Tandis que de nouvelles usines de production de photopiles
au silicium amorphe s'implantent dans le monde, notamment aux Etats-Unis
et en Allemagne, la France, bercée par le lobby nucléaire,
dort. Et rate le virage majeur vers la domestication du Soleil (1). C'est
pourtant Frédéric Joliot, grand pionnier français
du nucléaire et gendre de Marie Curie, qui déclara en 1956,
devant le Conseil économique : « A mon avis, il faut s'occuper
très sérieusement et dès maintenant de l'utilisation
de l'énergie solaire. C'est sans doute par des recherches techniques
que l'on arrivera à améliorer considérablement les
procédés d'utilisation de l'énergie de la radiation
solaire. C'est, je le répète, un problème d'une très
grande importance, qui devrait intéresser l'industrie française
et les établissements de recherche appliquée de l'Etat. En
bref, il convient de faire appel à toutes les sources d'énergie
possibles et mener de front les recherches en vue d'en faire jaillir de
nouvelles. Il ne serait pas raisonnable de voir dans l'énergie atomique
la seule source capable de répondre à l'accroissement considérable
des besoins en énergie de notre pays. » (2).
Si cet appel avait été entendu, les
sommes importantes, investies dans les centrales nucléaires et le
retraitement des déchets, auraient pu faire de la France le grand
fournisseur mondial de « solaire ». Orienté différemment,
l'effort financier et scientifique dont bénéficia le nucléaire,
eut abouti dès 1975 à des filières solaires suffisamment
évoluées pour abréger, et même éviter,
le stade nucléaire. Il est évident que celui-ci n'est plus
qu'une transition entre l'ère des combustibles fossiles et celle
du tout-solaire.
Ce n'est plus « une vision rose de Verts »:
dans 15 ou 30 ans, des capteurs solaires sur les toits des maisons et des
bâtiments auront supplanté le pétrole, mais aussi les
centrales électriques, hydrauliques, thermiques et surtout nucléaires.
Déjà, les photopiles au silicium amorphe permettent de produire
efficacement de l'électricité solaire. Commercialisées
depuis deux ans, elles vont peut-être équiper une centrale
de 50 mégawatts en Californie. Le prix des panneaux à depuis
baissé de moitié, en attendant la baisse encore plus substantielle
qu'annoncent les experts. Des tuiles solaires, garnies d'une couche très
mince de ce silicium, pourraient recouvrir progressivement les quelque
2000 kilomètres carrés de toitures qui existent en France.
En plein soleil, avec un rendement de 12 %, la puissance engendrée
atteindrait 240 gigawatts, c'est-à-dire la puissance instantanée
de 200 « tranches » nucléaires. Or des rendements encore
plus intéressants, dépassant 30 % sont déjà
obtenus avec certains types de photopiles.
Le procédé du silicium amorphe, mis
au point en France par le Pr I. Salomon et la société Solems,
a été adopté pour monter en Allemagne une importante
chaîne de production de panneaux.
Il est évidemment essentiel de conserver
l'énergie ainsi captée, afin d'en bénéficier
à tout moment, notamment la nuit, en hiver et lors des périodes
de mauvais temps, ou les photopiles débitent beaucoup moins qu'en
plein soleil. C'est possible par la voie biochimique.
Actuellement, cette mise en conserve est, le plus
souvent, effectuée par des batteries au plomb, semblables à
celles qui équipent les voitures. Mais elles sont chères
et lourdes, et elles gardent mal la charge ; on ne peut pas s'en servir
pour récupérer en hiver de l'électricité solaire
accumulée en été : les fuites internes des batteries
au plomb sont importantes et dissipent la charge en quelques mois. De nouvelles
batteries apparaissent, comme celles au lithium, commercialisées
depuis quelques mois au Canada et en Allemagne, et celles au sodium-soufre,
développées en Suisse pour les nouvelles voitures électriques
et solaires. Relevons qu'en Suisse, huit stations de ski ont choisi, après
Zermatt et Saas Fe, d'interdire les véhicules « fumants »
et de ne laisser circuler que des véhicules électriques,
silencieux et non polluants. L'initiative a été appréciée
par la clientèle de ces stations.
