l'année
dernière à l'instigation d'une délégation ukrainienne
ayant participé au rapport extraparlementaire sur les conséquences
de la catastrophe. L'intérét soulevé par ces conférences
a conduit à l'élaboration d'un colloque à l'Académie
internationale de l'environnement, en mai dernier, réunissant une
soixantaine de scientifiques et de professionnels intéressés
tant par l'accident de Tchernobyl que par la gestion et la prévention
des catastrophes nucléaires. Cette expérience a mis en avant
trois difficultés de type épistémologique, psycho-idéologique
et culturelle.
Si les aléas de la multidisciplinarité
ne nous ont guère surpris, et si la confrontation entre pro- et
antinucléaires était prévisible, la difficulté
du dialogue entre ukrainiens et occidentaux a révélé
un véritable fosse culturel que les organisateurs n'avaient pas
anticipé. D'un point de vue épistémiologique, le discours
pluridsciplinaire s'est trouvé gêné par les carcans
conceptuels propres à chaque discipline. Comme ce point a déjà
été évoqué dans le précédent
No de Campus (2), nous nous concentrerons ici sur les difficultés
d'ordre idéologique et culturel.
La paix de l'énergie
La catastrophe de Tchernobyl entraîne un déplacement
du débat idéologique entre partisans et adversaires de l'énergie
nucléaire. Cette évolution n'ayant par encore été
totalement perçue par les protagonistes, une résolution pacifique
et démocratique du «conflit nucléaire» est plus
nécessaire que jamais. En effet, les «pro-nucléaires»
ne peuvent plus éviter le débat en proclamant qu'un accident
est impossible ou que ses conséquences seraient dérisoires.
Ils sont aujourd'hui conduits à reconnaître que le nucléaire
est un pari technologique que l'humanité (ou chaque Etat?) est amenée
à prendre ou à refuser. Le nucléaire devient, à
leurs yeux, un risque justifié.
Symétriquement, Tchernobyl oblige également
les «antinucléaires» à modifier leur perception.
Qu'on le veuille ou non, le monde est aujourd'hui fortement nucléarisé.
Même si l'abandon immédiat du nucléaire civil et militaire
était réalisable, il faudrait gérer au mieux, pendant
des dizaines de milliers d'années encore, les matériaux et
les équipements dont nul aujourd'hui ne peut prédire avec
certitude l'évolution. Etre «antinuclèaire» après
Tchernobyl implique non seulement de s'opposer à toute nouvelle
installation, mais également de s'associer aussi bien à la
politique énergétique qu'à la prévention et
à la gestion de catastrophes.
Un fossé culturel
La juxtaposition des perceptions ukrainiennes et
occidentales de la catastrophe a révélé un fossé
culturel profond, que la courtoisie des participants n'a pas toujours réussi
à combler, ce qui souligne encore la nécessité d'une
collaboration à venir. Si l'on considère, comme Daniel Sibony,
qu'un accident est un symptôme, alors Tchernobyl pourrait s'avérer
étre le révélateur d'un dysfonctionnement social dans
lequel «l'Homme ne serait pas à la hauteur de l'objet qui
l'a produit du projet qui l'a fomenté»(3). Dans ce cas, quel
est le système social à mettre en cause? Le défunt
système soviétique? La technologie nucléaire propre
aux pays de l'Est? La technologie industrielle, dont le nucléaire
est l'une des réalisation les plus sophistiquées?
Les événements politiques qui ont
suivi l'incendie du réacteur ont rendu, en quelque sorte, cette
catastrophe «orpheline», car le gouvernement qui devait en
porter responsabilité (celui de l'URSS) avait disparu. Résultat:
Tchernobyl ne semble interpeller ni l'industrie nucléaire, ni le
jeune Etat ukrainien. Cependant, les opposants au nucléaire, notamment
les Occidentaux, voient dans Tchernobyl la catastrophe par excellence.
Ils en font une question emblématique, l'occasion ou jamais de condamner
le nucléaire en prouvant que la catastrophe interdit toute vie digne
de ce nom, et que le nucléaire constitue un risque impossible à
assumer pour l'humanité.
A leurs yeux, la non-fermeture de la centrale, même
pour des raisons économiques, est considérée comme
un acte de trahison. Car il est désormais impossible d'évoquer
l'Ukraine sans l'associer à Tchernobyl. Un amalgame qui pèsera
lourd, pendant de longues décennies encore, sur la destinée
de ce jeune Etat. Parallèlement, d'un point de vue géostratégique,
l'Ukraine possède, grâce à cet accident, un atout international
dont elle cherche à tirer profit. C'est toute l'ambivalence le son
statut de victime...
