Les experts sont en désaccord sur l'échéance,
mais unanimes pour reconnaître que les réserves pétrolières
vont progressivement
s'amenuiser et qu'il faut d'ores et déjà envisager l'après-pétrole.
Sauf innovations techniques majeures, la consommation d'énergie
est
en effet appelée à augmenter fortement alors que presque
toutes les réserves en pétrole sont aujourd'hui identifiées.
Même les
sous-sols de la vallée de Chevreuse ou du parc du château
de Versailles intéressent l'industrie pétrolière.
La plupart des groupes
pétroliers investissent dans les autres énergies : le
gaz, le solaire, l'éolien ou le nucléaire. La Norvège,
un des principaux exportateurs
de brut, a constitué une cagnotte pour anticiper les baisses
de recettes. La Russie a accepté de réduire sa production,
comme le
souhaitait l'OPEP.
Le vingt et unième siècle verra disparaître
le pétrole comme source principale d'énergie. Reste à
savoir quand. Ce débat, récurrent
depuis les années 1970, ressurgit à chaque retournement
de cycle économique, à chaque crise géopolitique.
L'an 2001 était l'une de
ces périodes d'interrogation, rendue encore plus aiguë
depuis le 11 septembre. Mais les oracles ne sont pas d'accord entre eux.
"Les ressources sont abondantes : nous avions trente
années de réserves devant nous il y a trente ans, au moment
de l'appel
du Club de Rome ; nous en avons aujourd'hui quarante, et même
près de cent si l'on prend en compte les réserves
probables", affirmait Thierry Desmarest, PDG de TotalFinaElf, à
l'Assemblée nationale le 11 octobre. "Une raréfaction des
ressources pétrolières est très improbable avant
2025", estiment pour leur part les experts de Shell dans leurs Scénarios
pour
2050, publiés le 26 novembre. L'échéance peut
certes "être étendue à 2040", mais "en adoptant des
mesures pour améliorer les
performances des véhicules et en concentrant la demande de pétrole
sur ce secteur". Selon la Revue de l'énergie, la part du
pétrole dans les sources d'énergie primaire restera à
40 % jusqu'en 2020, puis tombera à 20 % en 2050.
"Les réserves prouvées sont plus que
suffisantes pour satisfaire la demande croissante prévue d'ici à
2020 et bien au-delà",
estime l'Agence internationale de l'énergie (AIE), dans son
très attendu rapport triennal World Energy Outlook, publié
début
octobre. "Mais des investissements massifs vont être nécessaires
pour exploiter ces réserves", prévient-elle. Un accroissement
des capacités de production d'un million de barils/jour coûte
environ 5 milliards de dollars au Moyen-Orient et jusqu'à cinq fois
plus
dans les pays non-membres de l'OPEP. Au total, ce sont pas moins de
1 000 milliards de dollars qui devraient être investis au cours
des dix prochaines années.
ÉCONOMISTES TROP OPTIMISTES
D'autres intervenants, et non des moindres, sont
plus pessimistes, voire carrément alarmistes. Le professeur Colin
Campbell, membre
du Centre d'analyse de la baisse du pétrole (ODAC), annonçait
en 1997, dans son livre The Coming Oil Crisis, l'imminence du
déclin du pétrole. Extrapolant à l'échelle
de la planète les théories de King Hubbert – un géologue
de Shell passé à la postérité pour
avoir prédit dès 1956, calculs à l'appui, le déclin
de la production pétrolière américaine du début
des années 1970 –, M. Campbell
estime que le "pic Hubbert" de la production mondiale, c'est-à-dire
le début du déclin, pourrait intervenir dès... 2005.
L'étude World
Petroleum Trends 2001 de l'institut IHS Energy Group, citée
dans la revue du Centre arabe d'études pétrolières,
estime que le monde a cessé de renouveler ses réserves :
"Au cours de la dernière décennie, la production pétrolière
annuelle est passée de 68,5 millions de barils/jour à 73,6
m! illions (alors que) les réserves restantes ont baissé
de près de 9 % à 1 100 milliards de barils entre fin 1991
et fin 2000." Le ratio réserves/production serait ainsi tombé
de 48 à 41 années.
Qui croire ? "On a été incapables,
depuis cinquante ans qu'on se pose la question, de définir une méthodologie
fiable pour prévoir le début du déclin, le fameux
pic", reconnaît Pierre-René Bauquis, vice-président
de l'Institut français de l'énergie et chargé de mission
auprès du président de TotalFinaElf pour les prévisions
à long terme. Il rappelle que, de tout temps, les économistes
se sont montrés trop optimistes pour les mécanismes d'autorégulation
des marchés et les
géologues trop pessimistes sur les capacités à
exploiter les gisements les plus difficiles d'accès.
