Cinquantième anniversaire de
la destruction d'Hiroshima et Nagasaki par les premières bombes
atomiques, reprise des essais français dans le Pacifique, redémarrage
(ou non...) du surgénérateur de Creys-Malville... Il y a
fort longtemps que le nucléaire n'avait autant fait parler de lui
et suscité de telles controverses. Anticipant ce regain d'intérêt,
l'Académie internationale de l'Environnement a organisé ce
printemps un colloque sur "l'après Tchernobyl", neuf ans après
le plus grave accident connu survenu dans une centrale nucléaire.
Une série de conférences qui ont permis d'élever le
débat au-dessus des tendances irrationnelles marquant les clivages
entre partisans et adversaires du recours, fut-il civil et pacifique, à
l'énergie issue de la fission atomique.
Faut-il vivre dans la crainte d'une imminente catastrophe? Nombre d'experts affirment qu'un accident identique à celui qu'a connu l'Ukraine est impossible à l'Ouest, en raison d'une technologie différente et de normes de sécurité bien plus sévères. Il n'en demeure pas moins que les nuages radioactifs se moquent des frontières: pour preuve, l'impressionnante augmentation du taux de Césium 137 chez les collégiens genevois, pendant les semaines qui suivirent l'explosion, en avril 1986, de ce réacteur pourtant situé à des milliers de kilomètres... |
Dans le même ordre d'idées, on
rappellera les pressions que les autorités genevoises exercent depuis
une quinzaine d'années sur les gouvernements français successifs
pour obtenir la fermeture définitive de "Superphénix". Casse
tête juridique pour les experts en droit international, le nucléaire
suscite autant d'interrogations sur les plans sociologique, économique
ou technologique. Comment se débarrassera-t-on des futures "poubelles
nucléaires" que formeront un jour les quelque 600 centrales en activité
sur la planète? Sommes nous des "Ukrainiens irradiés", pour
reprendre l'expression de Lison Méric et de Jean Rossiaud, coordinateurs
de ce dossier?
Dans les pages qui suivent, les auteurs s'attachent à dénoncer le manque de prévention et l'invraisemblable déficit d'information qui ont accompagné l'accident de Tchernobyl: si l'alarme avait été donnée à temps et si les habitants avaient bénéficié d'uns assistance sanitaire appropriée, l'immense majorité des décès aurait pu être évitée... A quelques semaines de la vaste conférence internationale que l'O.M.S. mettra sur pied à Genève, du 20 au 23 novembre prochains sur les conséquences des accidents radiologiques sur la santé, c'est évidemment l'occasion de découvrir le dispositif d'alarme mis sur pied en Suisse depuis 1986 et de rappeler les principes élémentaires de sécurité à respecter en cas de contamination. |
Il est généralement reconnu
que Hiroshima et Nagasaki figurent parmi les plus grandes catastrophes
provoquées par l'homme. Toutefois, s'agissant d'applications militaires
de l'énergie atomique, ces événements sont souvent
présentés comme non pertinents pour caractériser le
risque technologique majeur inhérent à l'industrie nucléaire
ainsi qu'à plusieurs autres industries, risque dont l'étude
scientifique ressortirait à une discipline nouvelle que les auteurs
de L'archipel du danger proposent de baptiser «cindyniques»(1)
Comme le relèvent les auteurs de cet ouvrage, c'est Rousseau qui donna une interprétation révolutionnaire à la notion de risque à l'occasion du terrible tremblement de terre qui détruisit Lisbonne en 1755. A la vérité, on ne saurait apprécier les spécificités du risque nucléaire sans un minimum de mise en perspective historique. Pour ce faire, il sied de remonter un peu plus loin que le début de la Révolution industrielle, jusqu'à l'apparition de la poudre noire au XIV' siècle. Avec le recul du temps, il est possible d'affirmer que la maîtrise de cette forme d'énergie chimique, puis celle des autres explosifs qui lui succédèrent, s'avéra plus efficace pour la destruction et la mort que pour la production et la vie. Cette constatation s'inscrit en faux contre une croyance encore tenace qui ressortit probablement à l'idéologie dominante de nos sociétés industrielles, selon laquelle toute invention, tout progrès scientifique, est fondamentalement neutre, ses applications seules ressortissant au politique. C'est pourtant cette croyance que l'on retrouve à la base de la conférence des Nations Unies dite de «L'atome pour la paix» qui eut lieu à Genève en 1955 et qui fut à l'origine de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), créée en 1956, et de tous les programmes électronucléaires, lesquels ne revêtirent une importance significative dans les pays les plus avancés qu'à partir des années 1970. Les accidents ne surviennent pas tout de suite
Comment les comparer aux coups de grisou?
|
Pour ce qui est de leurs conséquences sur
l'environnement global, les accidents radiologiques relèvent de
ce que l'écologue François Ramade appelle «l'ultime
catastrophe, la menace nucléaire»(3). Ce ne sont pas seulement
les dangers d'irradiation qui sont à craindre, encore qu'ils auraient
atteint quelque 600'000 «liquidateurs» à Tchernobyl
(4), mais c'est bien davantage la pollution radioécologique de l'environnement
par des cocktails de radionucléides en quantités incomparables
avec celles présentes dans les armes atomiques. Cette contamination
dont les effets à moyen et long terme sont comparables seulement
aux plus graves pollutions chimiques, mais à l'échelle continentale,
voire mondiale, est susceptible d'affecter pratiquement toute forme de
vie et de rendre durablement inhabitable des territoires considérables,
de l'ordre de 1.000 km2 à Kychtym(5). D'où l'évacuation
de plus de 100.000 habitants de la région de Tchernobyl. D'où
aussi les multiples pathologies dont souffrent les personnes, même
très éloignées de cette région, ayant consommé
des produits contaminés, pathologies que, dans un premier temps,
les inconditionnels de l'électronucléaire ont baptisé
du terme pseudo-psychiatrique de «radiophobie»! En réalité,
selon des scientifiques véritablement indépendants, «le
plus dur est encore à venir. Il s'agit des effets différés:
les cancers et surtout les défauts génétiques... (qui)
vont affecter les générations futures»(6)
Raison d'État et exigences contradictoires.