Si l'on se réfère aux sondages réalisés
sur place, la crise économique ukrainienne - dont l'accident de
la centrale est une des causes - semble ramener iujourd'hui au second plan
les préoccupations liées aux conséquences de la catastrophe
à moyen et long terme. Cependant, il serait erroné d'en conclure
trop hâtivement que les Ukrainiens ont «raisonné»
leur angoisse des premières années, le refoulement de l'inacceptable
et de inconcevable étant une des manières de réagir
à l'angoisse.
Ainsi, les conséquences de la catastrophe,
qui grèvent déjà une partie importante, voire littéralement
incalculable, du revenu national, sont à venir. Car c'est la ociété
entière qui a été atteinte, de la matière (physico-chimique)
à la vie, de la société humaine aux systèmes
de pensée.
Embourbés dans la construction difficile
d'un Etat-tation indépendant, les gouvernements ukrainiens successifs
semblent mettre un point d'honneur à ce que la quesfion de la responsabilité
soit posée à un niveau étatique, alors qu'il serait
beaucoup plus visionnaire d'exiger qu'une prise de conscience mondiale
soit élaborée. Cela permettrait d'aboutir à une
réflexion sur l'approvisionnement énergétique sûr
et durable et contribuer ainsi à sortir la planète de
l'option nucléaire. Un tel objectif, pour avoir des chances d'aboutir,
nécessite non seulement une collaborafion internationale, mais égalemenf
une confrontation des diverses représentations de la catastrophe.
1 in Evénements 1, Paris, Seuil, 1995, p. 22.
2 Jean Rossiaud, «Tchernobyl: une catastrophe en devenir»,
Campus No 29, p. 32-33.
3 Sibony, ldem.
* Lison Méric journaliste; collaboratrice scientifique du Centre
universitaire d'écologie humaine et des sciences de l'environnement.
* Jean Rossiaud assistant au Département de sociologie
Par le biais d une exposition, l'association ARIANE(1)
avait le souci de proposer un matériel concret (cartes, graphiques,
photos, documents vidéo, etc) qui enrichirait la problématique
du colloque. Cette démarchc a permis de traiter de manière
attrayante et claire les impacts de la catastrophe, ainsi que la prévention
dans notre pays. Les documents proviennent aussi bien de Suisse que d'Ukraine.
L'association poursuit cette démarche avec
un dossier en images sur lnternet (2), et avec l'idée de donner
à l'exposition une formule plus aboutie, pour le dixième
anniversaire de la catastrophe, l'an prochain. L'effort sera porté
sur le grand public et plus particulièrement sur les jeunes. L'ambition
n'est pas d'adopter un parti pris pro-ou antinucléaire, mais de
présenter les diverses perceptions du risque. Notre volonté
est de mettre en évidence les risques nucléaires qui constituent
un enjeu social. La multiplicité des regards sur cette thématique
nous a poussé à mettre l'accent sur une approche scientifique
pluridisciplinaire (médecine, chimie, physique, sociologie, etc.).
Les risques nucléaires suscitent immanquablement
la controverse. Même dans le monde scientifique, les regards sont
très fréquemment engagés. Le consensus fait défaut
à propos de certains impacts de Tchernobyl, comme à propos
de leurs degrés de gravité. Dans ces conditions, une approche
qui se veut scientifique se doit de prendre en compte les diverses positions
qui accompagnent les faits.
Il est admis qu'une exposition ne supporte que très
peu de messages écrits. Par conséquent, une attention particulière
a été accordée à la mise en scène. Pour
mieux faire participer les visiteurs, elle leur propose de découvrir
les documents au travers d'une ouverture pratiquée dans des panneaux.
Ainsi, ils sont incités à s'approcher et à prendre
connaissance du contenu. Vulgariser les notions scientifiques à
l'origine de la controverse représente une autre difficulté.
Une présentation claire échappant à des simplifications
excessives est essentielle à la bonne compréhension du sujet.
Deux exemples: une «échelle de temps» qui récapitule
les événements de l'évolution de l'énergie
nucléaire, ou encore une carte géographique permettant de
visualiser la répartition des centrales nucléaires dans le
monde. Ces installations inscrivent la catastrophe de Tchernabyl dans un
cadre de référence plus large.
Cette exposition constitue une expérience
pilote. Elle illustre bien la contribution indispensable des sciences sociales
à un travail de vulgarisation scientifique. Pour son développement,
le défi sera de proposer à un large public un regard laissant
place au recul scientifique, sur un thème qui provoque tant de débats
passionnés.
* Assistante au Département de sociologie, Responsable de la
conception de l'exposition
(1) Association pour la recherche et l'information sur les accidents
nucléaires et environnementaux; créée par des assistants
de l'Université de Genève, elle est ouverte à tous.
(2) Voir encadré ci-dessous.