LES OCCIDENTAUX sont des gens fort heureux : non
seulement ils vivent dans un état d'opulence historiquement unique,
mais ils ont la chance de pouvoir vivre dans deux mondes à la
fois.
Dans le monde réel no 1, la combustion du pétrole produit du gaz carbonique capable de provoquer un changement climatique qu'ils jugent très inquiétant. Dans le monde réel no 2, la hausse du prix du pétrole, qui pourrait obliger à en limiter la consommation, leur semble un scandale insupportable. Dans le monde no 1, le naufrage de l'Erika soulève l'indignation des foules et suscite des manifestations. Dans le monde no 2, la vente record d'automobiles en 1999 est saluée comme une performance remarquable. Dans le monde no 1, le premier ministre s'apprête à prononcer un discours soulignant l'engagement de la France dans la lutte contre le changement climatique. Dans le monde no 2, le ministre des finances supprime la vignette auto, encourageant l'usage du premier facteur de l'accroissement de l'effet de serre. Il n'est pas besoin d'être persan ou martien pour moquer cette dualité. Et pour rappeler que les mondes no 1 et no 2, celui de la bonne conscience écologique et celui du confort à tout prix, sont, malgré tous nos efforts de dissociation mentale, les deux facettes d'un seul et même monde. Dans celui-ci, on ne peut à la fois éviter le changement climatique et maintenir une croissance continue de la consommation d'énergie. Et dans ce monde opprimé par de si gênantes contraintes, la hausse actuelle du prix du pétrole n'est pas le résultat du comportement irresponsable de producteurs en position de monopole, mais l'effet d'une évolution structurelle de l'économie mondiale. On s'étonne que l'idéologie dominante, si furieusement libérale, oublie les données de base du marché, à savoir que, quand un produit se raréfie, il renchérit. Il convient donc de rappeler quelques faits. D'abord, le prix du pétrole n'est pas très élevé : exprimé non pas en monnaie courante, mais en monnaie constante - c'est-à-dire corrigée de la dépréciation due à l'inflation -, le prix de 30 dollars le baril de pétrole brut est inférieur aux niveaux atteints entre 1974 et 1985, ainsi que l'indique, parmi d'autres, le rapport International Energy Outlook 2000 du département américain de l'énergie (www.eia.doe.gov). Ensuite, et surtout, la tendance à la hausse du prix du pétrole s'inscrit dans un contexte de raréfaction progressive des réserves. Comme l'indique la Statistical Review of World Energy, publiée par BP Amoco en juin dernier (www. bpamoco. com), le rapport entre les réserves mondiales prouvées et la production annuelle, après avoir crû continûment entre 1979 et 1989, diminue depuis lors régulièrement (de quarante-quatre ans à quarante et un ans). Les experts pétroliers sont de plus en plus nombreux à penser que l'ère des " grandes découvertes " est achevée. " Parmi les nouveaux gisements trouvés récemment, seuls ceux de la mer Caspienne, ceux en offshore profond du golfe du Mexique, du Brésil et du golfe de Guinée atteignent quelques dizaines de milliards de barils ", écrit l'expert Jean-Marie Bourdaire dans une communication à la conférence Energex/ Globex2000. Le rythme de découverte de nouvelles réserves ralentit : selon le géologue Colin Campbell, " nous observons un déficit croissant. Les découvertes ont atteint un sommet dans les années 60, avec un surplus [des découvertes sur la production] de 60 milliards de barils. |
Depuis, nous sommes passés à un déficit de 20
milliards de barils : nous trouvons un baril quand nous en consommons quatre
[www.oilcrisis.com/camp-bell/commons.htm].
" Par ailleurs, les réserves de pétrole sont très
majoritairement concentrées au
Moyen-Orient, tandis que les réserves de gaz le sont en Russie : laisser s'accroître la dépendance à l'égard de ces deux régions est un moyen très sûr de créer des crises politiques futures. Devant cette situation, qui n'est pas nouvelle, la logique voudrait que les plus gros consommateurs (Amérique du Nord et Europe ont consommé, en 1999, 52 % du pétrole utilisé dans le monde) limitent leur consommation. Que nenni : nonobstant le risque de plus en plus clair d'épuisement des ressources, indifférents au problème de l'émission dans l'atmosphère du gaz carbonique, les deux compères ont gaillardement accru leur consommation de pétrole de 11 % entre 1990 et 1999. Le résultat de cette boulimie est assez simple : croissance de 11 % des émissions de gaz carbonique par les Etats-Unis, stabilité, et non décroissance de ces émissions par l'Union européenne, multiplication des marées noires (outre l 'Erika dans l'Atlantique, l'année 2000 a vu d'importantes marées noires se produire au large de l'Afrique du Sud - menaçant la colonie d'une espèce endémique de manchots -, et, par quatre fois cette année, au Brésil), tentative d'ouvrir à l'exploitation des zones écologiques sensibles, par exemple en Colombie, au mépris des droits des Indiens U'wa, ou dans une réserve naturelle d'Alaska. LE MONDE No2 DOIT CHANGER Au regard de ces faits assez bien connus, rien ne serait plus dangereux que d'entretenir l'opinion dans l'idée que la hausse du prix du pétrole est néfaste. On peut défendre, tout au contraire, qu'elle peut être souhaitable et prometteuse : en incitant aux économies d'énergie, elle permet de desserrer les contraintes énergétiques de l'avenir, qui sont la raréfaction des énergies conventionnelles et l'accélération de l'effet de serre. De surcroît, des prix relativement élevés du pétrole - et du gaz - ont deux effets positifs : ils facilitent la maturation des énergies renouvelables (solaire, éolien, vagues, etc.)et stimulent l'amélioration de l'efficacité énergétique des équipements existants ; ils allègent la compétition économique imposée au nucléaire, qui augmente les risques d'accidents sur des réacteurs vieillissants : faut-il rappeler que les réacteurs nucléaires sont des machines extrêmement dangereuses? Ce n'est pas le chemin pris par les responsables politiques : en supprimant la vignette auto et en détaxant le gazole, ils n'ont pas voulu dire aux automobilistes et aux transporteurs routiers que leur monde - le monde no 2 - devait changer si l'on voulait éviter le pire. A court terme, il s'agit d'éviter l'emballement des prix du pétrole dans une situation conjoncturelle très tendue. " La seule chose qui peut faire baisser les prix, résume Jean Laherrère, un expert indépendant, c'est d'économiser l'énergie. " A moyen terme, il s'agit de s'orienter vers une économie sobre en énergie et en matières premières, faute de quoi le grand totem de la croissance sera un souvenir du passé. Comme les trois petits singes africains, les politiques peuvent vouloir ne rien entendre, les économistes ne rien voir, les écologistes ne rien dire - cela n'empêchera pas la coïncidence des deux mondes du pétrole et de la planète. |