La G@zette Nucléaire sur le Net!
N°22/23
LE "MOUVEMENT"

1. Introduction

     La Gazette Nucléaire informe sur les problèmes qui concernent l'industrie nucléaire; elle apporte ainsi des éléments de jugement indispensables à l'action antinucléaire, mais elle n'a jamais eu l'occasion jusqu'ici d'étudier directement cette action elle-même. Il est d'ailleurs rare et même exceptionnel que les acteurs sociaux tournent leur regard sur eux-mêmes; ils résistent même souvent à ceux qui veulent les étudier. Ils leur disent: étudiez plutôt nos adversaires; aidez-nous à obtenir les informations qu'on nous cache. C'est en analysant la situation actuelle, celle à laquelle nous devons faire face, que vous serez le plus utiles. Un tel raisonnement n'est jamais convaincant, même s'il est facile à comprendre. Plus on croit à I'importance des mouvements sociaux et plus il est indispensable que soit menée une réflexion sérieuse sur leur action et leur organisation, qui puisse aider ces mouvements à réfléchir sur eux-mêmes et à faire les choix qui vont commander leur action.

     Dans le cas de l'action antinucléaire, les chercheurs qui voulaient étudier l'action collective ont rencontré une situation très éloignée de celle qui vient d'être évoquée. Les militants antinucléaires ont constamment fait preuve non seulement d'une extrême ouverture d'esprit à l'égard de ceux qui s'interrogeaient sur leur action, mais encore ont manifesté avec insistance leur appel à des sociologues qui auraient la volonté de comprendre le mouvement antinucléaire, tout en se sentant responsables à I'égard d'une action dont il est certainement indispensable qu'ils reconnaissent l'importance s'ils veulent être capables de la comprendre. Ainsi s'est opérée la rencontre des militants et des chercheurs. Les premiers étaient convaincus qu'une analyse de l'action antinucléaire elle-même et non pas de l'industrie nucléaire ou de la politique gouvernementale leur était indispensable; les chercheurs s'interrogeant sur les forces sociales capables de porter dans notre société des revendications et des contestations de type nouveau, étaient convaincus dès le départ que la lutte antinucléaire était un des lieux principaux «et peut-être le lieu principal» où pouvait se manifester ce mouvement social de type nouveau. 
     La recherche, dont les orientations et les résultats principaux vont être présentés, peut surprendre le lecteur car elle ne comporte aucune analyse critique de la politique nucléaire. Elle ne se place pas sur le même terrain que les ouvrages nombreux et sérieux qui ont mis en cause les affirmations officielles sur les plans scientifique, technique et économique. Ceux-ci constituent un aspect important de l'action antinucléaire car la politique du gouvernement et des entreprises parle constamment au nom de la logique de la science, de la rationalité technique et des exigences de la production. Il est donc indispensable que l'action antinucléaire développe une argumentation de type scientifique, technique et économique. Mais ceux-là même qui assument ces tâches de contre-expertise se sont dits convaincus, au cours de la recherche, que leur action ne devait pas les conduire à adopter un point de vue parallèle à celui de leurs adversaires et qu'ils devaient au contraire insérer leurs argumentations techniques à l'intérieur d'une critique plus générale, montrer constamment que le choix de solutions énergétiques est inséparable de préférences sociales, de modèles différents de développement et, plus largement encore, de conceptions opposées de la vie sociale. 

