Electricité: les centrales décentralisées
S&V novembre 2001
    Plus rentable, moins polluante et, surtout, décentralisée: face à l'hégémonie d'EDF, la cogénération s'imposera-t-elle comme le mode de production d'énergie de l'avenir?

La plus grosse unité de cogénération construite cette année est installée dans une zone industrielle de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Raccordée au réseau de la Compagnie parisienne de chauffage urbain (1), elle produit 125 mégawatts électriques (MWe) et 400 tonnes par heure de vapeur à 235 oC et 24 bars de pression.

Le principe de la cogénération: produire à la fois de l'électricité et de la chaleur à partir d'une source d'énergie unique. Le combustible le plus fréquemment utilisé est le gaz naturel. Mais on peut aussi brûler du biogaz issu de la décomposition des ordures ménagères dans les décharges. Et les incinérateurs de déchets seront bientôt tous raccordés à un réseau de chaleur et à une turbine. La cogénération, c'est avant tout un rendement énergétique record: jusqu'à 85 %, dans le meilleur des cas, contre 30 % pour une centrale thermique classique (qui produit soit de l'électricité, soit du chauffage, mais pas les deux).

CONTRE LE TOUT NUCLEAIRE

Malgré ses atouts, la cogénération a longtemps rencontré peu de succès. En France, la production d'électricité est très centralisée. Sans qu'il y ait eu de débat public, les gouvernements de la fin des années 60 et du début des années 70 ont imposé le "tout nucléaire". La première centrale a démarré à Fessenheim en 1977. Aujourd'hui, 54 réacteurs couvrent les besoins de base du pays; les centrales thermiques sont chargées de couvrir les pointes de consommation hivernales. Un schéma qui ne laisse pas de place à d'autres modes de production d'énergie... Or, la cogénération défend la philosophie inverse: «C'est une énergie décentralisée, qui nécessite peu d'infrastructures», résume Gilles Laroche, délégué général de l'Association technique énergie environnement (ATEE).

La faute incomberait donc à EDF, bien décidée à défendre ses centrales nucléaires et ses lignes à haute tension. Seuls quelques industriels aux gros besoins énergétiques (des sidérurgistes comme Usinor, par exemple) ont pu choisir cette alternative. Fin 1998, la cogénération représentait moins de 3% de la capacité de production française, contre plus de 40% aux Pays-Bas et 50% au Danemark, champion européen de l'électricité décentralisée.

Pourcentage d'électricité produite par cogénération (Europe)
Pourcentage de cogénération produite en Europe

Mais la situation évolue: «Si le marché de la grosse cogénération (production supérieure à 12 MWe) est saturé, il y a de bonnes opportunités pour la moyenne cogénération (de 1 à 12 MWe). Et nous croyons encore plus en la petite, voire en la microgénération (inférieure à 1 MWe) », assure Jean-Louis Exbrayat, chargé du dossier cogénérafion à Gaz de France. «On ne peut pas dédaigner éternellement une efficacité énergétique comme celle-là» Un calcul grossier circule dans le milieu des petites et moyennes industries et dans les collectivités locales: cinq millions de francs (76.2245 €) d'investissement, un million (152449 €) d'économies par an, un retour sur investissement en cinq ans. Alléchant!

BEAUCOUP MOINS POLLUANT

La clientèle de la cogénération se trouve principalement dans le tertiaire, là où on a besoin de chaleur et d'électricité presque toute l'année: hôpitaux, piscines ou centres nautiques, lycées, immeubles locatifs en réseau... Avec une centrale de 1 MWe, on peut alimenter l'équivalent de 600 à 800 logements. L'exemple a été donné en 1991. Les deux premières réalisations de moins de 1 MWe sont le centre nautique Oceanis, à Ploemeur (Morbihan), et le Collège de France, en plein coeur de Paris. On imagine que les professeurs du Collège de France étaient informés du bénéfice pour l'environnement: cela expliquerait ce choix, fait bien avant le médiatique Sommet de la Terre de Pio de Janeiro (Brésil), en 1992.

Car le second atout de la cogénération, c'est son efficacité dans la diminution des rejets de gaz à effet de serre. Grâce à son rendement, la cogénération libère une moindre proportion de dioxyde de carbone (CO2) que le thermique traditionnel: de 80 à 100 grammes de carbone par kWh, contre 250 g/kWh pour une centrale au charbon. Or, l'électricité produite par cogénération pourrait aisément remplacer celle délivrée par les centrales thermiques en période de surconsommation hivernale. A partir de 1995, les pouvoirs publics ont commencé à modérer leur soutien au "tout nucléaire", jusqu'à instaurer un contrat obligeant EDF à acheter la production d'électricité décentralisée, à un prix garantissant la viabilité économique des installations de cogénération sur au moins douze ans. En 1997, le marché a donc littéralement explosé: on est passé de 55 réalisations en 1995 à 144 en 1999. Fin 2000, 671 unités de cogénération fonctionnaient en France. Ce qui représente une puissance de 4.218 MWe, à peu prés l'équivalent de quatre réacteurs nucléaires.