Il est vrai que les experts doivent résoudre
une équation à de multiples inconnues : économiques,
écologiques, géologiques, technologiques, démographiques,
géopolitiques... L'urbanisation galopante – "en 2050, 80 % des gens
vivront dans des villes", rappelle Shell –, ou le décollage économique
des deux pays les plus peuplés de la planète, la Chine et
l'Inde, sont autant de causes d'insomnie pour les prévisionnistes.
D'autant que, ces dernières années, un paramètre a
pris une importance majeure, que le professeur Hubbert n'avait pas prévu
dans les années 1950 : l'environnement, désormais enjeu planétaire,
en particulier depuis le sommet raté de Kyoto sur les émissions
de gaz carbonique.
Tout le monde s'accorde au moins sur un point :
l'industrie pétrolière est en train de manger son pain blanc.
Elle exploite à plein les ressources les plus faciles et les moins
chères à extraire. D'ici une dizaine d'années commencera
une ère plus aléatoire et plus coûteuse, d'exploration
de ce que les spécialistes appellent les "réserves ultimes".
Le secteur pétrolier vient de vivre une décennie de
profonds bouleversements. La fin du communisme a précipité
l'ouverture aux opérateurs privés occidentaux de vastes territoires
d'exploitation jusqu'ici sous le contrôle d'Etats ni démocratiques,
ni libéraux, dans l'ancien bloc soviétique, en Amérique
du Sud ou au
Proche-Orient.
PLUS 55 % EN VINGT ANS
Dans le même temps, la technologie a réalisé
des progrès tels qu'elle permet désormais d'envisager d'exploiter
des ressources dont le coût d'accès était jugé,
il y a quelques années, prohibitif : forages en eau profonde (offshore),
hydrocarbures lourds dans les sables
de l'Orénoque (Venezuela) ou d'Athabasca (Canada)... "Depuis
dix ans, les grandes compagnies ont en moyenne renouvelé 100 % du
pétrole et du gaz qu'elles ont produits", estime l'AIE.
"Mais attention, prévient M. Bauquis, la
conjonction de ces deux phénomènes ne se renouvellera pas.
On a accès aujourd'hui
à 90 % des bassins sédimentaires." |
Il n'y a donc plus à attendre de découvertes majeures
permettant de repousser l'échéance de façon significative.
Le professeur Campbell estime les réserves totales à 1 800
milliards de barils, dont 1 600 milliards ont d'ores et déjà
été découverts.
Or la demande globale d'énergie, elle, va
littéralement exploser : elle devrait doubler en cinquante ans.
Et "non seulement les experts ne prévoient pas une diminution significative
de la contribution relative des hydrocarbures, mais il faut bien au contraire
s'attendre à une très forte augmentation de leur consommation
mondiale", observe Claude Mandil, président de l'Institut français
du pétrole. La commissaire européenne à l'énergie
et aux transports, Loyola de Palacio, ne dit pas autre chose lorsqu'elle
met en garde l'Union européenne sur sa dépendance énergétique
: "En 2030, 86 % des besoins de l'Union européenne proviendront
encore des énergies fossiles." Selon l'AIE, la consommation journalière
mondiale de pétrole va ainsi passer de 72 millions de barils/jour
en 2001 à 92 millions de b/j en 2010, puis à 112 millions
en 2020. Soit une augmentation de 55 % en vingt ans.
Coïncidence qui n'en est pas tout à
fait une : le seuil de 2020 est aussi celui du renouvellement d'un grand
nombre de centrales
nucléaires, et de la fin programmée de cette énergie
en Allemagne. Des choix lourds de conséquences vont donc devoir
être faits,
autant par les Etats que par les grandes compagnies énergétiques,
dans les prochaines années. Cette fois, la civilisation du
"tout-pétrole" est vraiment entrée dans sa dernière
ligne droite.
Encore 3 000 milliards de barils
Les réserves ultimes récupérables
de pétrole (et de gaz naturel liquéfié) mondiales
dépasseraient 3 000 milliards de barils, dont
732 milliards de barils non encore découverts, mais probables,
selon l'USGS, organisme géologique américain de référence,
cité par
l'Agence internationale de l'énergie (AIE).
Les réserves ultimes de gaz oscilleraient,
selon les évaluations, entre 386 000 milliards de mètres
cubes (estimation USGS) et
450 000 à 530 000 milliards de mètres cubes (estimation
Cedigaz). Ce dernier chiffre représenterait jusqu'à 200 ans
de consommation au rythme actuel. Les réserves non encore découvertes,
mais probables, seraient de 147 000 milliards de mètres cubes.