suite:
     D'un autre côté, on peut s'étonner aussi de ne trouver ici aucun recours aux méthodes habituellement employées par les sciences sociales. Il ne sera fait usage d'aucune enquête sur les opinions et les attitudes ou d'aucune enquête ethnographique. Les résultats apportés par de telles recherches sont d'un intérêt indiscutable et il faudra un jour relier ces résultats à ceux que nous apportons nous-mêmes. Mais il était indispensable de se concentrer sur l'étude de l'action collective antinucléaire elle-même. Rien ne permet de passer directement de la connaissance des réactions de l'opinion publique à celle des orientations et des formes d'action d'une action collective organisée.
     L'objet unique de la recherche est de nous interroger sur la nature sociale de la lutte antinucléaire. S'agit-il d'un mouvement d'opinion violent mais passager ou, comme disent certains sociologues, d'une «résistance au changement»; s'agit-il tout au contraire d'une contestation centrale de nouvelles formes de pouvoir; ou doit-on penser qu'il ne s'agit que d'un champ nouveau ou secondaire d'une action qui doit rester définie comme celle du mouvement ouvrier? Cette action est-elle destinée à s'exprimer sur le mode d¹une croisade presque inorganisée ou au contraire va-t-elle se transformer en un groupe de pression, en un lobby antinucléaire? Va-t-elle chercher une expression autonome au niveau proprement politique, en participant sous son drapeau aux consultations électorales ou va-t-elle chercher l'alliance de certains partis ou encore va-t-elle se définir en dehors du champ électoral ou même contre lui? 
     C'est ici qu'il faut nous distinguer d'un troisième ordre d'écrits et de réflexions. Notre travail n'est pas de même nature que celui des idéologues, de tous ceux qui s'efforcent de dégager l'esprit et la signification d'un mouvement en se plaçant de son point de vue propre. La difficulté de la tâche vient de ce que nous devons à la fois analyser les acteurs sociaux en des termes qui ne correspondent pas à leur conscience et analyser la signification de leur action volontaire sans la réduire à une réponse à une situation objective. Indiquons donc en peu de mots la méthode que nous avons suivie et qui a été présentée de manière plus étendue dans le livre d'Alain Touraine, «La voix et le regard» et dans la première partie du livre «Lutte étudiante» rédigé par lui-même, François Dubet, Zsuzsa Hegedus et Michel Wieviorka, et qui a été consacré à la grève étudiante de 1976. 
     Cette méthode repose sur quatre principes:
     1. Les militants qui participent à une action doivent être étudiés en tant que tels. c'est-à-dire d'abord en groupe puisqu'il s'agit d'une action collective, mais surtout avec leur pleine participation en tant que militants. Nul ne doit se sentir ou être le sujet d'une expérience. Il faut [que] le travail accompli reçoive une justification du point de vue de l'action militante elle-même. 
     2. Puisqu'il s'agit d'étudier une action et non pas des opinions, les chercheurs ne sont pas des enquêteurs. Au début de la recherche, ils aident simplement à organiser la rencontre des militants et de leurs interlocuteurs réels, amis ou ennemis. C¹est ainsi qu'ont été organisées des rencontres de militants antinucléaires avec des représentants de l'EDF, du CEA, des hommes politiques de la majorité ou de l'opposition, des militaires, des animateurs du mouvement écologiste, etc.
     3. Les chercheurs n'étudient pas les réponses des militants mais l'analyse que ceux-ci mènent de leur propre action, en particulier en réfléchissant sur ce qu'ils ont dit au cours de ces rencontres avec les interlocuteurs. Le travail du sociologue est donc d'abord une analyse de l'auto-analyse des militants.
p.2

    4. Mais les chercheurs ont un autre rôle, plus actif. Ils élaborent, au cours de cette recherche qui est longue -puisque chercheurs et militants passent plus de cent heures ensemble dans le cadre de petits groupes de travail - des hypothèses sur la signification possible de l'action étudiée. Ils cherchent en particulier à déceler quelle peut être la plus grande importance possible de ces mouvements, jusqu'où peuvent s'élever leurs revendications et leur contestation. Ils présentent devant le groupe cette signification la plus élevée et c'est à partir de cette image très positive que les militants réagissent et qu'on voit les diverses significations possibles d'une lutte se séparer, se différencier.
    5. Une fois achevée la phase principale de cette recherche appelée «intervention sociologique», les chercheurs, ayant rédigé un premier texte, présentent leurs hypothèses à la fois à ceux avec lesquels ils ont travaillé et à d'autres groupes de militants, de façon à confronter leurs idées avec la réflexion et l'action de groupes réels. Ceci donne naissance à un va-et-vient entre l'analyse et l'action qui est appelé «sociologie permanente». 
    C'est pourquoi l'analyse d'une lutte ne doit pas prendre dans cette perspective la forme d'un exposé historique, mais celle, assez inhabituelle, d'un récit de l'intervention sociologique elle-même. L'idéal des chercheurs est de rapprocher autant que possible leur analyse des problèmes étudiés de celle du contenu et de la forme des débats internes des groupes de militants constitués par les chercheurs pour la recherche. Nous ne pouvons pas, dans ce texte, suivre cette méthode d'exposition qui serait trop longue. Du moins avons-nous voulu conserver la progression qui a été celle du travail des groupes. Ceux-ci sont partis de l'expression de réactions globales, culturelles, politiques et sociales; d'un rejet non seulement de la politique de l'énergie nucléaire, mais encore des valeurs et des formes d'organisation de la société industrielle, en particulier capitaliste. Dans un deuxième temps, les groupes ont commencé à dégager des formes partielles d¹action possible, en particulier à analyser les relations de l'action antinucléaire et du syndicalisme. Enfin, au cours de la phase décisive de l'intervention, un débat plus approfondi et parfois plus dramatique a été mené avec la participation active des chercheurs, sur les significations possibles de l'action antinucléaire. Notre exposé suivra successivement ces trois phases principales de la recherche et se terminera par une analyse concrète de l'état actuel des luttes antinucléaires, mouvement de retour à l'action réelle qui annonce la deuxième phase du travail: la soumission des analyses à des groupes réels de militants, phase engagée au moment où sera publié ce texte.