En Suisse également, des subventions sont
accordées au constructeur Swissmobile pour lancer une fabrication
de voitures solaires. Pour comprendre ce qu'est
la voie biochimique, il faut rappeler qu'en hiver, un kilomètre
carré de forêt ou de prairie sous la neige contient une réserve
d'énergie de l'ordre du gigawatts heure, sous forme de sucres stockés
dans les racines. Cette énergie est mobilisée au printemps
pour produire des feuilles, des tiges, des fleurs, etc., avant qu'apparaissent
les nouvelles feuilles pour capter à leur tour l'énergie
solaire. Cette énergie est la seule que puisse utiliser la plante
qui cache sous terre des tubercules bourrés d'amidon, le manchot
Adélie qui reste trois mois sans manger grâce à sa
graisse où le grand papillon saturnide qui vole sans jamais se nourrir.
Ce stockage biochimique est exploité par l'homme depuis les
débuts de l'agriculture pour se nourrir et se chauffer en hiver.
Mais l'homme n'a pas su, jusqu'ici, en tirer directement de l'électricité
(contrairement aux poissons électriques). Nous n'en sommes pas très
loin. Il existe déjà des systèmes nommés «
piles à combustible » qui produisent à froid de l'électricité
en combinant des molécules oxydantes et réductrices, par
exemple l'oxygène et l'hydrogène.
L'hydrogène est difficile à manipuler
; il fuit et s'enflamme au contact de l'air. Mais les processus catalytiques
permettent actuellement de travailler avec des molécules plus commodes.
Le Pr Graetzel, de l'Institut polytechnique de Lausanne, vient de mettre
au point la production de méthane (CH4) à partir d'hydrogène,
qui peut être d'origine solaire, et de gaz carbonique atmosphérique.
Du méthane solaire pourrait ainsi être produit et stocké
à long terme.
Deux voies concurrentes se présentent donc
en matière d'énergie stockable fondée sur le solaire
: des systèmes de stockage électrochimiques à hydrogène,
ou encore à méthane, recourant aux procédés
de la chimie minérale ; et les filières biochimiques, certes
plus complexes, mais dont les rendements pourraient être plus intéressants
et qui réduiraient la pollution.
- Dans la première voie, celle
de la chimie minérale, les photopiles constituent le premier élément
d'une chaîne ; il faut ensuite mettre au point les systèmes
électrochimiques de stockage et de récupération. La
photolyse directe de l'eau, produisant de l'hydrogène, voire des
hydrocarbures, par des réactions de photochimie minérale
ou organique est une variante qui fait aussi l'objet de recherches.
- Dans la seconde voie, celle des filières
biochimiques, pas de photopiles ni d'autres collecteurs chimiques ; on
récoltera les sucres ou hydrocarbures produits par des plantes vertes
ou des algues microscopiques, éventuellement cultivées sur
les toits, on les stockera, et on pourra tenter d'utiliser des bactéries
pour récupérer l'énergie.
Des résultats récents montrent en
effet que des générateurs électriques à base
de bactéries, nourries avec du sucre ou des résidus comme
le petit lait, peuvent avoir un rendement élevé.
En fait la production d'électricité
par des bactéries aussi banales qu'Escherichia coli, ordinaire dans
l'intestin humain, a été observée dès 1910
par Michael Cresse Potter, professeur de botanique à l'université
de Durham (Grande-Bretagne). Depuis, la production bactérienne d'électricité
a été étudiée en vue des applications énergétiques
par différents laboratoires, aux Etats-Unis, en Amérique
du Sud et au Japon notamment. Dans les années soixante, la NASA
consacra un financement appréciable à ces travaux, éventuellement
applicables à l'électrification des stations spatiales. Les
mécanismes métaboliques d'E. coli devinrent mieux connus,
mais le rendement de la production électrique resta longtemps inférieur
à 1 %.
Puis, dans les années quatre-vingts, Peter
Bennetto, chimiste au King's College de Londres eut l'idée d'ajouter
aux milieux de culture un produit dit médiateur, qui améliore
le transfert des charges électriques entre les cellules des bactéries
et l'électrode.
Après un séjour dans ce laboratoire,
la chimiste japonaise Kasuko Tanaka obtint des rendements en conversion
chimique de 70 à 80 % ; le rendement spécifiquement énergétique,
lui, atteindrait 40 %, ce qui est déjà remarquable à
ce stade.