Références:
|
Stratégie de la production (avant 1973)
La croissance économique de l'après-guerre possède un caractère fortement énergivore. Le secteur public intervient marginalement dans le domaine de l'énergie Le secteur électrique s'efforce de développer les moyens de production (à partir de 1969, le nucléaire), ainsi que d'augmenter la part de l'électricité dans le bilan énergétique national. Cette stratégie est conçue par les dix plus grandes sociétés électriques de Suisse, qui envisagent le doublement de la consommation d'électricité tous les 14 ans. Stratégie de la substitution (1973-1980)
Stratégie des économies (années 80)
|
Stratégie du compromis (années 90)
On débute sur une impasse due aux positions irréductibles des acteurs en jeu, au blocage du nucléaire, aux faibles résultats des mesures prises en matière d'économies d'énergie. Avec la votation de septembre 1990, le peuple accepte l'article constitutionnel sur l'énergie; il refuse l'abandon du nucléaire mais approuve le moratoire. La Confédération lance alors le programme Énergie 2000 qui représente une stratégie de compromis. Elle joue le rôle de médiateur et essaie de relancer le débat. Énergie 2000 s'est fixé comme objectif de stabiliser les émissions de CO2, d'atténuer la progression de la demande d'électricité, d'accroître l'apport des énergies renouvelables et d'augmenter la puissance des centrales hydroélectriques et nucléaires. L'avenir
FRANCO ROMERIO
Maître-assistant au Centre universitaire d'étude
des problèmes de l'énergie
et au Laboratoire d'économie appliquée
|
Le réacteur de Tchernobyl, construit
à la fin des années septante, est de type RBMK, soit à
eau bouillante, modéré par du graphite et utilisant de l'uranium
enrichi comme combustible. Il s'agit là d'une technologie des années
cinquante,
dont il n'existe aucun exemple en dehors de l'ex-URSS, où 15 réacteurs
de ce type sont encore en fonctionnement en 1995. Ils fournissent d'ailleurs
du plutonium nécessaire à la fabrication d'armes nucléaires.
Ce sont des réacteurs très volumineux, difficiles à piloter. A bas niveau de puissance, ils sont très instables et tendent alors à s'emballer; contrairement aux réacteurs modernes, à eau sous pression qui, dans des mêmes conditions, ont tendance à s'arrêter. D'autre part, les barres de contrôle ralentissant les réacteurs russes sont lentes à mettre en place: 27 secondes au lieu de 2 secondes dans les réacteurs à eau pressurisée. Autre caractéristique: il n'y a pas de véritable enceinte de confinement, mais un vulgaire toit classique. Aux USA, à la centrale de Harrisburg (Three Mile Island), en 1978, un accident comparable, avec également fusion du coeur du réacteur; n'a pratiquement entraîné aucun rejet de radioactivité à l'extérieur: tout avait été retenu grâce à l'enceinte de confinement. Un acte inconscient
|
Le lendemain, on dansait sous les tonnelles
L'heure tragique qui a suivi est marquée par une cascade d'erreurs: six fautes graves ou manquements volontaires aux règles de sécurité ont été commises: si une seule avait été évitée, l'accident ne se serait pas produit. Finalement, le réacteur s'est trouvé dans la situation d'une voiture dont on voudrait tester le frein à main et que l'on lance à plein gaz contre un mur après avoir supprimé tous les autres systèmes de freinage: l'accident était dès lors devenu inévitable. Le coeur a donc pris feu, l'explosion a fait voler le toit en éclats et pendant 10 jours environ, 200 millions de curies ont été libérés dont la moitié sous forme de gaz. Remarquons que lors des essais d'explosions de bombes atomiques dans les années cinquante a soixante, il y a eu émission de 25 fois plus de radioactivité, mais sous forme infiniment concentrée. Deux mots sur la population de l'Ukraine et de Biélorussie: elle ignorait tout de ce qu'est la radioactivité et de ses dangers. L'accident s'est produit dans la nuit de vendredi à samedi, à 1 heure 24. Le lendemain, les gens se pressaient sur les toits pour observer l'incendie que l'on voyait au loin, les enfants sont allés à l'école comme d'habitude et faisaient du sport en plein air l'après-midi. Des mariages ont été célébrés et l'on dansait joyeusement sous les tonnelles. Tous ces malheureux ont inhalé à pleins poumons les gaz radioactifs, en particulier l'Iode-131 qui va se fixer sélectivement sur la glande thyroïde et provoquer des cancers dont on observe aujourd'hui l'augmentation chez les enfants, Il aurait suffit de dire à la population de rester chez elle, dans les appartements, pendant quelques 48 heures, pour que l'essentiel de cette irradiation ne se produise pas. Or, les gens n'ont pas été avertis du danger de se tenir à l'extérieur et ce n'est que plus de 24 