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N°50/51
III. FRANCE: BILAN DES ACCIDENTS


     Après les USA, regardons un peu chez nous. Ce n'est pas beaucoup mieux et nous n'avons pas d'excuses: c'est après TMI.

Défaillances touchant à la sûreté des tranches nucléaires PWR

    Le caractère excessivement théorique des études de sûreté des tranches nucléaires, auquel s'ajoute la précipitation du programme nucléaire PWR français, font qu'une vingtaine de tranches sont en service et une cinquantaine commandées quand les leçons de l'expérience de la fabrication, des essais de démarrage, du fonctionnement, des premiers incidents et de l'accident de Three Mile Island et... chance du nucléaire français, commencent seulement à pouvoir être prises en compte tant sur les tranches en service que sur les tranches en projet.
     Cette prise en compte est retardée par des soucis d'économie, de productivité et de prestige à courte vue. Le secret sur ces problèmes est de règle: EDF et le gouvernement refusent aux organisations syndicales les informations qui permettraient une véritable concertation sur ces problèmes entre les responsables du nucléaire et les travailleurs concernés. Cette politique dangereuse nie de fait tout pouvoir aux Comités d'Hygiène et de Sécurité et aux Commissions Locales d'Information, contrairement aux textes votés par l'Assemblée nationale.
     Nos responsables semblent oublier qu'un accident en France de la gravité de Three Mile Island pourrait aboutir à une véritable catastrophe industrielle et économique.
     Les ruptures des broches sur quatre tranches françaises depuis janvier 1982 concernant la sûrété: de telles ruptures, comme d'autres défaillances signalées par la CFDT aux autorités depuis plusieurs mois, pourraient amorcer un processus accidentel d'autant plus difficile à maîtriser que les opérateurs en salle de commande ne disposeront avant plusieurs années ni de moyens de diagnostic suffisamment fiables, ni de moyens d'entraînement adaptés.
     Les six fiches jointes, portées par la CFDT à la connaissance du personnel des tranches nucléaires, de la direction de l'EDF, du ministère de l'Energie et du Délégué interministériel à la Sécurité nucléaire dès mai-juin 1982, signalent six défaillances ou anomalies parmi celles qui présentent les dangers les plus immédiats. Deux d'entre elles ont été mises àjour.
     De nombreux autres problèmes représentent de graves dangers à court ou moyen terme ou a minima des incertitudes d'indisponibilité. On peut citer:
     - l'anomalie de perçage du générateur de vapeur n° 76 de CHINON B2;
     - les «défauts sous-revêtement» (fissures) concernant quinze tranches en service;
     - les «zones singulières» du circuit primaire et des anomalies de fabrication, nécessitant a minima une surveillance particulière;

suite:
     - la fiabilité de la robinetterie primaire (soupapes et vannes présentant des risques de blocages ou de rupture)
     - la rupture de tubes de générateurs de vapeur, suite à la corrosion (les critères de mise hors service de tubes corrodés ne sont pas suffisamment rigoureux). On notera que de coûteux remplacements de générateurs de vapeur sont à envisager à terme
     - la fissuration des traversées d'instrumentation en fond de cuve (nécessite en temps utile des interventions coûteuses en irradiation pour les travailleurs)
     - la motorisation électrique des robinetteries primaires, à remplacer immédiatement sur l'ensemble des tranches
     - le manque de moyens dont dispose l'opérateur en salle de commande en cas de processus accidentel: inadaptation de l'instrumentation du circuit primaire, de la salle de commande, des documents écrits («procédures») d'aide à la conduite, des simulateurs...

     La majeure partie de ces problèmes existe également sur les tranches PWR étrangères. Aussi, de nombreux pays ont jugé que le «pari nucléaire» ne valait pas la peine d'être posé et que d'autres altematives étaient préférables, notamment le charbon.

