Imaginez une ville de la taille
de Liège (périphérie comprise), dans laquelle il serait
inconcevable d'attendre plus de sept minutes l'arrivée d'un tram
ou d'un bus, où que l'on se trouve. Une ville où les toits
abritent des centaines de panneaux photovoltaïques. Leur électricité
est revendue au distributeur local, au plus grand profit des propriétaires
des panneaux, simples particuliers ou chefs d'entreprise.
Cette ville étonnante existe bel et bien: Fribourg, dans le Bade-Wurtenberg allemand, située à égale distance de Bâle (Suisse) et de Mulhouse (France). Les motifs d'étonnement ne s'arrêtent pas là. Dans la plupart des quartiers résidentiels, la vitesse est limitée à 30 km/h. Emprunté par un flux ininterrompu de vélos, un réseau de 130 kilomètres de pistes cyclables - dont 46 kilomètres en site propre - traverse la cité de part en part et donne un accès direct aux campagnes environnantes. Dans certains quartiers d'avant-garde, parsemés de 400 maisons dites "passives", la facture énergétique de chaque logement ne dépasse pas 150 € (par an!). Et l'arrivée d'un véhicule automobile y suscite l'interrogation: on est tellement peu habituéà ce qu'un ronronnement de moteur couvre les cris des enfants! En arpentant les rues de Fribourg, au fil des rencontres avec ses gestionnaires, on cherche - en vain - toute référence à une écologie un peu bohème ou utopique. En réalité, on n'y trouve qu'une somme de réalisations concrètes, donnant toutes les apparences de la réussite. On y décèle, surtout, une qualité de vie exceptionnelle, perceptible à chaque moment: la traversée d'un boulevard, un trajet en tram ou une simple balade dans les artères de la vieille ville. On découvre, enfin, à Fribourg, un certain sens du business: l'écologie, ici, fait tourner les usines et crée des emplois. A tel point que cette ville allemande inspire aujourd'hui des centaines de projets à travers le monde. Assaillis de demandes, ses édiles n'en finissent pas d'accueillir les délégations de maires, d'architectes et d'urbanistes venus d'Europe et d'Asie. Mais quelle est la recette du succès fribourgeois? En fait, les 210.000 habitants de la ville (600.000 avec la banlieue) doivent une fière chandelle à... l'énergie nucléaire. Flash-back. Dans les années 1970, le projet de construire neuf centrales, le long du Rhin, crée une mobilisation sans pareille. Les vignerons, rejoints par les étudiants, craignant que la vapeur des tours de refroidissement ne compromette la qualité du vin. Leur "non" résolu à l'atome accouche, un peu plus tard, d'une prise de conscience écologique. Celle-ci se traduit bien vite dans les urnes: les Verts (Grünen) triomphent et un projet de rechange émerge, centré sur les énergies renouvelables et les économies d'énergie. Première particularité de l'opération: elle a mobilisé, dès le départ, tous les partis politiques. Aujourd'hui encore, si le maire de Fribourg est un écologiste, c'est toute la coalition locale (CDU et SPD) qui, depuis vingt ans, tient à bout de bras le concept de "Fribourg-ville solaire". Deuxième spécificité: la population, depuis l'origine, est étroitement associée au projet. Exemple: en 1996, les autorités locales décident de s'impliquer à fond dans l'opération "100.000 toits solaires en Allemagne", lancée par les Verts au niveau fédéral. Les particuliers et les chefs d'entreprise de Fribourg sont invités à installer des panneaux photovoltaïques sur le toit de leurs habitations et de leurs usines. L'électricité ainsi produite est rachetée par le "réseau" à un prix trois fois supérieur au prix habituel. Ceux qui, intéressés par la démarche, ne disposent pas de telles surfaces libres peuvent alors placer leurs économies dans un fonds, qui finance l'installation de panneaux sur les bâtiments publics. Le stade de football de Fribourg est ainsi recouvert de 2.500m2 de panneaux photovoltaïques. On en aperçoit aussi sur le toit de certaines églises, d'ateliers, d'entrepôts, de bureaux, etc. En 2006, le rendement de ce fonds était, pour les particuliers, de 5 à 6%: pas mal, en comparaison avec les 2 à 3% d'un compte d'épargne classique! Par ailleurs, près de 10% des Fribourgeois acceptent, aujourd'hui, malgré un léger surcoût, de s'approvisionner auprès d'un fournisseur d'électricité verte. Un monde parfait? Il y a évidemment des bémols. Sans les subsides fédéraux et régionaux, l'énergie solaire produite à Fribourg ne serait pas rentable. |
De plus, malgré la présence de 11.000 m2 de
panneaux photovoltaïques, la ville ne s'approvisionne auprès
de sources d'énergie renouvelables (soleil, eau, biomasse) qu'à
raison de 4% du total de ses besoins énergétiques. Mais elle
vise, à l'horizon, l'objectif de 10%.