heures après l'accident qu'un millier de bus, réquisitionnés à Kiev, à 130 kilomètres de la centrale, arrivèrent à Prypriat, ville de 48000 habitants située à 3 kilomètres de la centrale, qui a été entièrement évacuée le dimanche en fin d'après-midi. La pénétration de l'iode dans la glande thyroïde peut être presque entièrement empêchée si on la sature en administrant des tablettes d'iode non radioactif: cette mesure n'est toutefois efficace que si cet iode est pris avant ou tout au début de l'exposition. En ex-URSS, la distribution des pastilles n'a été organisée que 3 à 6 jours après l'accident et a concerne 5,4 millions de personnes. En Pologne ce sont 18 millions d habitants qui en ont bénéficié et plus tôt qu'en Russie. Revenons pour terminer à la centrale: 444 personnes s'y trouvaient au moment de l'accident. Très rapidement, les pompiers des environs sont intervenus pour aider ceux de la centrale. Pendant 4 heures ils ont travaillé dans des conditions extrêmement difficiles, sans équipement particulier, sans dosimètre, exposés à une irradiation très importante, mais très variable d'un endroit à l'autre. Mobilisée immédiatement, l'équipe médicale est également intervenue très rapidement: 29 victimes ont été évacuées au cours de la première heure et, 5 heures après l'accident, 137 personnes étaient hospitalisées. En l'absence de dosimètres personnels, le tri a été des plus difficiles et les plus gravement atteints ont été transférés rapidement à Moscou, tandis que ceux qui l'étaient moins étaient acheminés à Kiev. Trente et une personnes sont décédées au cours des 24 premières heures. |
En 1991, nous étions quelques
médecins suisses à nous être déplacés
dans des villages irradiés d'Ukraine pour nous faire une idée
de ce que vivait la population. Nous avons eu la chance de rencontrer de
nombreux parents, des enseignants, des soignants et de récolter
leurs témoignages. Des mères nous ont dit que leurs enfants
étaient beaucoup plus fragiles, souvent malades, apathiques, avaient
des saignements de nez, des évanouissements, de mauvais résultats
scolaires. L'inquiétude et le découragement se lisaient sur
tous les visages.
Nous avons examiné quelques-uns de ces enfants. Ils étaient pales, éteints, en état général médiocre, mais ne présentaient pas de signe évident de maladie due à la radioactivité. Pas au moment où nous les examinions en tout cas car hélas, pour ce qui est de leur avenir, l'hypothèque est lourde. Certains enfants étaient pourtant bel et bien anémiques. Après investigation, il s'est avéré que les mères, par crainte de leur administrer de la nourriture contaminée, les nourrissaient de manière déséquilibrée, surtout avec des conserves. L'insuffisance d'aliments frais privait ces entants de précieuses vitamines et de fer. La désorientation était alors très grande. A l'époque, je fus très frappé par des gens qui affirmèrent que les troubles dont souffraient ces enfants n'avaient aucun rapport avec l'accident, mais qu'ils étaient la conséquence du comportement «irrationnel» des mères. Il nous parut au contraire évident que l'état de ces enfants était en rapport direct avec la catastrophe. Car Tchernobyl n'est pas seulement une catastrophe radiologique, mais une catastrophe globale. Les deux facettes ont de profonds impacts sur la santé. Qui sont les victimes ?
|
Aucune prédiction individuelle n'est
possible; on peut tout au plus indiquer des probabilités statistiques.
Mais celles-ci ne sont d'aucune utilité lorsqu'il s'agit de rassurer
individuellement une personne.
Une angoisse permanente plane quant à la menace de maladies futures, comme une épée de Damoclès, sur toute une partie de la population. Les gens savent ou pensent qu'ils ont reçu des doses potentiellement dangereuses de radiations. Une telle angoisse est pathogène. Elle peut certes être refoulée mais, quoiqu'on fasse, elle reviendra périodiquement à la surface. Les enfants baignent dans ce climat d'angoisse. Ils l'ont intériorisé parce que, consciemment ou non, les parents l'ont projeté sur eux. Or, la santé d'un enfant dépend au moins autant de l'environnement social et familial dans lequel il vit que de l'état de ses organes. L'état de stress post traumatique
|
Les rayonnements ionisants agissent
en transférant de l'énergie à la matière vivante.
Il en résulte un certain nombre de phénomènes élémentaires
bien établis aujourd'hui: ces interactions physiques et ces réactions
radio-chimiques provoquent des lésions moléculaires ayant
des conséquences au niveau des cellules, des tissus et des organes.
Certaines sont irréversibles, d'autres sont réparables; certaines
apparaissent immédiatement, d'autres seulement après une
période de latence plus ou moins longue.
