Quand le pétrole disparaîtra...
LE MONDE, 06.12.01
    Les experts sont en désaccord sur l'échéance, mais unanimes pour reconnaître que les réserves pétrolières vont progressivement
s'amenuiser et qu'il faut d'ores et déjà envisager l'après-pétrole. Sauf innovations techniques majeures, la consommation d'énergie est
en effet appelée à augmenter fortement alors que presque toutes les réserves en pétrole sont aujourd'hui identifiées. Même les
sous-sols de la vallée de Chevreuse ou du parc du château de Versailles intéressent l'industrie pétrolière. La plupart des groupes
pétroliers investissent dans les autres énergies : le gaz, le solaire, l'éolien ou le nucléaire. La Norvège, un des principaux exportateurs
de brut, a constitué une cagnotte pour anticiper les baisses de recettes. La Russie a accepté de réduire sa production, comme le
souhaitait l'OPEP.
    Le vingt et unième siècle verra disparaître le pétrole comme source principale d'énergie. Reste à savoir quand. Ce débat, récurrent
depuis les années 1970, ressurgit à chaque retournement de cycle économique, à chaque crise géopolitique. L'an 2001 était l'une de
ces périodes d'interrogation, rendue encore plus aiguë depuis le 11 septembre. Mais les oracles ne sont pas d'accord entre eux.
    "Les ressources sont abondantes : nous avions trente années de réserves devant nous il y a trente ans, au moment de l'appel
du Club de Rome ; nous en avons aujourd'hui quarante, et même près de cent si l'on prend en compte les réserves
probables", affirmait Thierry Desmarest, PDG de TotalFinaElf, à l'Assemblée nationale le 11 octobre. "Une raréfaction des
ressources pétrolières est très improbable avant 2025", estiment pour leur part les experts de Shell dans leurs Scénarios pour
2050, publiés le 26 novembre. L'échéance peut certes "être étendue à 2040", mais "en adoptant des mesures pour améliorer les
performances des véhicules et en concentrant la demande de pétrole sur ce secteur". Selon la Revue de l'énergie, la part du
pétrole dans les sources d'énergie primaire restera à 40 % jusqu'en 2020, puis tombera à 20 % en 2050.
    "Les réserves prouvées sont plus que suffisantes pour satisfaire la demande croissante prévue d'ici à 2020 et bien au-delà",
estime l'Agence internationale de l'énergie (AIE), dans son très attendu rapport triennal World Energy Outlook, publié début
octobre. "Mais des investissements massifs vont être nécessaires pour exploiter ces réserves", prévient-elle. Un accroissement
des capacités de production d'un million de barils/jour coûte environ 5 milliards de dollars au Moyen-Orient et jusqu'à cinq fois plus
dans les pays non-membres de l'OPEP. Au total, ce sont pas moins de 1 000 milliards de dollars qui devraient être investis au cours
des dix prochaines années.