Le processus s'accélère depuis le 31 août dernier, date de la publication au Journal Officiel des tarifs de rachat de l'électricité pour les installations de moins de de 12 MWe. «Depuis, on nous appelle beaucoup», se réjouit Didier Crochetet, à la direction commerciale de Gaz de Franoe. «De nombreux projets avaient été mis en sommeil, car la loi de février 2000, tout en libéralisant le marché de l'électricité, suspendait l'obligation de rachat par EDF. Les investissements devraient repartir.»D'autant que le Plan national de lutte contre le changement climatique prévoit de remplacer une partie des centrales au charbon par des installations de cogénération. Son objectif: réduire de 1,5 million de tonnes-équivalentcarbone (teC) par an les émissions de CO2 d'ici à 2010. Pour y parvenir, il faudrait que la cogénération produise 2,5 GWe supplémentaires entre 2000 et 2010. Une ambition adaptée à la stratégie définie par le Conseil de l'Union européenne le 8 décembre 1997: elle prévoit de doubler la part de l'énergie cogénérée par les Quinze d'ici à 2010.

Quelle est la posifion d'EDF dans ce contexte? Difficile à comprendre... D'un côté, l'électricien s'est taillé une position de force sur le marché de la cogénération; de l'autre, il combat cette technique en imposant de multiples contraintes techniques aux vendeurs d'électricité. En faisant fusionner sa filiale Cogetherm avec Dalkia, une filiale de Vivendi Environnement qui contrôle une grosse part du marché français de la cogénération, EDF s'est assuré la domination de près de 50% de ce marché. «Cela lui permet d'acheter sa propre production», assure un observateur. «Elle garde ainsi le contrôle des choix technologiques futurs, qui doivent rester, selon elle, nécessairement centralisés.» Mais, parallèlement, on a vu des cadres d'EDF tourner en ridicule les présentations techniques de leurs collègues de Dalkia lors d'un débat sur les "petites cogénérations" au salon professionnel Pollutec, en octobre 2000...

EDF parviendra-t-elle à contrôler la production malgré la libéralisation du marché de l'électricité? Rien n'est moins sûr... La centralisation de la production a montré ses faiblesses de façon spectaculaire lors de la grande tempête de décembre 1999. La destruction de milliers de pylônes a privé d'électricité des milllers de Français. L'événement a réveillé l'intérêt pour une production plus proche des consommateurs.

Sans compter les oppositions locales toujours plus vives que rencontre EDF lorsqu'elle veut construire de nouvelles lignes à haute tension... En 1996, le gouvernement Juppé a ainsi dû renoncer à faire passer une ligne à très haute tension (THT) par le val d'Aran, dans les Pyrénées. Quant au doublement de la ligne THT Boutre-Carros, qui devait passer au-dessus des gorges du Verdon pour approvisionner la région niçoise, il a également été abandonné. La ligne existante a seulement été renforcée, et les villes qu'elle alimente élaborent actuellement un plan d'économies d'énergie. Et cette région va se doter d'unités de production locale: chaudières au bois, petit hydraulique et... cogénération.

Dans les années qui viennent, les progrès techniques et les changements de réglementation devraient faire émerger la pico-génération, c'est-à-dire la cogénération à petite échelle, avec des microturbines de quelques kW, suffisantes pour un pavillon individuel ou quelques maisons. Ce type d'installation (dont des petites unités à pile à combustible) est en développement partout dans le monde.

DES BATONS DANS LES ROUES

En France, la pico-génération se heurte à un certain nombre d'obstacles entretenus par EDF. Ainsi, le raccordement au réseau électrique ne peut se faire sans passer par l'électricien national, ce qui interdit d'alimenter directement une copropriété par une centrale de cogénération. Par ailleurs, EDF impose que l'électricité fournie à son réseau ait une tension de 20.000 V, trop élevée pour les petites exploitations. «Dans ces conditions, la cogénération n'est rentable qu'au-dessus d'une puissance de 500 à 700 kWe», déplore Didier Crochetet.

Mais cette situation pourrait être modifiée par les décrets à venir.

D'ici cinq ans, selon les plus pessimistes, les maisons individuelles pourront tenter l'aventure. Cette mutation devrait être l'un des éléments de la réflexion du Parlement français. En effet, la loi de février 2000 enjoint sénateurs et députés d'adopter une loi d'orientation sur l'énergie avant fin 2002.

(1) La CPCU fournit du chauffage aux HLM de Paris, aux ministères, aux musées, aux bâtiments publics et a quelques copropriétés - soit plus du quart des besoins de Paris. 27% de la production provient de la cogénération.