Chez l'homme, les effets des rayonnements ionisants sont essentiellement
de quatre types:
Effets précoces: le syndrome d'irradiation aiguë
Effets somatiques tardifs
|
Le suivi médical très minutieux des
plus de 120.000 irradiés de Hiroshima et Nagasaki qui ont survécu
au bombardement a permis de constater une augmentation minime, mais indiscutable
du nombre des cancers. Les leucémies apparaissent entre 6 et 20
ans après l'exposition aux radiations, avec un maximum au cours
s 9e et 10e années. Pour les autres tumeurs, l'apparition des cancers
s'étale de 10 à 30 ans après l'exposition. Sur la
base de ces résultats, on a calculé qu'il apparaît
un cancer supplémentaire pour une dose collective de 20 Sv (2.000
rem). Cela signifie que sur les 75 millions de personnes touchées
par la contamination, on observera entre 400 et 10.000 cancers supplémentaires
d'ici à l'an 2036, mais le nombre sera probablement plus proche
de 400 que de 10.000. Comme sur 75 millions d habitants il y en aura 15
à 20 millions qui mourront de toute façon d'un cancer, il
sera sans doute très difficile de mettre en évidence les
cancers dus à la catastrophe de Tchernobyl. Si tous ces cancers
devaient se répartir sur les 4 millions de personnes les plus touchées,
on enregistrerait chez eux une augmentation de 1%, soit 26% au lieu de
25% chez nous. Ce qui signifie que sur 100 personnes, il y en aura 74 qui
ne développeront pas de cancer, contre 75 chez nous. Comme on ne
peut pratiquement pas distinguer un cancer radio-induit d'un cancer d'une
autre origine, cette augmentation du nombre de tumeurs malignes ne pourra
vraisemblablement pas être décelée.
Il y a toutefois une exception: le nombre accru, chez des enfants de moins de 15 ans, de cancers de la thyroïde que l'on constate à la suite de la catastrophe de Tchernobyl est un phénomène nouveau que l'on n'avait pas observé ailleurs. Les rejets dans l'atmosphère d'iode radioactif ont été extrêmement importants: plusieurs dizaines de millions de curies sur un total de 200 millions (1) qui se sont échappés de la centrale. La population de la région a inhalé cet iode radioactif, qui va se fixer sélectivement sur la glande thyroïde, et qui s'est également déposé sur le sol. Les autorités n'ont averti la population du danger de se tenir à l'air libre qu'au cours de la deuxième journée après l'accident, les mesures de restriction de la consommation de fruits et légumes frais ont été prises trop tardivement et la distribution de tablettes d'iode stable, qui aurait .joué un rôle protecteur, n'a été effectuée que 3 à 6 jours après l'accident. Ce sont avant tout des enfants de moins de 15 ans qui ont développé ces cancers papillaires, donc particulièrement agressifs. Alors qu'en Ukraine et Biélorussie, on en diagnostiquait avant 1986 une trentaine de cas par an, ce nombre a passé progressivement à 60, 100 et 130 au cours de ces dernières années suivantes; à fin 1994 on comptait quelque 350 cas de cancers attribués à la radioactivité. Il est probable que si la population avait été immédiatement informée de l'accident, la plupart de ces cancers auraient pu être évités. Effets tératogènes et génétiques
|
Une catastrophe est «une rupture, une
discontinuité, un changement brusque affectant les écosystèmes
aussi bien naturels qu'humains»(1). Parmi les catastrophes
possibles, celles liées à l'énergie nucléaire
occupent une place particulière.
Dès l'origine, c'est-à-dire depuis le bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki, le nucléaire a été associé à la mort. Louis-Vincent Thomas(2) présente les connotations liées à deux types de mort atomique, la mort subite et surtout la mort lente, celle qui concerne aujourd'hui certains rescapés de Tchernobyl. La dégradation progressive et souvent irrémédiable de la santé de l'individu, dont la cause (les radiations) et les conséquences (les tumeurs cancéreuses) sont invisibles ou insidieuses, suggère la mauvaise mort par excellence. Les personnes interrogées y associent l'image du poison ou du venin, qui évoque une intentionnalité, voire une agression. Pour une sociologie des catastrophes
|
Laissant pour la plupart tout derrière eux,
les relogés se sont d'abord montrés très solidaires
entre eux. Par la suite, on a constaté une tendance au repli sur
soi, générée par la volonté d'oublier un insoutenable
passé commun. Les déplacés se sont souvent vu attribuer
des appartements neufs réquisitionnés, que d'autres familles
attendaient depuis de longues années. Les évacués
ont aussi été confrontés dans leur propre pays à
une situation comparable à celle des réfugiés qui
déclenchent la méfiance et l'animosité de la population
autochtone. De surcroît, «ceux de Tchernobyl» sont victimes
d'un certain ostracisme du fait de craintes, fondées ou non (irradiation
par contact).
