Introduction
La problématique dans laquelle je m'inscrirai m'est imposée par le titre de notre colloque (le rôle de l'expertise scientifique dans le débat public) et par celui de l'atelier qui nous rassemble (le style européen de pratique de l'expertise scientifique). Les mots clés sont: expertise scientifique, débat public, style et européen. Ces mots baliseront mon propos. Quitte à y revenir par la suite, je tiendrai d'abord pour acquis que c'est son insertion dans le dynamisme d'une prise de décision qui transforme l'énonciation d'une connaissance scientifique en expertise. Son style dépend donc du type d'interface qui s'instaure dans chaque cas entre le système scientifique et le système décisionnel concernés. Ce style dépend évidemment de ce qu'attendent de leur expertise ceux qui font appel aux scientifiques: une information qui les guide? Des éléments pour justifier une décision qu'ils ont déjà prise mais qu'ils ont du mal à imposer? Ou bien au contraire un argumentaire les aidant à asseoir scientifiquement leur opposition à une décision envisagée? Il se peut d'ailleurs que ces diverses demandes soient adressées simultanément par divers acteurs intervenant dans le processus décisionnel et induisent ainsi, dans une seule et même affaire, différents styles d'expertise correspondant à des finalités diverses, consultatives, promotionnelles ou critiques. Le style de l'expertise dépend en outre de la figure concrète des demandeurs: instances internationales, gouvernements, administrations, parlementaires, tribunaux, groupes de pression divers, directions d'entreprises, leaders de l'opinion publique, médias, associations, initiatives de citoyens, voire - plus généralement - la population dans son ensemble: le corps électoral, ultime détenteur de la légitimité démocratique. Ceci dit, je m'en tiendrai ici à la différence de style qui résulte du fait que l'expertise scientifique est confidentielle ou publique. I. Nécessité théorique de l'ouverture
de l'expertise scientifique aux débats publics
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Bien entendu ces deux styles d'expertise - confidentiel et public - sont partout plus ou moins pratiqués. L'équilibre entre eux dépend fondamentalement de la décision envisagée et surtout de la façon dont le processus décisionnel exige la prise en considération des connaissances scientifiques[5]. Mais cette exigence dépend elle-même de la culture politique de chaque pays[6] et plus encore de sa constitution politique. Il existe en effet en régime démocratique deux circuits de légitimation des décisions publiques. L'un correspond à la mise en évidence du caractère rationnel - ou tout au moins raisonnable - des décisions envisagées l'instance justificatrice est alors la raison elle-même et en particulier les sciences; d'où le recours à l'expertise scientifique. L'autre circuit réfère aux conditions de légitimité du pouvoir gouvernemental, lequel, en régime démocratique, est toujours un pouvoir délégué sur la base d'élections nationales et de contrôle parlementaire. Toute décision gouvernementale met en jeu cette délégation de pouvoir et le processus de décision doit chaque fois prendre en considération les risques et profits qui en résultent pour l'équipe qui campe provisoirement dans les territoires du pouvoir légitime. En première approximation on peut dire que le premier circuit de légitimation met en oeuvre une multiplicité d'expertises confidentielles (officielles et officieuses) en vue d'un arbitrage au sein du gouvernement lui-même, tandis que le second circuit met en branle l'espace public et l'expertise publique. Si l'on considère le recours à l'expertise publique du point de vue politique, il semble donc que sa nécessité résulte de celle où se trouve les tenants actuels du pouvoir de maintenir et de confirmer leur propre légitimité en référant leurs décisions à la «volonté générale» dont ils tiennent cette légitimité, ce que le recours aux seuls experts ne saurait leur assurer. 2. La confrontation publique des experts, condition de vérification
du caractère scientifique de leur expertise.
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Ceci oblige à préciser
en quoi la formulation d'une expertise scientifique se distingue de l'énoncé
d'une connaissance scientifique. Cette distinction ne tient nullement à
la formulation elle-même, mais au contexte immédiat dans lequel
elle se situe. Ainsi que je le déclarais au début de cette
communication, ce qui transforme l'énonciation d'une connaissance
scientifique en expertise, c'est son insertion dans le dynamisme d' une
prise de décision. Or cette insertion - du moins lorsqu'il s'agit
de questions scientifiquement et politiquement complexes - a aussitôt
pour conséquence de conduire le scientifique à exprimer des
opinions ou convictions qui (si scientifiquement fondées soient-elles)
ne s'identifient nullement à un savoir au sens strict que la science
a coutume de donner à ce terme.
