Alexandre Gorlov s'attend à devenir la cible
de tueurs mandatés par les producteurs de petrole du Moyen-Orient.
«Mais je n'ai pas peur, explique-t-il calmement. J'ai
déjoué le KGB et j'ai survécu. De toute façon,
il aurait fallu que les magnats du pétrole me tuent il y a deux
ans. Aujourd'hui, l'invention existe : c'est trop tard!»
L'invention, c'est une turbine capable de transformer
les courants des océans et des fleuves en électricité
; la solution définitive, affirme-t-il, aux problèmes énergétiques
de la planète. Les démêlés du chercheur avec
les services secrets soviétiques sont d'ailleurs le point de départ
du processus qui a abouti, l'an dernier, au dépôt du brevet
protégeant son invention. En 1971, se rendant dans le pavillon de
jardin de son ami Alexandre Soljenitsyne, il tombe nez à nez avec
des agents du KGB occupés à fouiller l'endroit. Pour se couvrir,
ils accusent Alexandre Gorlov d'être un cambrioleur. Soljenirsyne
se servira de cet incident pour lancer une campagne mondiale de dénigrement
du KGB. Alexandre Gorlov est ensuite exilé pour avoir refusé
d'espionner son ami. Il atterrit à Boston et devient professeur
de génie mécanique à la Northeastern University, où
son rêve de produire une énergie hydraulique propre et peu
coûteuse prend corps. Il s'était dèjà bâti
une belle carrière de scientifique, participant notamment à
la conception du barrage d'Assouan, en Egypte. Mais les grands barrages
hydroélectriques n'inspiraient pas confiance à Alexandre
Gorlov, qui s 'inquiète de leur impact sur l'environnement. L'autre
souci d'Alexandre Gorlov, c'était l'épuisement des réserves
d'énergie traditionnelle.
Peu de temps après son arrivée aux
Etats-Unis, il commence à harceler le ministère de l'Ener-gie
pour obtenir le financement de ses recheiches. Quinze ans plus tard, en
1990,11 reçoit enfin une bourse pour deux ans. En attendant, le
chercheur n'a pas perdu son temps, étudiant la "turbine Darrieus",
inventée en 1931 par l'ingénieur français Georges
Darrieus. Conçue à l'origine pour fonctionner en utilisant
le vent, elle constitue cependant l'une des premières tentatives
d'exploitation du potentiel énergétique des flux d'eau. Contrairement
aux turbines couramment utilisées à l'époque, le modèle
mis au point par Darrieus adopte la forme d'un cylindre, doté de
lames au profil d'aile d'avion. Le principe, ingénieux, consiste
- comme l'explique Alexandre Gorlov - à renverser les lois de l'aéronautique:
au lieu de diriger le flux vers l'extérieur, pour permettre la sustentation
d'un aéroplane, on le dérive vers l'intérieur en vue
de produire de l'électricité. Pourtant, la turbine Darrieus
n'a jamais été mise en service. Elle vibrait tellement que
ses lames se brisaient sans arrêt, rendant le système coûteux
à entretenir. En outre, l'engin avait parfois du mal à démarrer
et son rendement restait assez médiocre.
UN SYSTÈME UTILISABLE DANS N'IMPORTE QUEL COURS D'EAU
Grâce à son invention, le scientifique
russe a, semble-t-il, remédié à ces problèmes.
En courbant les lames pour donner à l'ensemble l'aspect d'une molécule
d'ADN, il a accru l'efficacité de la turbine. Elle exploite 35%
de l'énergie véhiculée par les courants, contre 23%
au maximum pour le modèle de Darrieus. La nouvelle structure permet
également de limiter les forces qui s'exercent sur les lames et
facilite l'auto-démarrage, même lorsque le courant est très
lent. Ce système est utilisable dans n'importe quel cours d'eau.
Mais le rêve d'Alexandre Gorlov, c'est d'installer des centaines
de ces turbines dans des "centrales océaniques" qui
alimenteraient le monde entier en électricité. «A lui
seul, le Gulf Stream fournirait plus d'électricité
que la planète ne pourrait en consommer», affirme-t-il.
L'invention intéresse beaucoup les entreprises.
Le conglomérat américain Allied Signal commercialise la turbine
sous licence et négocie actuellement en vue d'installer des "centrales"
au large des côtes australiennes, néerlandaises, britanniques,
chinoises et sud-africaines.Ted Bajer, responsable du programme des turbines
à Allied Signal explique: «Si ce système suscite
un grand enthousiasme, c'est parce qu'il est incroyablement bon marché
et efficace. Au kilowatt, il revient moins cher que le pétrole.»
D'ici quelques années, Allied Sigral devrait réaliser, grâce
à ce seul produit, un chiffre d'affaires annuel de plusieurs mliiards
de dollars.
Il reste cependant un certain nombre de défis
à relever. Le premier concerne le transport de l'électricité
jusqu'à la terre ferme. Car il serait probablement trop coûteux
de faire courir des cibles au fond de la mer jusqu'à la côte.
L'inventeur, en partenariat avec l'entreprise Gulf Stream Energy, envisage
plutôt de stocker l'énergie sous forme d'hydrogène.
Ce combustible, placé dans des conteneurs, serait ensuite acheminé
par bateau jusqu'au continent.
Si cette option semble viable, elle risque cependant
de défigurer l'océan. En outre, pour exploiter l'énergie
produite, il sera nécessaire de convertir à l'hydrogène
les moteurs à combustion interne et autres consommateurs de pétrole.
Mais rien de tout cela n'empêche Alexandre
Gorlov de prédire que ses turbines deviendront un jour la principale
source d'énergie de la planète. «J'avais entrepris
de résoudre les problèmes énergétiques du monde
tout en respectant l'environnement, et je l'ai fait, résume-t-il.
Mon
invention préservera les générations futures de l'effet
de serre et permettra de produire toute l'énergie dont nous aurons
besoin à l'avenir.»