ÉCONOMISTES TROP OPTIMISTES
    D'autres intervenants, et non des moindres, sont plus pessimistes, voire carrément alarmistes. Le professeur Colin Campbell, membre
du Centre d'analyse de la baisse du pétrole (ODAC), annonçait en 1997, dans son livre The Coming Oil Crisis, l'imminence du
déclin du pétrole. Extrapolant à l'échelle de la planète les théories de King Hubbert – un géologue de Shell passé à la postérité pour
avoir prédit dès 1956, calculs à l'appui, le déclin de la production pétrolière américaine du début des années 1970 –, M. Campbell
estime que le "pic Hubbert" de la production mondiale, c'est-à-dire le début du déclin, pourrait intervenir dès... 2005. L'étude World
Petroleum Trends 2001 de l'institut IHS Energy Group, citée dans la revue du Centre arabe d'études pétrolières, estime que le monde a cessé de renouveler ses réserves : "Au cours de la dernière décennie, la production pétrolière annuelle est passée de 68,5 millions de barils/jour à 73,6 m! illions (alors que) les réserves restantes ont baissé de près de 9 % à 1 100 milliards de barils entre fin 1991 et fin 2000." Le ratio réserves/production serait ainsi tombé de 48 à 41 années.
    Qui croire ? "On a été incapables, depuis cinquante ans qu'on se pose la question, de définir une méthodologie fiable pour prévoir le début du déclin, le fameux pic", reconnaît Pierre-René Bauquis, vice-président de l'Institut français de l'énergie et chargé de mission auprès du président de TotalFinaElf pour les prévisions à long terme. Il rappelle que, de tout temps, les économistes se sont montrés trop optimistes pour les mécanismes d'autorégulation des marchés et les
géologues trop pessimistes sur les capacités à exploiter les gisements les plus difficiles d'accès.
    Il est vrai que les experts doivent résoudre une équation à de multiples inconnues : économiques, écologiques, géologiques, technologiques, démographiques, géopolitiques... L'urbanisation galopante – "en 2050, 80 % des gens vivront dans des villes", rappelle Shell –, ou le décollage économique des deux pays les plus peuplés de la planète, la Chine et l'Inde, sont autant de causes d'insomnie pour les prévisionnistes. D'autant que, ces dernières années, un paramètre a pris une importance majeure, que le professeur Hubbert n'avait pas prévu dans les années 1950 : l'environnement, désormais enjeu planétaire, en particulier depuis le sommet raté de Kyoto sur les émissions de gaz carbonique.
    Tout le monde s'accorde au moins sur un point : l'industrie pétrolière est en train de manger son pain blanc. Elle exploite à plein les ressources les plus faciles et les moins chères à extraire. D'ici une dizaine d'années commencera une ère plus aléatoire et plus coûteuse, d'exploration de ce que les spécialistes appellent les "réserves ultimes". Le secteur pétrolier vient de vivre une décennie de
profonds bouleversements. La fin du communisme a précipité l'ouverture aux opérateurs privés occidentaux de vastes territoires
d'exploitation jusqu'ici sous le contrôle d'Etats ni démocratiques, ni libéraux, dans l'ancien bloc soviétique, en Amérique du Sud ou au
Proche-Orient.
PLUS 55 % EN VINGT ANS
    Dans le même temps, la technologie a réalisé des progrès tels qu'elle permet désormais d'envisager d'exploiter des ressources dont le coût d'accès était jugé, il y a quelques années, prohibitif : forages en eau profonde (offshore), hydrocarbures lourds dans les sables
de l'Orénoque (Venezuela) ou d'Athabasca (Canada)... "Depuis dix ans, les grandes compagnies ont en moyenne renouvelé 100 % du pétrole et du gaz qu'elles ont produits", estime l'AIE.
    "Mais attention, prévient M. Bauquis, la conjonction de ces deux phénomènes ne se renouvellera pas. On a accès aujourd'hui
à 90 % des bassins sédimentaires." 

Il n'y a donc plus à attendre de découvertes majeures permettant de repousser l'échéance de façon significative. Le professeur Campbell estime les réserves totales à 1 800 milliards de barils, dont 1 600 milliards ont d'ores et déjà été découverts.
    Or la demande globale d'énergie, elle, va littéralement exploser : elle devrait doubler en cinquante ans. Et "non seulement les experts ne prévoient pas une diminution significative de la contribution relative des hydrocarbures, mais il faut bien au contraire s'attendre à une très forte augmentation de leur consommation mondiale", observe Claude Mandil, président de l'Institut français du pétrole. La commissaire européenne à l'énergie et aux transports, Loyola de Palacio, ne dit pas autre chose lorsqu'elle met en garde l'Union européenne sur sa dépendance énergétique : "En 2030, 86 % des besoins de l'Union européenne proviendront encore des énergies fossiles." Selon l'AIE, la consommation journalière mondiale de pétrole va ainsi passer de 72 millions de barils/jour en 2001 à 92 millions de b/j en 2010, puis à 112 millions en 2020. Soit une augmentation de 55 % en vingt ans.
    Coïncidence qui n'en est pas tout à fait une : le seuil de 2020 est aussi celui du renouvellement d'un grand nombre de centrales
nucléaires, et de la fin programmée de cette énergie en Allemagne. Des choix lourds de conséquences vont donc devoir être faits,
autant par les Etats que par les grandes compagnies énergétiques, dans les prochaines années. Cette fois, la civilisation du
"tout-pétrole" est vraiment entrée dans sa dernière ligne droite.