Ainsi, des bactéries nourries au sucrose
transforment celui-ci presque entièrement en gaz carbonique et en
eau, avec une production électrique proche du maximum théorique,
soit 48 faradays par mole de sucrose. Des « piles à combustibles
microbiennes » construites à King's College contiennent 200
cm3 de culture microbienne et produisent un courant de 2 ampères
en continu. Le débit électrique persiste pendant plusieurs
mois si elles sont régulièrement nourries.
Des améliorations sont encore nécessaires,
notamment dans la structure des électrodes et l'élimination
de certains déchets métaboliques qui empoisonnent les bactéries
s'ils s'accumulent (voir encadré).
A titre de comparaison, la production classique
d'électricité dans les centrales thermiques à partir
d'hydrocarbures, tout comme la production d'énergie mécanique,
par exemple dans un moteur de voiture, à un rendement qui varie
entre 10 et 42 %, conséquence du théorème de Carnot.
Au siècle dernier, Sadi Carnot montra en effet que le rendement
d'un moteur thermique est inférieur ou égal à 1-Tf/Tc,
Tf et Tc étant les températures absolues de la source froide
et de la source chaude.
Ce théorème explique notamment que
les deux tiers de la puissance dégagée par une centrale nucléaire
soient dissipés dans l'environnement sous forme de pollution thermique.
Si les moteurs thermiques semblent dorénavant condamnés,
tout comme les centrales thermiques et nucléaires, c'est donc autant
en raison de leur rendement inférieur que des problèmes de
pollution. Bennetto écrit dans le New Scientist (3) qu'une future
voiture électrique emportant 50 kg de sucre comme carburant pour
nourrir sa batterie microbienne pourra parcourir plus de 1000 km.
Le poids de tels systèmes, combinant un moteur
électrique et une bio-batterie avec son réservoir, sera bien
inférieur à celui des systèmes électriques
actuels, alourdis de façon catastrophique par leurs batteries à
base de métaux. Il sera même vraisemblablement inférieur
au poids des moteurs à essence classiques avec leur réservoir.
Cela est particulièrement intéressant pour l'aviation. Les
actuels prototypes d'avions électriques sont silencieux et non polluants,
mais handicapés par le poids des batteries (l'avion solaire Solar
Challenger de l'Américain Paul McCready, qui a traversé la
Manche en 1981, n'avait pas de batteries et aurait été obligé
de se poser s'il était passé sous l'ombre d'un nuage).
Là encore, il n'est pas fou d'imaginer que
des batteries bio-électriques puissent, grâce à leur
légèreté et à l'amélioration du rendement,
augmenter sensiblement le rayon d'action de ces avions silencieux et non
polluants. On tiendrait là une solution à la pollution aérienne,
bizarrement méconnue : faut-il rappeler que les additifs chlorés
du kérosène d'aviation ont contribué à détruire
la couche d'ozone qui protège la Terre ?
Pour mettre au point des batteries microbiennes,
une collaboration européenne s'est amorcée entre le laboratoire
du King's College, cité plus haut, le Glynn Research Institute,
avec la participation du biologiste prix Nobel p. Mitchell, la société
LML Products, et, en France, le groupe Energies Renouvelables, le Laboratoire
de physique et d'électrochimie et le Centre de transfert en biotechnologie
et microbiologie à l'université de Toulouse.
Les progrès dans l'utilisation de l'énergie
solaire sont d'autant plus frappants que les recherches fondamentales n'ont
commencé qu'il y a une vingtaine d'années, alors que les
technologies dures exercent leur domination depuis près de deux
siècles.
L'intérêt de l'énergie solaire devient éclatant
en cette fin du XXe siècle, où le maintien de l'écosystème
planétaire est enfin apparu comme la condition de survie de l'humanité.
Ils prêtent donc un relief particulier supplémentaire aux
inconvénients bien connus des centrales : destruction d'écosystèmes
fluviaux millénaires pour les centrales hydrauliques, pollutions
chimique et thermique difficilement évitables pour les centrales
thermiques, pollution thermique et radiochimique pour les centrales nucléaires.
C'est pourquoi le projet de barrage sur le fleuve Sinnamary, en Guyane,
est considéré mondialement comme un crime écologique
dommageable à l'image de la France.