Centrée autour d'une politique d'économies tous azimuts, la vraie révolution énergétique de Fribourg, outre la mobilité, se laisse entrevoir au coeur de deux quartiers modèles. Dans le quartier Vauban (40 hectares), situé à 2 kilomètres du centre-ville, une cinquantaine d'architectes imaginatifs ont conçu un tissu d'habitations bigarrées (appartements ou maisons),chauffées essentiellement par des copeaux importés de la Forêt-Noire et par des déchets organiques. Le chauffage urbain, en plus d'être une source de chaleur pour les habitations, produit de l'électricité (cogénération). L'habitat est systématiquement orienté au sud, muni de triples vitrages, dépouillé d'un maximum de ponts thermiques (sources de pertes d'énergie) et isolé sur plus de 30 centimètres d'épaisseur. Les façades moins bien exposées sont, autant que possible, dégagées de toute végétation haute, afin de bénéficier le plus possible du soleil pendant l'hiver. A Vauban, les lieux publics abondent: parcs, places, lieux de détente. Détail étonnant: le fait d'avoir banni les gazons anglais au profit des herbes folles se traduit, dans les lieux publics, par la présence d'une trentaine d'espèces de papillons, là où la plupart des villes allemandes doivent se contenter de 2 ou 3 espèces. Autre résultat significatif: seule une famille sur trois dispose encore d'une voiture. Un quartier un peu bo-bo ("bourgeois bohème"), réservé aux ménages très aisés? Oui, selon toute apparence. Le mètre carré de terrain à bâtir s'acquiert, à Vauban, 450 €! Cet argument n'a pas de quoi troubler les édiles locaux. Car, à l'autre bout de la ville, le quartier Rieselfeld (70 hectares, 11.000 habitants) accueille une population très variée qui ne peut s'offrir de tels logements, ni supporter la hausse drastique des loyers enregistrée partout à Fribourg. Ici, une habitation sur quatre est un logement social et 10% des logements sont réservés à des familles à très bas revenus. Maisons individuelles, habitats collectifs, appartements: la mixité est autant architecturale que sociale. Chaque habitation répond aux critères "basse énergie", soit une consommation annuelle de 65 à 70 kWh par mètre carré, la moitié d'une habitation belge très bien isolée. Aucun bâtiment ne dispose de quatre façades, par souci d'économie d'énergie. Bordées de larges trottoirs, les rues à circulation lente de Rieselfeld donnent lieu, toutes les trois minutes, à un spectacle un brin surréaliste. Un tram ultramoderne glisse silencieusement sur des rails qui semblent posés directement sur l'herbe. On a l'impression, dans ce quartier inachevé où pullulent encore les grues, que la rame va poursuivre son chemin à travers la réserve naturelle, située juste à côté des logements. Pas étonnant que la ville soit confrontée, sur le plan budgétaire, à un important déficit chronique! Pour combler les trous, les autorités sont occupées à céder une partie du parc de logements sociaux à des promoteurs privés. Le débat politique local fait rage... Mais, à Fribourg, il en faut davantage, semble-t-il, pour ébranler les orientations adoptées il y a vingt ans. Depuis sa révolution énergétique, la ville estime avoir réussi à diminuer de moitié ses émissions de CO2. Et les nouveaux projets ne manquent pas. Pas loin de la gare, on s'apprête à creuser profondément pour aller chercher de l'eau chaude à 16 degrés, qui sera bien utile en hiver: la ville s'achemine vers la géothermie! En visite à Fribourg, l'année dernière, les membres de l'association APERe(1), spécialisée dans les énergies renouvelables, se sont fait taquiner par un des guides de la ville allemande, ébahi d'apprendre que, chez nous, la nouvelle gare TGV de Liège, malgré son toit gigantesque, ne comporte pas un seul panneau solaire. La délégation belge a ri jaune. (1) APERe, association pour la promotion des énergies renouvelables. |