Parmi les déplacés, on constate que les ruraux, plus indépendants dans un contexte économique difficile, ont eu en général moins de difficultés à se réintégrer. Exception, les «samossioles, quelques centaines de paysans en général très âgés, ont enfreint les règlements et réintégré leur maison dans la zone interdite des 30 kilomètres. Selon eux, tous les autres déplacés ne rêvent que de les suivre sur le chemin du retour. En effet, une enquête(4) montre que la moitié des déplacés sont prêts à revenir dans leurs habitations d'origine, même dans des conditions mettant leur vie en danger. Les «liquidateurs», qui ont participé aux travaux de nettoyage du site et de la région, ont été entre 600.000 et 650.000 à se relayer. Il ne s'agissait pas que de militaires; beaucoup de femmes et d'hommes des territoires proches ainsi que des spécialistes divers ont été mobilisés. Selon les sources, un tiers ou la moitié d'entre eux venaient d'Ukraine, et les autres sont aujourd'hui disséminés dans toute l'ex-URSS. Cette dispersion participe à l'explication de la rareté des chiffres concernant un éventuel suivi médical et dosimétrique. Le manque d'information favorise les rumeurs circulant sur l'état de santé et la mort des «liquidateurs»: il est par exemple souvent fait mention de personnes qui «tombent mortes»(5). Les «liquidateurs» parmi lesquels le plus d'«invalides» ont été reconnus suite à l'accident, ont été d'abord admirés, puis jalousés à l'instar des autres catégories de bénéficiaires de «compensations». Et c'est des associations regroupant ces derniers que proviennent les dénonciations les plus virulentes des usurpations de statut: selon l'«Union Tchernobyl», ces abus pourraient concerner environ 10% des personnes reconnues comme «liquidateurs». Enfin, les habitants des zones 2, 3 et 4, figurant la contamination dégressive, constituent les dernières catégories de victimes. L'anxiété générale de ces populations, déclarées hors de danger mais pourtant suivies de près, est attisée par le fait que les résultats des examens médicaux sont rarement communiqués. Et dans leurs contacts avec les médecins, les gens se plaignent de ce que le «facteur Tchernobyl» soit trop pris en compte dans les pathologies . Dans une enquête menée en 1992, Yuriy Saenko insiste sur plusieurs aspects communs aux victimes. Il observe un manque d'initiative dans tous les domaines d'activité, qui confine à l'apathie. Cependant, le sociologue ukrainien n'explique pas pourquoi les personnes vivant dans les zones contaminées, ainsi les déplacés, sont six ou sept fois plus nombreux que les habitants des autres régions à avoir l'impression que leurs relations avec les collègues et la famille se sont dégradées depuis la catastrophe. Comme en Ukraine, des observations faites en France(6) illustrent dans le cas du risque nucléaire, la théorie de la dissonance cognitive de Festinger selon laquelle plus on court de danger moins on s'en soucie. En effet, l'inquiétude à l'égard de la contamination diminue à mesure que l'on se trouve dans une zone plus contaminée en Ukraine(7). Peut-être faut-il en conclure avec Françoise Zonabend que «pour vivre avec le nucléaire, il faut l'oublier»... |
Novembre 1986: Un «sarcophage» en béton
de 50 mètres de haut est édifié autour des restes
du réacteur «avarié». Même si la la construction
n'est pas hermétique, la haute radioactivité qui y règne
empêche toute surveillance. On sait seulement qu'à l'intérieur
reste en fusion un magma de 40 à 150 tonnes de combustible nucléaire
mêlé aux matériaux que d'héroïques pilotes
d'hélicoptères avaient largués sur le réacteur
quelques jours après l'accident. (L'état du sarcophage inquiète
aujourd'hui au plus au haut les responsables ukraine et européens:
le projet d'un second sarcophage autour du premier fait toujours long feu).
Mai 1988: «Nous pouvons affirmer aujourd'hui avec certitude que l'accident de Tchernobyl n'a aucun effet sur la santé humaine» déclare Lugène Chazoy ministre soviétique de la santé, lors de la première conférence internationale sur les conséquences médicales de la santé à Kiev. Cette déclaration est symptomatique de la première phase de gestion de la catastrophe sous administration soviétique. Avril 1991: Le Soviet suprême de la RSS d'Ukraine adopte une complexe loi récapitulative sur «le statut et la protection sociale des citoyens ayant souffert de la catastrophe de Tchernobyl». Cette loi définit quatre territoires, selon un ordre de contamination décroissant, sauf pour le premier qui est arbitrairement la zone interdite des 30 kilomètres autour de la centrale. La zone 2 (750 Km2) est celle dite du relogement inconditonnel (il y reste actuellement plus de 10.000 personnes, résolues à partir et très inquiètes quant à leur santé). La zone 3 est celle du relogement volontaire, référence au tait que des facilités devaient être proposées à ceux qui voulaient déménager. |
(De fait, il reste 630.000 personnes sur ce territoire qui, en Ukraine,
mesure 4.700 km2). Enfin la zone 4, dite de contrôle
radiologique strict, englobe 360.000 km2 et est peuplée
d'environ 1.700.000 personnes.
Avril 1995: Le président ukrainien Léonid Koutchma prend l'engagement de fermer la centrale nucléaire de Tchernobyl avant l'an 2000, c'est-à-dire de désaffecter les deux tranches encore en activité et ne pas remettre en marche le réacteur numéro 2, dont la salle de contrôle a subi un incendie en 1991. Un accord est trouvé sur l'implantation d'une centrale à gaz, pour se substituer aux deux réacteurs, qui assurent encore 5% des besoins de l'Ukraine en électricité. Sources par ordre chronologique:
|
Le rôle que joua le droit international
dans la prévention, puis dans la gestion de la catastrophe de Tchernobyl,
a été extrêmement marginal. Aucune allégation
en matière de responsabilité internationale n'a été
formulée, aucune demande de compensation n'a été avancée
et aucune action en justice auprès des tribunaux de l'ex-Union soviétique
ou devant des instances internationales n'a été entamée,
même si en principe ces actions étaient envisageables. Toutefois
Tchernobyl a eu un impact formidable sur l'évolution subséquente
du droit international. L'activité législative manifestée
en réponse à l'accident démontre le changement fondamental
qui s'est opéré par la suite au sein du droit nucléaire.
Il s'agit surtout de l'imprégnation de ce dernier aux enjeux émergeant
de la catastrophe ukrainienne.