Encore 3 000 milliards de barils
    Les réserves ultimes récupérables de pétrole (et de gaz naturel liquéfié) mondiales dépasseraient 3 000 milliards de barils, dont
732 milliards de barils non encore découverts, mais probables, selon l'USGS, organisme géologique américain de référence, cité par
l'Agence internationale de l'énergie (AIE).
    Les réserves ultimes de gaz oscilleraient, selon les évaluations, entre 386 000 milliards de mètres cubes (estimation USGS) et
450 000 à 530 000 milliards de mètres cubes (estimation Cedigaz). Ce dernier chiffre représenterait jusqu'à 200 ans de consommation au rythme actuel. Les réserves non encore découvertes, mais probables, seraient de 147 000 milliards de mètres cubes.
    Les réserves américaines de pétrole sont estimées à 115 milliards de barils, ce qui, au rythme actuel de production de l'industrie
pétrolière du pays, fixe leur assèchement vers 2010.
    L'Arabie saoudite, principal pays producteur de pétrole (hors Etats-Unis), est aussi celui qui possède le plus de réserves : 357 milliards de barils cumulés (gisements prouvés et à découvrir), soit 76 ans de production au rythme actuel.
    La Russie est le deuxième pays réservoir d'hydrocarbures avec 252 milliards de barils cumulés (dont 115 milliards de barils de
ressources non découvertes), représentant 58 années de production.

Le gaz brigue la succession, en attendant l'hydrogène
    TOUT en continuant à investir massivement dans leur métier d'origine, les groupes pétroliers ont commencé à se diversifier dans
d'autres formes d'énergie. C'est d'abord sur le gaz qu'ils ont jeté leur dévolu. Ses perspectives d'extinction semblent plus lointaines
que celles du pétrole, même si les calculs des "réserves probables" se révèlent aléatoires. Alors que le ratio réserves/production serait
passé "de soixante-quinze ans en 1991 à soixante-quatre ans en 2000", selon IHS Energy Group, du fait d'une "production gazière [qui] a progressé deux fois plus vite que la production pétrolière", les "réserves non encore découvertes" de gaz permettraient de repousser l'échéance à "cent soixante-dix ou deux cents ans", estime l'Agence internationale de l'énergie (AIE).
    Quoi qu'il en soit, énergie fossile la moins polluante, le gaz s'annonce comme le successeur à la fois du pétrole et du charbon. En tant qu'énergie primaire ce sera la principale source de production d'électricité, l'énergie secondaire dont la demande va le plus croître au cours des prochaines décennies : 2 milliards d'être humains en sont encore totalement privés. Un enjeu géostratégique majeur, donc,
pour les multinationales de l'énergie, d'autant que la grande puissance, en ce domaine, s'appelle Gazprom. Le géant russe, premier
producteur mondial, est huit fois plus gros que son suivant immédiat. Outre la Russie, l'autre grand pays du gaz est l'Iran. Les deux pays se partagent la moitié des réserves mondiales.
    Mais les pétroliers vont encore plus loin : depuis peu, ils investissent également assez lourdement dans les énergies renouvelables. Shell les croit, à long terme, "capables de satisfaire tous les besoins potentiels en énergie", et s'implique en conséquence massivement dans l'éolien et le solaire. BP a choisi de miser surtout sur le solaire, où il est le premier opérateur mondial, grâce à ses installations en Espagne et en Australie. TotalFinaElf a, sur cette question, une nette divergence d'analyse avec ses concurrents anglo-saxons. En bon français, le groupe de Thierry Desmarest croit plutôt en l'avenir du nucléaire. Il est d'ailleurs actionnaire d'Areva, le pôle nucléaire français, et compte bien le rester.
    Pour l'heure, cependant, il s'agit pour les pétroliers de prolonger la vie du pétrole, en en réservant progressivement l'usage aux
domaines où il est incontournable, en raison de sa facilité d'emport, c'est-à-dire aux transports, terrestres et surtout aériens. Si les
constructeurs automobiles travaillent d'arrache-pied sur des solutions alternatives, telles que la pile à combustible, fonctionnant à
l'hydrogène, pour des voitures qui pourraient être commercialisées vers 2010 (Le Monde du 22 octobre), on voit mal un avion faire
fonctionner ses réacteurs autrement qu'avec du kérosène. Même si Boeing affirme travailler sur un avion électrique.
    Au fil du siècle, on devrait donc voir les usages du pétrole se resserrer sur un périmètre de plus en plus restreint et stratégique.
Pierre-René Bauquis, conseiller du président de TotalFinaElf, ironise : "On peut d'ores et déjà parier que la dernière goutte disponible sera consommée dans un avion de l'armée américaine..." A moins que... le pétrole ne fasse sa réapparition, au tournant du siècle, sous la forme d'hydrocarbures de synthèse, recréés à partir d'hydrogène produit électriquement - à l'aide du nucléaire, par exemple - et du charbon, qui demeure de loin l'énergie fossile la plus abondante sur la planète. Ce serait alors une sacrée revanche pour ces deux sources d'énergie, réputées dépassées.

Pascal Galinier