Les réserves américaines de pétrole
sont estimées à 115 milliards de barils, ce qui, au rythme
actuel de production de l'industrie
pétrolière du pays, fixe leur assèchement vers
2010.
L'Arabie saoudite, principal pays producteur de
pétrole (hors Etats-Unis), est aussi celui qui possède le
plus de réserves : 357 milliards de barils cumulés (gisements
prouvés et à découvrir), soit 76 ans de production
au rythme actuel.
La Russie est le deuxième pays réservoir
d'hydrocarbures avec 252 milliards de barils cumulés (dont 115 milliards
de barils de
ressources non découvertes), représentant 58 années
de production.
Le gaz brigue la succession, en attendant l'hydrogène
TOUT en continuant à investir massivement
dans leur métier d'origine, les groupes pétroliers ont commencé
à se diversifier dans
d'autres formes d'énergie. C'est d'abord sur le gaz qu'ils ont
jeté leur dévolu. Ses perspectives d'extinction semblent
plus lointaines
que celles du pétrole, même si les calculs des "réserves
probables" se révèlent aléatoires. Alors que le ratio
réserves/production serait
passé "de soixante-quinze ans en 1991 à soixante-quatre
ans en 2000", selon IHS Energy Group, du fait d'une "production gazière
[qui] a progressé deux fois plus vite que la production pétrolière",
les "réserves non encore découvertes" de gaz permettraient
de repousser l'échéance à "cent soixante-dix ou deux
cents ans", estime l'Agence internationale de l'énergie (AIE).
Quoi qu'il en soit, énergie fossile la moins
polluante, le gaz s'annonce comme le successeur à la fois du pétrole
et du charbon. En tant qu'énergie primaire ce sera la principale
source de production d'électricité, l'énergie secondaire
dont la demande va le plus croître au cours des prochaines décennies
: 2 milliards d'être humains en sont encore totalement privés.
Un enjeu géostratégique majeur, donc,
pour les multinationales de l'énergie, d'autant que la grande
puissance, en ce domaine, s'appelle Gazprom. Le géant russe, premier
producteur mondial, est huit fois plus gros que son suivant immédiat.
Outre la Russie, l'autre grand pays du gaz est l'Iran. Les deux pays se
partagent la moitié des réserves mondiales.
Mais les pétroliers vont encore plus loin
: depuis peu, ils investissent également assez lourdement dans les
énergies renouvelables. Shell les croit, à long terme, "capables
de satisfaire tous les besoins potentiels en énergie", et s'implique
en conséquence massivement dans l'éolien et le solaire. BP
a choisi de miser surtout sur le solaire, où il est le premier opérateur
mondial, grâce à ses installations en Espagne et en Australie.
TotalFinaElf a, sur cette question, une nette divergence d'analyse avec
ses concurrents anglo-saxons. En bon français, le groupe de Thierry
Desmarest croit plutôt en l'avenir du nucléaire. Il est d'ailleurs
actionnaire d'Areva, le pôle nucléaire français, et
compte bien le rester.
Pour l'heure, cependant, il s'agit pour les pétroliers
de prolonger la vie du pétrole, en en réservant progressivement
l'usage aux
domaines où il est incontournable, en raison de sa facilité
d'emport, c'est-à-dire aux transports, terrestres et surtout aériens.
Si les
constructeurs automobiles travaillent d'arrache-pied sur des solutions
alternatives, telles que la pile à combustible, fonctionnant à
l'hydrogène, pour des voitures qui pourraient être commercialisées
vers 2010 (Le Monde du 22 octobre), on voit mal un avion faire
fonctionner ses réacteurs autrement qu'avec du kérosène.
Même si Boeing affirme travailler sur un avion électrique.
Au fil du siècle, on devrait donc voir les
usages du pétrole se resserrer sur un périmètre de
plus en plus restreint et stratégique.
Pierre-René Bauquis, conseiller du président de TotalFinaElf,
ironise : "On peut d'ores et déjà parier que la dernière
goutte disponible sera consommée dans un avion de l'armée
américaine..." A moins que... le pétrole ne fasse sa réapparition,
au tournant du siècle, sous la forme d'hydrocarbures de synthèse,
recréés à partir d'hydrogène produit électriquement
- à l'aide du nucléaire, par exemple - et du charbon, qui
demeure de loin l'énergie fossile la plus abondante sur la planète.
Ce serait alors une sacrée revanche pour ces deux sources d'énergie,
réputées dépassées. |