Cette nouvelle perméabilité produit des résultats dans trois domaines différents: la responsabilité et la compensation du dommage nucléaire, la prévention comme système de sûreté nucléaire et une nouvelle approche méthodologique de l'étude des accidents technologiques majeurs. Responsabilité et compensation
La prévention: un concept clé
|
Cependant, les faibles fondements du régime
de sûreté nucléaire de l'époque avaient bien
ressenti les secousses produites par Tchernobyl. Plus qu'autre chose, la
réticence de l'URSS à communiquer les informations concernant
l'accident, et l'ampleur des dommages, marquèrent la communauté
internationale.
Le régime conventionnel de sûreté nucléaire post Tchernobyl s'est établi en deux étapes et comprend trois conventions. Immédiatement après l'accident, les deux conventions de Vienne sur la notification et l'assistance en cas d'accident nucléaire sont adoptées. En 1994, le régime se complète avec l'adoption de la Convention sur la sûreté nucléaire qui établit les principes fondamentaux de sûreté pour les installations nucléaires». Le concept clé devient la prévention, imposant quatre éléments essentiels: des canaux ouverts d'information y compris une obligation de notification, une obligation d'assistance, l'adoption de normes techniques garantissant le plus haut niveau de sûreté et un substratum de coopération internationale continue. Ainsi les États parties sont désormais tenus d'informer les autres États et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) de tout accident ou urgence radiologiques, ayant des effets transfrontières, qui serait survenu sur leur territoire ou dont ils auraient eu connaissance. Ils doivent fournir aux parties qui les demandent des informations plus amples et détaillées, et nommer des points de contact à l'intérieur de leurs administrations. Ils s'engagent également à mettre sur pied des programmes d'entraide et d'assistance. Des études d'impact - portant sur les conséquences économiques, sociales et écologiques du projet - seront réalisées, avant et durant la construction de la centrale. L'évaluation des effets doit suivre sa mise en fonctionnement. Toutes les mesures prises dans l'exécution des obligations prévues par la convention seront soumises à l'AIEA sous forme de rapports. L'AIEA devient - au niveau international - l'organe centralisant les informations et les redistribuant vers les pays, tout en élaborant des standards uniformes de sûreté nucléaire. Ces standards n'ont pas de force juridique contraignante. Pourtant, ils servent de normes d'incitation et de référence, que les États peuvent difficilement ignorer. Ceci dit, leur adoption au plan interne reste exclusivement sous la responsabilité des États. Mettre l'accent sur la circulation de l'information
|
Nous avons tous entendu parler des bombes
atomiques lancées sur les villes de Hiroshima et Nagasaki et nous
avons entendu dire qu'une partie de l'électricité que nous
consommons est d'origine nucléaire; l'image de Marie Curie découvrant
le radium nous est familière, de même que les éruptions
en forme de champignon des essais nucléaires dans l'atmosphère.
Nous connaissons l'existence de la bombe H, de la fusion contrôlée,
des rayons X, de la radiothérapie et peut-être même
des rayons gamma, bêta et alpha.
Certes, nous ne sommes pas analphabètes. Mais il suffit de l'annonce d'un accident survenu à des milliers de kilomètres de distance, précédée par les particules radioactives qui, baladées au gré des vents, mobilisent les détecteurs dans les pays voisins, pour que l'étendue de notre ignorance éclate, désignée par notre incapacité à répondre aux questions les plus simples: peut-on encore boire du lait ou manger le la salade? Et des champignons? Est-on sûr qu'un accident semblable ne pourrait pas arriver dans notre pays? Qu'est-ce qu'un isotope, un sievert, un radionucléide? En même temps, des distinctions qui semblaient claires se brouillent: si une centrale nucléaire peut exploser, si c'est avant tout la production de plutonium qui motive la promotion des centrales nucléaires, comment croire aux messages des spécialistes trop impliqués? La catastrophe de Tchernobyl sans être le premier accident majeur marquant le développement de la technologie nucléaire a montré clairement par sa gravité et la diffusion de ses retombées, que nous sommes mis au défit de gérer les conséquences de la banalisation de la technologie nucléaire. nous sommes ainsi amenés à faire le bilan de nos besoins et de nos ressources. Les bribes d'informations éparses, les slogans, les clichés ne peuvent plus masquer le manque d'un savoir intégrateur qui permettrait à chacun de situer les événements et de relier les nouvelles données à une infrastructure. Invisible et impalpable
|
Il est paradoxal que dans un domaine où toute connaissance est
conditionnée par les communications, nous n'ayons pas une base commune
de savoir qui permettrait à tout citoyen de recevoir les informations
avec une attitude critique, et aux experts de situer leur domaine par rapport
à un champ de connaissances global porteur de sens.
Bien sûr, il ne s'agit pas de concurrencer les spécialistes sur leur propre terrain; d'ailleurs, il apparaît que les savoirs spécialisés sont bien incapables d'apporter des solutions convaincantes et efficientes aux problèmes. Plus que d'informations supplémentaires que nous aurions de plus on plus de peine à intégrer, nous avons besoin d'une base commune de savoir, ni encyclopédique, ni hyperspécialisée, mais conçue pour faciliter la communication et restituer ainsi la logique du nucléaire dans le champs social d'où elle avait été exclue depuis l'origine de son développement, marqué par les circonstances de la course à l'arme atomique. Temps atomique, temps humain
|
Le colloque organisé à
l'Académie internationale de l'environnement m'a permis de constater
que la querelle entre ceux qui considèrent que l'énergie
nucléaire (obtenue par fission de l'uranium) est acceptable et ceux
qui la jugent inacceptable empêche de poser la question de la transition
nucléaire.