Economiquement aussi, les progrès du solaire
apparaissent comme la solution de rechange. Le nucléaire décline
de lui-même partout dans le monde. Les avantages des énergies
dites nouvelles deviennent évidents pour les pays en voie de développement
(auxquels la France espérait vendre des centrales nucléaires).
Selon le ministre Brice Lalonde, le Danemark a exporté davantage,
sous forme d'éoliennes, que la France, sous forme de centrales nucléaires.
Un fait d'autant plus regrettable qu'EDF construisait des éoliennes
prototypes performantes dans les années cinquante, mais à
ensuite supprimé cette filière. Il est vrai toutefois que
le nucléaire a diminué, en France, la pollution des centrales
thermiques, mais des filtres auraient aussi éliminé la pollution
acide et particulaire.
Au dernier congrès organisé par la
CEE sur l'énergie solaire photovoltaïque, il fut essentiellement
question des photopiles « physiques » et de systèmes
de stockage tout aussi physiques, comme les batteries ou l'hydrogène.
On y évoqua les projets allemands d'« économie à
base d'hydrogène », qui mettraient en oeuvre d'énormes
centrales photovoltaïques, de même que l'installation-pilote
Hysolar, mise en route à Stuttgart pour produire de l'hydrogène
solaire.
On y a discuté, en comité consultatif,
sur la dimension souhaitable des centrales photovoltaïques : doivent-elles
être collectives ou individuelles ? Je fus chargé de représenter
le point de vue des écologistes, en faveur de microcentrales sur
chaque maison. Il est évident que le solaire se prête mal
à la centralisation, mais il est plus tentant pour les industriels,
français notamment, de susciter de gros projets à financement
public que de se battre sur le marché libre et internationalisé
des petites installations individuelles.
Jusqu'ici, les subventions communautaires, attribuées pour équiper
des maisons ou des villages isolés, ont financé un petit
nombre d'installations de grandes dimensions, de préférence
à un grand nombre de petites installations. La seconde approche
serait cependant préférable, car l'expérience prouve
que les gens qui disposent d'un générateur solaire de faible
puissance, même s'ils n'ont pas de connaissances techniques, deviennent
rapidement compétents pour en effectuer la maintenance et pour l'agrandir
si nécessaire.
Des subventions modestes peuvent ainsi déclencher
des vocations, alors que les installations coûteuses fortement subventionnées
découragent l'action individuelle. De plus, c'est bien souvent en
voyant faire un voisin que les gens veulent essayer l'électricité
solaire. A cause de cet effet de contagion, la croissance exponentielle
de la population solarisée sera plus rapide, à budget de
subventions égal, avec un grand nombre de petites subventions qu'avec
un petit nombre de grosses. Une réforme de la politique des subventions
dans ce domaine s'impose donc.
Les descriptions que voilà ne résument
certes pas toutes les filières exploitables pour la production d'électricité.
Electricité que nous avons, un peu vite, pris l'habitude de considérer
comme ne pouvant être produite que par de grosses installations «
dures », alors que, depuis bien longtemps, sans bruit et sans fumée,
les milieux vivants en fabriquent. La diversité des matériaux
et filières actuellement étudiés pour l'électrification
solaire crée une concurrence fort stimulante. Mais il faut que les
organismes de recherche qui ont fait le succès du photovoltaïque
physique s'intéressent également aux filières biochimiques.
Il importe que les barrières tombent et que la concurrence des filières
se développe harmonieusement.
-----
(1) Science & Vie avait déjà évoqué
il y a plus de trois ans (n° 829, octobre 1986) les réalités
et les promesses de l'énergie solaire. On peut toujours s'y référer.
(2) Joliot-Curie, par Pierre Biquard, Ed. Pierre Seghers.
(3) Peter Bennetto, New Scientist, 16 avril 87, p. 36
ENCADRÉ
Depuis 1910, les chercheurs s'intéressent
à la production d'électricité à l'aide de bactéries.
Mais c'est au début des années 1980 que Peter Bennetto, du
King's College de Londres, à l'idée qui permettra d'obtenir
des rendements significatifs. En effet, dans une pile bactérienne
(2 et 3), on utilise le catabolisme naturel des sucres par les bactéries,
c'est-à-dire la propriété qu'ont les microbes de «
casser » les combustibles riches en électrons, les électrons
ainsi libérés allant vers l'anode. Mais le rendement, jusque
la, est infime.
|