2. Rappel historique 

     Il nous semble utile de commencer par un rappel historique succinct pour indiquer les principales étapes qu'a connues la lutte contre le programme électronucléaire. Tout d'abord, issu de Mai 68, le courant libertaire s'oriente vers l'écologie car celle-ci semble être capable de prendre en charge les aspirations de 68; ainsi sont posés les problèmes du développement, de la croissance comme des thèmes politiques, mettant en cause directement les rapports de domination. Autour de ceux-ci, ce courant pense pouvoir constituer une action politique et contestataire. Son discours socio-politique qui dénonce le nucléaire montre clairement que la place centrale donnée à l'action antinucléaire a pour but de transformer la contestation culturelle en action politique.
     L'argumentation dénonçant le nucléaire est commandée par une certaine conception de la société qui s'oppose à la conception technicienne centralisée, dont l'aboutissement serait la société nucléaire. Car les dangers de la non-fiabilité de l'industrie nucléaire et du type de croissance imposé par le nucléaire sont posés comme des problèmes politiques. En dénonçant les premiers, les écologistes mettent en cause le nucléaire présenté comme une solution strictement technique, neutre et progressiste. 

suite:
     En analysant les seconds, ils démontrent qu'en imposant le nucléaire comme solution privilégiée, ce qu'on impose, c'est un certain type de société qui est non seulement en continuité avec la société actuelle, fondée sur les seuls critères de la croissance et de la consommation, mais qui, par le nucléaire, devient une société de plus en plus centralisée et contrôlée. Mais malgré cette intention, les manifestations, les fêtes antinucléaires de la période 1971-74 ne deviennent pas le début d'un mouvement politique de masse; elles ne suscitent ni la mobilisation de la population, ni celle d'autres secteurs; elles restent l'apothéose de la contre-culture, les lieux de rassemblement de la nouvelle contestation, celle qui s'exprime autant à Bugey qu'au Larzac ou autour de Lip.