En 1982, le nucléaire française produit moins que prévu

     Tandis que dans le monde la quasi-totalité des programmes de centrales nucléaires sont au point mort, EDF a déjà commandé 48 tranches nucléaires PWR dont 43 depuis 1974. 22 ont été couplées au réseau d'EDF.
     Tiendront-elles les promesses sur lesquelles s'est appuyé le lancement d'un tel programme? Leur bon fonctionnement s'est grippé en 1982: il en coûte déjà à EDF plusieurs milliards de surcoûts de production... et l'année 83 ne s'annonce guère meilleure.
     En octobre 1982, sur les 22 tranches ayant été couplées au réseau d'EDF, cinq sont en arrêt pour plusieurs mois pour défaillance technique: trois sur la chaudière, deux sur le turbo-alternateur

1982: première année difficile (voir tableau 1)

     En 1982, une seule tranche nucléaire sera couplée au réseau, contre sept et huit les deux années précédentes: avec le début d'un nouveau palier de 900 MWe, le «CP2», les retards s'accumulent pour cause de mauvaise conception du matériel producteur d'électricité, le turbo-alternateur.

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1. Fin septembre, 3 unités supplémentaires étaient à l'arrêt pour rechargement du combustible.
Tableau 1
(1) on a supposé une disponibilté de 95% durant les mois non écoulés pour les tranches en fonctionnement à ce jour
(2) et (3): 3 mois d'arrêt de tranche en fin d'année pour cause de rupture de broche, par exemple, ferait perdre un point en (3) et deux points en (2)
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     Aussi, tandis que la disponibilité de l'ensemble du parc PWR ne baisse que d'un point entre 81 et le premier semestre 82, c'est de sept points que chute la disponibilité pour les tranches couplées avant l'année en cours. Ce résultat sera à peu près maintenu sur l'ensemble de l'année 1982: les besoins en électricité pour l'hiver conduisent en effet EDF et les autorités de sûreté (ministère de l'Energie) à prendre vis-à-vis de la sûreté de ces tranches, des risques supérieurs aux règles communément admises: sur une dizaine de tranches menacées par des ruptures de «broches» de tubes guides de barres de contrôle, trois devraient être réparées immédiatement (Tricastin 1, Gravelines 1 et Fessenheim 2). A raison de six semaines d'arrêt pour chaque tranche, l'opération coûterait bien sûr près de 2 points sur la disponibilité du parc, soit au coût d'hiver 0,5 milliards de francs. Le coût en serait en réalité supérieur si une défaillance du réseau du type «19 décembre» devait en résulter.
     La baisse de production en 82 est essentiellement due à trois facteurs:
     - la défaillance de pièces importantes de la structure du réacteur nucléaire: des «broches» se sont rompues en cours d'année sur quatre tranches à ce jour, parmi les plus anciennes. Il s'agit d'un défaut de conception sensible au vieillissement qui guette à terme 19 tranches actuellement en fonctionnement. Il en coûtera 8 points de disponibilité du parc en 82.
     - la défaillance des turbo-alternateurs du nouveau palier 900 Mwe dit «CP2»: les sécheurs-surchauffeurs AlsthomCem (licence B.B.C.) sont l'objet d'erreurs de conception multiples(2), l'arbre d'alternateur présente le même risque
de rupture que celui du palier 700 MWe à fuel, et les frettes du rotor d'alternateur se corrodent. Ces défauts concernent les dix tranches du «CP2». ils coûteront, pour l'année 82, 8 points de disponibilité pour l'ensemble du parc, dus au non fonctionnement de Saint-Laurent B1 et B2. Ils retardent également le couplage des tranches de Chinon B1 et B2.
     - la première visite décennale, de longue durée (environ 4 mois), concernant 6 tranches (2 et 3) de Tricastin, Gravelines, Dampierre, couplées sur le réseau en un espace de moins de six mois durant l'hiver 80-81: la disponibilité du parc en 81 avait bénéficié de l'absence d'arrêt programmé pour ces mêmes tranches. Le chiffre 81 était ainsi gonflé par le brillant démarrage des deuxième et troisième tranches des trois premiers sites du CPi.
     Il en coûte environ trois points sur la disponibilité du parc nucléaire en 82, par rapport à ce qu'auraient coûté des arrêts annuels pour simple rechargement en combustible.
     Le début de l'hiver 82-83 sera difficile pour EDF, qui devra consommer beaucoup de charbon il manquera sur le réseau 9 tranches nucléaires de 900 MWe, par rapport aux prévisions. La surévaluation des besoins permettra peut-être de passer. Les contre-performances du nucléaire seront-elles utilisées pour justifier après coup un suréquipement en centrales de ce type?