Si on de réfère aux données de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), la puissance installée et en ordre de marche des centrales nucléaires mondiale a évolué de façon absolument remarquable: elle présente la forme typique de la courbe en S qui affecte la plupart des phénomènes naturels arrivant à saturation. Ce qui fait écrire à Nicholas Leussen que l'énergie nucléaire est presque au point mort(1). Mais ce point mort s'élève tout de même à quelques 300.000 mégawatts et pourrait même encore grimper encore de 10%. Cette puissance est obtenue par 6 à 700 centrales plus ou moins récentes, plus ou moins bien entretenues et disséminées sur la planète. Si l'on fait l'hypothèse, techniquement irréfutable, qu'à terme ces centrales devront toutes être désactivées, il va falloir prendre la mesure des phénomènes multiples qui accompagnent la montée en puissance, le plafonnement et le démantèlement de ces installations. On ne peut pas tourner l'interrupteur et sortir de la planète. C'est pourquoi l'AIEA a donné mandat au GRID(2) de dresser et tenir à jour une carte du monde avec la position et les caractéristiques de chaque centrale. C'est le premier pas d'une démarche qui devra s'accompagner des données concernant la gestion des déchets et leur situation. Il s'agit bien dans un premier temps de savoir qui fait quoi, comment et où. Mais il faut aller plus loin. Il faut accompagner ces données des inventaires locaux de faits, de questions soulevées, de réponses et de non-réponses données à ces questions, de façon à cerner les zones d'incertitude. Par exemple, lors du colloque, les Ukrainiens ont parlé de pneumonies «non spécifiques» et de l'évolution torpide ou maligne, d'infections banales. Les moyens disponibles actuellement pour travailler avec perspicacité sur les phénomènes à «bas bruit» (insidieux, ndlr) s'étalant sur de longues durées ne sont pas appropriés. Il faut partir de ces phénoménes «non spécifiques», les répertorier, les indexer dans le temps, les situer dans l'espace et remettre cent fois cet ouvrage sur le métier. L'industrie pour partenaire
|
Ce projet se développe en réseau.
Il ne saurait fonctionner sans la collaboration des responsables du système
d'information du territoir genevois pour savoir tirer le meilleur parti
de toutes les bases de données géoréférencées
déjà disponibles, en les transformant en bases de connaissances.
Un cours de formation continue réunit tous les intéressés
dès cet automne. Pour accélérer le processus, la Faculté
des sciences a invité un chercheur de l'IIASA(4) qui travaille
dans ce domaine depuis nombre d'années et a développé
un savoir-faire dans les questions de diffusion de la pollution dans les
eaux et les airs.
Grâce à l'appui de l'IIASA, le projet GEAT, par le truchement du Laboratoire de la Section des hautes étuces commerciales de l'Université de Genève, participe à un projet européen EUREKA couplé avec un projet CERS(5). Ce type de projet implique un partenariat avec l'industrie. Il se trouve que la firme genevoise Biospace entend développer avec le CERN un détecteur de radionucléides présents dans les tissus vivants, en particulier par voie respiratoire en cas de retombée de particules radioactives. Dans ce domaine spécifique comme dans tant d'autres il s'agit de savoir détecter les phénomènes, de cerner les zones de dangers, de définir ce que nous pouvons faire ici et maintenant, non seulement en termes de risques physiques mais aussi d'enjeux humains. Il s'agit surtout de savoir sauvegarder l'espace de l'exercice du pouvoir politique pour éviter un certain monopole des décisions dans des matières aussi complexes. La finalité du projet GEAT est de développer des outils d'aide à la décision allant progressivement de l'évaluation des informations à une réflexion pluridisciplinaire sur l'incertitude et l'action politique. 1) Nicholas Leussen, in Tableau de bord de la planète,
Worldwatch Institute, sous la dir. de Lester Brown et al., éd. La
Découverte, Paris, 1993, p. 35-38.
|
«En fait, la technique rêvèle
à l'homme les failles où lui ne se maîtrise pas, les
cassures où il est en dessous de lui-même. Elle est son double
et son miroir» Daniel Sibony(1)
Depuis plus d'une année, une petite équipe
interdisciplinaire de chercheurs de l'Université de Genève
étudie les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl.
Cette volonté s'est manifestée tout d'abord par un cycle
de conférences interfacultaires, organisé l'année
dernière à l'instigation d'une délégation ukrainienne
ayant participé au rapport extraparlementaire sur les conséquences
de la catastrophe. L'intérêt soulevé par ces conférences
a conduit à l'élaboration d'un colloque à l'Académie
internationale de l'environnement, en mai dernier, réunissant une
soixantaine de scientifiques et de professionnels intéressés
tant par l'accident de Tchernobyl que par la gestion et la prévention
des catastrophes nucléaires. Cette expérience a mis en avant
trois difficultés de type épistémologique, psycho-idéologique
et culturelle.
La paix de l'énergie
Un fossé culturel
|
Si l'on considère, comme Daniel Sibony,
qu'un accident est un symptôme, alors Tchernobyl pourrait s'avérer
être le révélateur d'un dysfonctionnement social dans
lequel «l'Homme ne serait pas à la hauteur de l'objet qui
l'a produit, du projet qui l'a fomenté»(3).
Dans ce cas, quel est le système social à mettre en cause?
Le défunt système soviétique? La technologie nucléaire
propre aux pays de l'Est? La technologie industrielle, dont le nucléaire
est l'une des réalisation les plus sophistiquées?