LA CRITIQUE POLITIQUE 
     La tentative de créer un mouvement politique et de masse autour du nucléaire est prise en charge à partir de 1972 par des militants du mouvement étudiant arrivant à l'écologie, cherchant à opérer la synthèse entre la critique politique et la critique écologiste. Les écologistes politiques centrent leur activité consciemment autour du nucléaire, à la fois pour se situer au coeur du conflit social et pour transformer la sensibilité, le courant d'idée qu'est l'écologie en action politique. 
     Contrairement à la tentative précédente, celle des écologistes politiques ne se solde pas par un échec mais par une réussite inattendue, mais dans un autre domaine que celui qui était visé. Car si les campagnes antinucléaires lancées par des écologistes ne réussissent pas à mobiliser la population, il se révèle, pendant la même période, que les actions qui visent à politiser la sensibilité écologiste, en s'adressant directement à l'opinion publique, ont un écho inattendu. Le relatif succès de la campagne de René Dumont aux élections présidentielles de 1974 révèle non seulement l'existence d'une sensibilité à l'égard des thèmes écologistes mais aussi la possibilité et le danger que l'action des écologistes qui veulent construire un grand mouvement contestataire et politique débouche sur la formation d'un courant d'opinion qui réunit tout le monde sous la couleur verte sans égard aux options politiques, et dont l'objectif devient la recherche d'une expression politique autonome dans le champ qui est celui des partis politiques. 
     Le conflit qui oppose ceux qui cherchent une capacité d'action politique organisée, donc une structure autour d'objectifs politiques bien définis, à ceux qui ne veulent qu'une coordination des actions écologiques sans définition des objectifs politiques, montre déjà toutes les ambiguïtés de l'action antinucléaire.
     Il montre que l'objectif initial des écologistes politiques, de se donner les moyens d'une action politique organisée, d'une structure, d'une organisation, se heurte à la résistance à la fois des libertaires et de ceux qui visent non pas une lutte politique et de masse mais un courant d'opinion écologiste. Mais ces ambiguïtés restent cachées car la situation semble devoir changer profondément fin 1974 par l'apparition d'une vague de contestation antinucléaire. 
    La campagne des écologistes, premiers à dénoncer le programme électronucléaire lancé par le gouvernement en 1974, trouve cette fois plus qu'un écho. La vague de la contestation provoquée par le programme déborde largement le milieu écologiste. La mobilisation d'une partie de la population, directement concernée par les sites futurs semble constituer la base d'un grand mouvement antinucléaire qui, en France, prend immédiatement un caractère politique par l'entrée de nouveaux acteurs dans la contestation, tels les scientifiques, la CFDT, les militants d'extrême gauche. Car ce qui est mis en cause en France dès le début à travers le nucléaire, c'est le pouvoir politique, lié à celui des grandes entreprises publiques, qui impose un type de société en imposant une technologie incontrôlable, qui engage par le nucléaire et de manière irréversible dans une société non seulement productiviste et irresponsable mais encore hyper-centralisée et policière.

p.3

LA FORMATION D'UNE GRANDE LUTTE SOCIALE
     Ce programme électronucléaire français, unique au monde par son caractère global qui remplace le tout pétrole par le tout nucléaire et engage la construction de dizaines de centrales de grande puissance et l'industrialisation à grande échelle de technologies non maîtrisées industriellement, comme les surrégénérateurs et le retraitement, suscite la contestation de divers côtés. 
     Le refus catégorique du nucléaire de la part des écologistes, qui découle de leur critique du type de développement et de société qui mène au nucléaire, ce refus trouve son écho dans la population des régions directement concernées par l'installation des centrales. Mais le caractère global du programme français fait réagir d'autres acteurs qui ne refusent pas le nucléaire, mais qui s'opposent au tout nucléaire, à l'irresponsabilité de la décision, comme le font les scientifiques; au type de développement et de société qu'implique le tout nucléaire et ses conséquences sociales, économiques et techniques, comme le fait la CFDT. Et en même temps, c'est ce caractère immédiatement politique qui, contenant toutes les contradictions de l'avenir, sera la source de l'éclatement futur. La France est le seul pays occidental où une des grandes centrales syndicales prend position contre le programme électronucléaire.
     Car la spécificité de cette contestation antinucléaire en France est justement son caractère immédiatement politique. Dès le début, elle n'apparaît pas comme une simple lutte contre le nucléaire, mais comme une lutte contre un acteur social qui, à travers le programme électronucléaire, impose son pouvoir sur la société. Ainsi dans la dynamique de la contestation semblent apparaître dès le début des éléments d'une lutte sociale à la fois de masse et politique.

LES SCIENTIFIQUES 
     Par l'appel des 400 scientifiques, s'adressant directement à l'opinion publique en février 1975 pour attirer son attention sur la nature «irréfléchie» de la décision du gouvernement Messmer, dont «les conséquences risquent d'être graves», la critique scientifique entre sur la scène publique. L'appel met en cause le programme électronucléaire au nom de la science et de la rationalité auxquelles celui-ci fait appel.
     Par la création du GSIEN et par la publication de la Gazette Nucléaire, les scientifiques prennent en charge non seulement la critique du programme, mais l'information du public. Ils apportent à la contestation antinucléaire non seulement la garantie du savoir, mais encore la compétence nécessaire à la mise en cause du programme électronucléaire sur le terrain même de l'adversaire, par des travaux sur le nucléaire et sur l'énergie, autant que par des débats publics qui se répandent dans toute la France. 

suite:
     Mais un certain malaise apparaît assez vite: en portant la garantie du savoir à la contestation, en lui assurant ses contre-experts, les scientifiques se trouvent dans le rôle qu'ils contestent par ailleurs et ils se situent au plus loin de ce qui les a amenés à la contestation antinucléaire, au plus loin de la mise en cause de la fonction, de la production et de l'utilisation sociale de la science.

