Fini les soucis énergétiques !
S&V No ?, 1999
(FINANCIAL TIMES, Londres)

C'est du moins ce que prétend un chercheur russe travaillant aux Etats-Unis. Sa solution? Une turbine écologique qui produit de l'électricité à partir des courants marins

    Alexandre Gorlov s'attend à devenir la cible de tueurs mandatés par les producteurs de petrole du Moyen-Orient. «Mais je n'ai pas peur, explique-t-il calmement. J'ai déjoué le KGB et j'ai survécu. De toute façon, il aurait fallu que les magnats du pétrole me tuent il y a deux ans. Aujourd'hui, l'invention existe : c'est trop tard!»
    L'invention, c'est une turbine capable de transformer les courants des océans et des fleuves en électricité ; la solution définitive, affirme-t-il, aux problèmes énergétiques de la planète. Les démêlés du chercheur avec les services secrets soviétiques sont d'ailleurs le point de départ du processus qui a abouti, l'an dernier, au dépôt du brevet protégeant son invention. En 1971, se rendant dans le pavillon de jardin de son ami Alexandre Soljenitsyne, il tombe nez à nez avec des agents du KGB occupés à fouiller l'endroit. Pour se couvrir, ils accusent Alexandre Gorlov d'être un cambrioleur. Soljenirsyne se servira de cet incident pour lancer une campagne mondiale de dénigrement du KGB. Alexandre Gorlov est ensuite exilé pour avoir refusé d'espionner son ami. Il atterrit à Boston et devient professeur de génie mécanique à la Northeastern University, où son rêve de produire une énergie hydraulique propre et peu coûteuse prend corps. Il s'était dèjà bâti une belle carrière de scientifique, participant notamment à la conception du barrage d'Assouan, en Egypte. Mais les grands barrages hydroélectriques n'inspiraient pas confiance à Alexandre Gorlov, qui s 'inquiète de leur impact sur l'environnement. L'autre souci d'Alexandre Gorlov, c'était l'épuisement des réserves d'énergie traditionnelle.
    Peu de temps après son arrivée aux Etats-Unis, il commence à harceler le ministère de l'Ener-gie pour obtenir le financement de ses recheiches. Quinze ans plus tard, en 1990,11 reçoit enfin une bourse pour deux ans. En attendant, le chercheur n'a pas perdu son temps, étudiant la "turbine Darrieus", inventée en 1931 par l'ingénieur français Georges Darrieus. Conçue à l'origine pour fonctionner en utilisant le vent, elle constitue cependant l'une des premières tentatives d'exploitation du potentiel énergétique des flux d'eau. Contrairement aux turbines couramment utilisées à l'époque, le modèle mis au point par Darrieus adopte la forme d'un cylindre, doté de lames au profil d'aile d'avion. Le principe, ingénieux, consiste - comme l'explique Alexandre Gorlov - à renverser les lois de l'aéronautique: au lieu de diriger le flux vers l'extérieur, pour permettre la sustentation d'un aéroplane, on le dérive vers l'intérieur en vue de produire de l'électricité. Pourtant, la turbine Darrieus n'a jamais été mise en service. Elle vibrait tellement que ses lames se brisaient sans arrêt, rendant le système coûteux à entretenir. En outre, l'engin avait parfois du mal à démarrer et son rendement restait assez médiocre.

UN SYSTÈME UTILISABLE DANS N'IMPORTE QUEL COURS D'EAU
    Grâce à son invention, le scientifique russe a, semble-t-il, remédié à ces problèmes. En courbant les lames pour donner à l'ensemble l'aspect d'une molécule d'ADN, il a accru l'efficacité de la turbine. Elle exploite 35% de l'énergie véhiculée par les courants, contre 23% au maximum pour le modèle de Darrieus. La nouvelle structure permet également de limiter les forces qui s'exercent sur les lames et facilite l'auto-démarrage, même lorsque le courant est très lent. Ce système est utilisable dans n'importe quel cours d'eau. Mais le rêve d'Alexandre Gorlov, c'est d'installer des centaines de ces turbines dans des "centrales océaniques" qui alimenteraient le monde entier en électricité. «A lui seul, le Gulf Stream fournirait plus d'électricité que la planète ne pourrait en consommer», affirme-t-il.
    L'invention intéresse beaucoup les entreprises. Le conglomérat américain Allied Signal commercialise la turbine sous licence et négocie actuellement en vue d'installer des "centrales" au large des côtes australiennes, néerlandaises, britanniques, chinoises et sud-africaines.Ted Bajer, responsable du programme des turbines à Allied Signal explique: «Si ce système suscite un grand enthousiasme, c'est parce qu'il est incroyablement bon marché et efficace. Au kilowatt, il revient moins cher que le pétrole.» D'ici quelques années, Allied Sigral devrait réaliser, grâce à ce seul produit, un chiffre d'affaires annuel de plusieurs mliiards de dollars.
    Il reste cependant un certain nombre de défis à relever. Le premier concerne le transport de l'électricité jusqu'à la terre ferme. Car il serait probablement trop coûteux de faire courir des cibles au fond de la mer jusqu'à la côte. L'inventeur, en partenariat avec l'entreprise Gulf Stream Energy, envisage plutôt de stocker l'énergie sous forme d'hydrogène. Ce combustible, placé dans des conteneurs, serait ensuite acheminé par bateau jusqu'au continent.
    Si cette option semble viable, elle risque cependant de défigurer l'océan. En outre, pour exploiter l'énergie produite, il sera nécessaire de convertir à l'hydrogène les moteurs à combustion interne et autres consommateurs de pétrole.
    Mais rien de tout cela n'empêche Alexandre Gorlov de prédire que ses turbines deviendront un jour la principale source d'énergie de la planète. «J'avais entrepris de résoudre les problèmes énergétiques du monde tout en respectant l'environnement, et je l'ai fait, résume-t-il. Mon invention préservera les générations futures de l'effet de serre et permettra de produire toute l'énergie dont nous aurons besoin à l'avenir

Victoria Orff