Evolution des taux de fonctionnement (voir tableau 2)

     La Commission PEON a retenu les hypothèses de fonctionnement notées en tableau 2, comptées en «heures équivalentes pleine puissance». Ces hypothèses correspondent respectivement à des taux de fonctionnement de 50, 60 et 70%. L'instant O est choisi à la date de Mise en Service Industriel de la tranche, c'est-à-dire en principe trois mois après le premier couplage au réseau, en fait entre 3 et 9 mois après ce couplage, le temps de résoudre les difficultés rencontrées lors de la phase de démarrage(3).

suite:
     Ainsi, les 4.400 heures équivalentes pleine puissance de la première année sont en .réalité facilement dépassées par (presque) toutes les tranches (la moyenne du parc donne: 6.300, Fressenheim 2 et Tricastin 3 dépassent 7.000), les difficultés de démarrage sont résolues, et le premier arrêt annuel pour rechargement aura lieu au début de la deuxième année.
     Les 5.300 heures de la deuxième année sont plus difficiles: la première visite décennale les met hors de portée de la moitié du parc: Fessenheim et Bugey dépassent juste PEON (5.550 heures), mais les 6 premières tranches du CPl (< 5.150) ramèneront la moyenne du parc sous les 5.300.
     Sur la troisième année, Fessenheim et Bugey dépassent PEON en moyenne (5.700 hepp), avant la reprise en compte du CPl.
     -  Les 6.200 heures de la quatrième année ne sont pas tenues en moyenne à ce jour (6.100 heures pour Fessenheim 1 et 2), et les tranches de Bugey abaisseront la moyenne du parc à moins de 5.500.
     Enfin, sur la cinquième année, seulement atteinte par Fessenheim 1, l'indisponibilité de cette tranche, due à la rupture de broche, lui fait manquer très largement les 6.200 heures...
     - Si l'on s'attache à la production cumulée, Fessenheim 1 est 2.000 heures sous PEON pour les cinq ans, Bugey 2 est 4.000 heures sous PEON pour les quatre ans.
     Après l'euphorie de la première année de production, les performances des hypothèses PEON se révèlent donc difficiles à atteindre sur la moyenne du parc, cela pour des tranches qui fonctionnent en base. Les indisponibilités dues au vieillissement ne pourraient qu'aggraver cette tendance, sans parler des tranches qui devraient fonctionner en suivi de charge dès l'année 1983.

Un trou dans la caisse d'EDF

     EDF annonce un déficit de 8 milliards de francs en 1982. Il est intéressant de comparer à ce chiffre les pertes résultant du coût de l'énergie de remplacement dû aux indisponibilités des tranches nucléaires:
     - les ruptures de «broches», en 1982, représentent 22 mois d'arrêt de tranches 900 MWe, soit 1,7 milliards de francs à 11,5 c/kWh(4). On ne compte pas les tranches à arrêter au plus tôt, où même qui pourraient devoir être arrêtées d'ici la fin de l'année suite à une rupture.
     - les indisponibilités des tranches de Saint-Laurent Bl et B2 dues aux défaillances des sécheurs-ssurchauffeurs relayés par les turbo-alternateurs totaliseront fin 82 une trentaine de mois, soit 2,2 milliards.