LA DÉFENSE LOCALE 
     La publication de la localisation des futures centrales déclenche une contestation massive dans plusieurs régions, en Bretagne et dans le Sud-Ouest. Les affiches «Non au nucléaire», «La centrale est la mort» apparaissent partout. les manifestations se succèdent et mobilisent des dizaines de milliers de personnes. 
Contrairement à l'action contre la centrale du Bugey en 1971, ces manifestations, les occupations des sites, même si elles sont souvent organisées par les écologistes, mobilisent la population qui se regroupe avant ou après les grandes actions dans des comités de défense dont le nombre se multiplie. A travers ces actions qui visent à empêcher l'installation de la centrale par des manifestations, des occupations, le refus des enquêtes d'utilité publique, etc., la population se trouve directement en face du pouvoir public et d'EDF. 
     En effet, plus la contestation est forte, plus EDF est obligée de s'appuyer sur l'appareil répressif ou judiciaire de l'État. Les interventions de la police en Bretagne comme à Braud-Saint-Louis, les procès qui les suivent souvent, révèlent le caractère immédiatement politique du nucléaire en même temps que l'impuissance des élus, l'absence de démocratie réelle, la faiblesse de tous les moyens d'intervention face à EDF-État. Ainsi, à côté des affiches à tête de mort, très vite en apparaissent d'autres: «Empêchons le nucléaire par tous les moyens», «EDF et industriels décident, les CRS font le reste». Cela montre que la force de la mobilisation n'est pas due uniquement à l'action défensive mais largement à la confrontation avec l'État, à la répression à laquelle se heurte immédiatement toute action défensive. L'alliance entre la lutte défensive locale et l'opposition à l'ordre, à l'État, est donc présente dès le début mais elle n'apparaît que sous son aspect positif: c'est elle qui donne un caractère immédiatement politique à l'action défensive, qui fait naître l'espoir que l'action locale peut être la base d'une grande lutte politique.

p.4

LA CONTESTATION POLITIQUE 
     Cette dynamique des actions défensives vers une confrontation avec le pouvoir politique est renforcée par les contestataires, culturels ou politiques, qui trouvent dans cette vague antinucléaire un lieu de l'opposition au pouvoir politique, à l'État. Les manifestations antinucléaires deviennent les lieux de rassemblement de toutes sortes de contestations et, à partir de 1975, la lutte antinucléaire devient un des lieux d'action pour les organisations d'extrême gauche.
     Cette alliance, qui montre le plus clairement l'ambiguïté qui est derrière la tentative de transformer l'action défensive directement en action politique, se manifeste aussi dans le refus où se retrouvent libertaires, anarchistes et militants locaux, qui s'opposent tous à toute forme d'organisation et de structure. Le clivage passe entre ceux qui, pour transformer la contestation en lutte sociale ayant une capacité d'action politique organisée, veulent lui donner une structure autour d'objectifs bien définis et ceux qui ne veulent qu'une coordination entre des actions ponctuelles ayant chacune leurs propres objectifs.