Les événements politiques qui ont suivi l'incendie du réacteur ont rendu, en quelque sorte, cette catastrophe «orpheline», car le gouvernement qui devait en porter responsabilité (celui de l'URSS) avait disparu. Résultat: Tchernobyl ne semble interpeller ni l'industrie nucléaire, ni le jeune Etat ukrainien. Cependant, les opposants au nucléaire, notamment les Occidentaux, voient dans Tchernobyl la catastrophe par excellence. Ils en font une question emblématique, l'occasion ou jamais de condamner le nucléaire en prouvant que la catastrophe interdit toute vie digne de ce nom, et que le nucléaire constitue un risque impossible à assumer pour l'humanité. A leurs yeux, la non-fermeture de la centrale, même pour des raisons économiques, est considérée comme un acte de trahison. Car il est désormais impossible d'évoquer l'Ukraine sans l'associer à Tchernobyl. Un amalgame qui pèsera lourd, pendant de longues décennies encore, sur la destinée de ce jeune Etat. Parallèlement, d'un point de vue géostratégique, l'Ukraine possède, grâce à cet accident, un atout international dont elle cherche à tirer profit. C'est toute l'ambivalence le son statut de victime... Si l'on se réfère aux sondages réalisés sur place, la crise économique ukrainienne - dont l'accident de la centrale est une des causes - semble ramener aujourd'hui au second plan les préoccupations liées aux conséquences de la catastrophe à moyen et long terme. Cependant, il serait erroné d'en conclure trop hâtivement que les Ukrainiens ont «raisonné» leur angoisse des premières années, le refoulement de l'inacceptable et de inconcevable étant une des manières de réagir à l'angoisse. Ainsi, les conséquences de la catastrophe, qui grèvent déjà une partie importante, voire littéralement incalculable, du revenu national, sont à venir. Car c'est la société entière qui a été atteinte, de la matière (physico-chimique) à la vie, de la société humaine aux systèmes de pensée. Embourbés dans la construction difficile d'un Etat-nation indépendant, les gouvernements ukrainiens successifs semblent mettre un point d'honneur à ce que la question de la responsabilité soit posée à un niveau étatique, alors qu'il serait beaucoup plus visionnaire d'exiger qu'une prise de conscience mondiale soit élaborée. Cela permettrait d'aboutir à une réflexion sur l'approvisionnement énergétique sûr et durable et contribuer ainsi à sortir la planète de l'option nucléaire. Un tel objectif, pour avoir des chances d'aboutir, nécessite non seulement une collaboration internationale, mais égalemenf une confrontation des diverses représentations de la catastrophe. 1) in Evénements 1, Paris, Seuil, 1995, p. 22.
|
Par le biais d'une exposition, l'association
ARIANE(1) avait le souci de proposer un matériel concret
(cartes, graphiques, photos, documents vidéo, etc) qui enrichirait
la problématique du colloque. Cette démarche a permis de
traiter de manière attrayante et claire les impacts de la catastrophe,
ainsi que la prévention dans notre pays. Les documents proviennent
aussi bien de Suisse que d'Ukraine.
L'association poursuit cette démarche avec un dossier en images sur Internet(2), et avec l'idée de donner à l'exposition une formule plus aboutie, pour le dixième anniversaire de la catastrophe, l'an prochain. L'effort sera porté sur le grand public et plus particulièrement sur les jeunes. L'ambition n'est pas d'adopter un parti pris pro-ou antinucléaire, mais de présenter les diverses perceptions du risque. Notre volonté est de mettre en évidence les risques nucléaires qui constituent un enjeu social. La multiplicité des regards sur cette thématique nous a poussé à mettre l'accent sur une approche scientifique pluridisciplinaire (médecine, chimie, physique, sociologie, etc.). Les risques nucléaires suscitent immanquablement la controverse. Même dans le monde scientifique, les regards sont très fréquemment engagés. Le consensus fait défaut à propos de certains impacts de Tchernobyl, comme à propos de leurs degrés de gravité. Dans ces conditions, une approche qui se veut scientifique se doit de prendre en compte les diverses positions qui accompagnent les faits. |
Il est admis qu'une exposition ne supporte que très
peu de messages écrits. Par conséquent, une attention particulière
a été accordée à la mise en scène. Pour
mieux faire participer les visiteurs, elle leur propose de découvrir
les documents au travers d'une ouverture pratiquée dans des panneaux.
Ainsi, ils sont incités à s'approcher et à prendre
connaissance du contenu. Vulgariser les notions scientifiques à
l'origine de la controverse représente une autre difficulté.
Une présentation claire échappant à des simplifications
excessives est essentielle à la bonne compréhension du sujet.
Deux exemples: une «échelle de temps» qui récapitule
les événements de l'évolution de l'énergie
nucléaire, ou encore une carte géographique permettant de
visualiser la répartition des centrales nucléaires dans le
monde. Ces installations inscrivent la catastrophe de Tchernobyl dans un
cadre de référence plus large.
Cette exposition constitue une expérience pilote. Elle illustre bien la contribution indispensable des sciences sociales à un travail de vulgarisation scientifique. Pour son développement, le défi sera de proposer à un large public un regard laissant place au recul scientifique, sur un thème qui provoque tant de débats passionnés. (1) Association pour la recherche et l'information sur les accidents
nucléaires et environnementaux; créée par des assistants
de l'Université de Genève, elle est ouverte à tous.
|