tableau 2
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2. L'impossibilité dans laquelle s'est trouvée EDF d'obtenir du constructeur une étude sérieuse de ces appareils montre que les moyens de persuasion dont dispose EDF, vis-à-vis d'un constructeur monopoliste comme Alsthom, quand de graves indisponibilités sont enjeu, sont moins efficaces que ceux dont dispose le même EDF vis-à-vis des autorités de sûreté.
3. L'hypothèse PEON est fondée sur une statistique dont l'origine des temps est le premier couplage et non la M.S.I.: prendre l'origine à la M.S.I. avantage les statistiques d'EDF d autant plus que la durée réelle des démarrages est importantete. Le tableau 2 montre en effet, que la disponibilité de la quasi totalité des tranches durant le démarrage est inférieure à l'hypothèse PEON pour la première année; la première année moyenne, à partir du premier couplage, donne ainsi 4.690 hepp (sur 20 tranches) et non 6.300 hepp (sur 15 tranches).
4. On compte ici un coût minoré: en réalité, une part importante de ces indisponibilités a lieu en période chargée (octobre à mars), où le coût du kW/h de remplacement approche 20 c/kWh. On notera que le KkWh d'une tranche nucléaire tournant moins de 3.000 h/an, comme les moyens de production de remplacement, reviendrait plus cher encore.
     On pourra compter également 1,2 milliard de retard au couplage des deux tranches suivantes du CP2, Chinon B1 et 2.
     - les autres défaillances, telles que fuites des joints de pompe: primaires, fissuration de bielles sur diesels, etc. totalisent moins de 0,5 milliard d'indisponibilité.
     Le total de ces indisponibilités s'élève donc à plus de 4 milliards pour des tranches couplées au réseau et plus d'un milliard pour des retards au premier couplage. Face à ces 5,5 milliards, le 0,15 milliard résultant du blocage du site de Gravelines par des travailleurs menacés de perdre leur emploi passe inaperçu.
     Ces 5,5 milliards, par contre, approchent suffisamment le total du déficit d'EDF pour indiquer comment éviter qu'il ne s'amplifie: l'optimisme immodéré et la précipitation coûtent cher à EDF. Plusieurs ruptures de broches s'étaient produites au Japon, trois ans avant les premiers incidents français: rien n'avait été fait en France, qui concerne les tranches actuellement touchées, pour en réduire les conséquences. Ce n'est qu'à l'expérience sur les tranches de Saint-Laurent B que furent découverts, l'un après l'autre, les défauts de conception des sécheurs-surchauffeurs du CP2, que ni le constructeur ni EDF n'avaient jamais calculés.

La compétitivité du nucléaire: un pari

     A ce jour, les hypothèses PEON apparaissent difficiles à tenir. Rien ne permet d'être plus optimiste quant aux prochaines années, sachant que:
     - des indisponibilités pour changement des broches sont à prévoir dans les plus brefs délais pour 16 tranches.
     - des indisponibilités croissantes dues à la corrosion de tubes de générateurs de vapeur sont à prévoir, à la suite de Fessenheim 1 et Bugey 4.

suite:
     - le démarrage des premières tranches du «Deuxième Contrat Pluriannuel» se montre plus difficile que celui des toutes premières tranches de 900 MW. La précipitation dans la recherche du moindre coût par EDF, du profit maximum par les constructeurs, donne de mauvais résultats... et risque de coûter cher au pays.
     - les premières tranches d'un troisième «palier», le 1.300 MWe «P4» entreront en fonctionnement en 83. Espérons un démarrage plus brillant que pour le CP2, tout en notant que la CFDT a toujours affirmé que tant le «CP2» que le «P4» étaient commandés prématurément... puisque énergétiquement encore inutiles, ne pouvant bénéficier des leçons de l'expérience du «CP1 », et réalisés dans la précipitation.
     - en 1985, un quatrième palier, le 1.300 «P4», plus «économique», doit entrer en service: EDF a déjà eu maille à partir avec les autorités de sûreté à propos des marges de sûreté de ce palier, en cours de construction...
     - enfin, de nombreux problèmes touchant à la sûreté se sont fait jour au cours des dernières années, qui pourraient entraîner d'importantes indisponibilités: pour sauvegarder un niveau de sécurité suffisant aux travailleurs et aux populations, pour réparer du matériel défaillant... ou même pour cause d'incident suffisamment grave pour à la fois mettre une tranche hors service pour une longue durée et nécessiter l'arrêt en ricochet d'un grand nombre de tranches. Parmi ces problèmes, plusieurs nécessiteraient dès aujourd'hui des arrêts de tranche préventifs. La recherche de la meilleure disponibilité à court terme risque de coûter cher en sécurité et en disponibilité à venir... A moyen terme, la fiabilité et la compétitivité du parc nucléaire restent donc un pari qui, d'ores et déjà, coûte cher.
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