LA CONVERGENCE DES ACTIONS 
     Toutes ces ambiguïtés restent cachées car, en 1976-77, on assiste à la montée et à l'intégration progressive des luttes. 
     La distance qui sépare les régions de forte mobilisation populaire et Paris semble réduite par la campagne contre le projet de centrale de Nogent-sur-Seine. Pour la première fois, les Parisiens sont confrontés aux dangers, aux risques qui les concernent directement en tant qu'habitants d'une région menacée par une centrale nucléaire. Les affiches, comme le meeting auquel aboutit la campagne, appellent non pas à la contestation politique, mais à la défense contre le danger de mort. 
     La dynamique de la contestation à l'intérieur de l'industrie nucléaire prend un tournant décisif avec la grève des travailleurs de l'usine de retraitement de La Hague en automne 1976. Les grèves au CEA commencent en 1969 au moment où l'abandon de la filière graphite-gaz, son exclusion du programme nucléaire, amènent la direction à réduire le personnel: 3.600 licenciements sont prévus. L'orientation industrielle du CEA, la «privatisation» du retraitement, la détérioration des conditions de travail, ne font que renforcer la crise d'identité des «constructeurs du nucléaire français». La dynamique de cette contestation qui, à partir de la défense du travail et de la «boîte», évolue vers une mise en cause de la finalité du travail et du nucléaire, se manifeste non seulement dans les grèves, mais aussi dans l'importance croissante de la CFDT, en particulier de son syndicat CEA, dans la contestation du nucléaire. Il est en effet le premier à prendre en charge l'information du public sur l'état réel, sur la non-maîtrise des processus industriels engagés massivement par le programme Messmer, et de ses conséquences sur les conditions de travail dans l'industrie nucléaire.
     L`importance de la grève, lancée en septembre 1976, est dans le tournant qu'elle symbolise. Pour la première fois, les revendications des travailleurs du nucléaire se lient à celles de la population. Les travailleurs de La Hague revendiquent le maintien de leur usine au sein du CEA pour assurer la sécurité des travailleurs et de la population. Les écologistes voient dans cette grève la possibilité de dépasser la séparation quasi totale entre leur lutte et celle des travailleurs.

suite:
     En effet, les Assises de Cherbourg, organisées en novembre 1976 pour appuyer les grévistes, sont le premier rassemblement qui réunit tous ceux qui s'opposent au programme électronucléaire. Celui-ci est condamné durant le meeting final auquel participent à côté des travailleurs en grève, les écologistes, les différents comités antinucléaires, les scientifiques, la CFDT et le PS.

LA TENTATIVE D'INTÉGRATION DE LA LUTTE ANTINUCLÉAIRE 
     Derrière la dynamique convergente des actions se manifeste de plus en plus clairement leur volonté d'intégrer cette vague de contestation autour d'objectifs politiques pour la transformer en un mouvement populaire ayant une capacité d'action politique. 
     Le choix des écologistes, qui font de l'opposition au surgénérateur l'axe central de leur lutte, montre clairement cette volonté. Cet objectif peut permettre non seulement d'unifier tous les acteurs présents dans la contestation du programme électronucléaire, mais encore il peut déclencher une dynamique proprement politique étant donné l'enjeu du surgénérateur: la cohérence de la politique énergétique du pouvoir. En effet, l'année 1976-77 est apparemment celle de la formation d'une grande lutte sociale contre le tout nucléaire.

MALVILLE 76 
     Le choix de Malville comme lieu de la grande manifestation de l'été 1976 s'explique par cet objectif. La mobilisation de la population locale ne viendra qu'après la manifestation elle-même. Le jour même où les manifestants, surtout écologistes, arrivent dans la région pour exprimer par l'occupation symbolique du site du surgénérateur leur opposition à tout ce que symbolise Superphénix et le tout nucléaire paraît dans Le Monde l'appel «Non à Super-Phénix». Parmi les signataires qui se déclarent solidaires de «ceux qui veulent occuper pacifiquement le site» se trouvent, à côté du GSIEN, des Amis de la Terre, des comités antinucléaires des différentes régions, la CFDT avec des secrétaires nationaux, certains syndicats, en particulier de l'EDF, le PS avec plusieurs membres de son comité directeur et des membres de plusieurs sections... 
     Le fait que ce soit l'intervention des forces de police contre les manifestants non-violents qui donne une ampleur inattendue, un caractère immédiatement politique à l'action et à la lutte elle-même, reste de nouveau caché. Et pourtant, c'est la répression qui mobilise la population locale et une partie des élus locaux. La manifestation est suivie par la formation des Comités Malville non seulement dans la région mais à travers le pays et au-delà des frontières. 
     Mais la manifestation de Malville 76 n'est pas seulement suivie par une importante mobilisation; elle déclenche une dynamique au niveau politique, en particulier dans le PS. Après avoir condamné la répression et s'être prononcé contre Superphénix, le PS ne se contente pas de demander la suspension des travaux et l'ouverture d'un débat public, il en prend lui-même l'initiative. Après le premier débat contradictoire qui ait eu lieu devant un organe représentatif de ce niveau, le conseil général de l'Isère vote la motion déposée par le PS pour la suspension des travaux, comme le fait un mois plus tard celui de Savoie. 
     D'objectif antinucléaire, Malville devient en enjeu politique, le symbole non seulement de la lutte antinucléaire en France et dans les pays voisins, mais des contestations et des oppositions au pouvoir politique.

p.5

LES ÉLECTIONS MUNICIPALES 
     Dans cette atmosphère dominée par l'apparente intégration et la montée de la lutte antinucléaire où les écologistes voient se réaliser leur objectif, celui de la formation d'une lutte massive et politique, les élections municipales leur semblent être l'occasion de politiser directement la sensibilité du public envers les thèmes écologistes. 
     La participation indépendante aux élections fut décidée à l'initiative des écologistes les plus politiques qui voient dans les municipales un bon terrain pour la nouvelle action politique qu'ils représentent en face de la politique traditionnelle. Le fait que cette campagne n'est pas du tout coupée de la lutte antinucléaire permet, une fois encore, de cacher que l'engagement sur la voie électorale ne profite qu'à ceux qui veulent créer un courant d'opinion. Le fait que toute cette grande montée se déroule entre 1976 et 1977, c'est-à-dire dans une ambiance dominée par l'attente de la victoire d'une gauche qui ne semble pas insensible aux aspirations représentées par la lutte antinucléaire, aide évidemment à masquer toutes les contradictions de la lutte antinucléaire. 
     Dans l'euphorie de cette grande montée du printemps 1977 apparaissent déjà clairement toutes les contradictions qui mèneront la lutte à son éclatement. Les mois qui suivent Malville sont de plus en plus dominés par des «actions directes» qui deviendront le mot d'ordre principal, avec celui de la désobéissance civile, aux Assises de Morestel, en février 1977. Ces Assises, auxquelles participent trois mille militants venus de toute la France et de toute I'Europe, les représentants non seulement des syndicats, mais aussi des partis de gauche, sont dominées par le débat sur les moyens -violents ou non violents -de l'opposition à l'EDF et à l'État, sans que les objectifs politiques de la manifestation de l'été suivant soient définis à aucun moment.
suite:
     Ces Assises ressemblent plus à la préparation d'une guérilla ou d'une croisade qu'à celle d'une action de masse faisant partie d'une stratégie définie par des objectifs politiques. La création d'Écologie 78 immédiatement après le succès des élections municipales montre clairement que la dynamique déclenchée par la participation aux élections va à l'encontre de ce qu'était l'objectif initial. La recherche d'une expression politique autonome aboutit au succès de ceux dont I'objectif est de s'appuyer sur un courant d'opinion écologiste, ce qui est exactement le contraire de ce que visaient les écologistes politiques depuis 1972. 
     Ces ambiguïtés apparaîtront d'un coup le 31 juillet 1977 à Malville et au moment des élections de mars 1978.

MALVILLE 1977, LES LÉGISLATIVES 
     Le drame du 31 juillet commence bien avant. Malgré l'arrivée de 60.000 manifestants venus de toute la France et de l'Europe, la grande lutte sociale contre le nucléaire est en crise. La CFDT, le PS ne sont plus là. Le 31 juillet, les 60.000 manifestants se heurtent à la police, sans avoir été préparés à quoi que ce soit, sans avoir discuté à aucun moment le pourquoi de cette action. 
     C'est de la même manière que les écologistes se lancent dans la campagne des législatives. Malgré le ressentiment, le désaccord de certains militants et groupes, aucun débat n'est engagé sur les objectifs de la participation et plus généralement sur les objectifs du mouvement écologique. La mise en garde de certains, le retrait au dernier moment d'autres, ne changent rien au fait: les écologistes qui vont aux élections législatives, en renvoyant la gauche et la droite dos à dos, et ceci souvent sur le nucléaire- «le seul programme commun est le programme nucléaire» - s'affirment être au plus loin de tout ce qui était leurs aspirations depuis 1973: être les constructeurs d'un grand mouvement de masse, capable de prendre en charge les aspirations les plus profondes de la société, et de se donner une capacité d'action politique pour les réaliser.

p.6

Retour vers la G@zette N°22/23