J'illustrerai ce point par un bref dialogue qui m'a été rapporté par un scientifique spécialiste des forêts. Celui-ci avait été interrogé en 1986 par un homme politique chargé par le premier ministre français de l'époque de faire le bilan de l'expertise scientifique relative au dépérissement des forêts. P - "Qu'en est-il des forêts? Sont-elles ou non malades? Et si oui, cela vient-il de la pollution atmosphérique?" S - "Il m'est très difficile de répondre à une telle question. Les scientifiques hésitent. Certains signes vont dans un sens, mais d'autres non. Franchement, à strictement parler, nous ne savons pas" P - "Nous avons besoin d'agir en connaissance de cause. Qui sinon vous, qui êtes spécialiste en la matière, peut nous donner cette connaissance?" S - "Dans la situation actuelle, la science ne m'autorise pas à prétendre vous donner cette connaissance". P - "Eh bien alors, dîtes nous au moins ce que vous pensez, ce dont vous êtes convaincu". S - "Ça, c'est une autre affaire! A votre demande je répondrai alors sans hésiter : je suis convaincu - ou en tout cas je pense - que la forêt est effectivement malade et que la pollution atmosphérique y est pour quelque chose; ça, je crois en savoir assez pour avoir le droit de vous le dire en réponse à votre question". Dialogue que je commenterai de la façon suivante: l'expert scientifique est quelqu'un qui répond aux questions des politiques en disant ce que sa compétence scientifique l'autorise à répondre, c'est-à-dire ce qu'il pense et dont il est convaincu sur la base de ce qu'il sait. Mais - et là est le point essentiel -cette conviction dépasse la plupart du temps les limites de ce qu'il sait[9], en quel cas l'obligation de répondre le conduit à transgresser les limites de son savoir. Cette transgression des limites du savoir objectif ne saurait être effectuée sans qu'intervienne la subjectivité de l'expert (l'ensemble de ses convictions et croyances, ses orientations idéologiques, ses solidarités, son appartenance de classe... )[10] en sorte que celui-ci est la plupart du temps - plus ou moins consciemment - l'avocat d'une cause. D'où les désaccords et conflits entre experts, chacun exploitant les ressources scientifiques disponibles en fonction des choix qui sont les siens et des causes qu'il soutient. D'où surtout l'importance non seulement de la contre-expertise mais de la confrontation directe et publique des experts[11]. Une telle confrontation, effectuée devant le miroir critique qu'évoque le mot de publicité, contrecarre les connivences qui sont souvent à la base du consensus des experts: elle fait apparaître les options plus ou moins consciemment soutenues par chacun d'entre eux ainsi que les forces et faiblesses des argumentations scientifiques invoquées pour justifier ces options. Ainsi s'ouvre un espace au sein duquel devient publiquement manifeste la façon dont s'articulent les reliefs des savoirs, de leurs incertitudes et de leurs ignorances et les reliefs des options éthiques et politiques envisageables sur une question déterminée. (suite)
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C'est par cette dialectique et dans cet espace que s'emboîtent le domaine des connaissances «objectives» et celui de l'agir responsable. C'est la mise en évidence de cet emboîtement qui constitue la "véritable expertise scientifique" dont le politique a besoin pour effectuer ses choix sans abdiquer devant le totalitarisme du savoir: cette "véritable expertise scientifique" est contenue dans l'espace ouvert - et articulé - par le débat public entre experts bien plus que dans les assertions de tel ou tel d'entre eux, si scientifique qu'il soit. Il convient ici de ne pas confondre la confrontation directe et publique des experts (comparable à celle des avocats plaidant publiquement devant un tribunal) avec le recours à la contre-expertise, du moins lorsque celle-ci demeure confidentielle. Dans le cas de cette dernière, en effet, l'administration s'arroge la charge de fermer elle-même l'espace potentiellement ouvert par les experts en évitant que cet espace ne s'élargisse et surtout qu'il ne devienne public. Le Prince a peut-être besoin de conseils, mais le Conseil du Prince se réunit dans le secret. L'objectif de l'administration est ici de donner forme à la décision du gouvernement, en ayant certes recours à l'expertise et éventuellement à la contre-expertise, mais en empêchant systématiquement le surgissement de tout débat public afin d'éviter que le Prince - le Gouvernement - puisse être politiquement débordé et dessaisi par la publicité qui serait faite aux débats entre experts. D'où la pratique du secret administratif, lequel secret peut être étendu aux experts eux-mêmes. II. Difficultés pratiques de mener de front
expertises et débats
1. L'exemple de l'énergie nucléaire
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C'est le prototype d'une expertise
à finalité promotionnelle excluant au nom de l'intérêt
général tout débat public et par conséquent
toute expertise externe au processus direct et secret de décision
l'expertise publique[13] fut jugée non seulement inutile
mais illégitime et dénoncée comme irresponsable.
Ce phénomène de monopolisation de l'expertise par les promoteurs de la technologie considérée demande à être expliqué. 1er élément d'explication: la mission originelle du CEA a été de construire la bombe atomique, ce qui eut deux conséquences: d'une part une super-légitimation de cet organisme impliquant que la nation fasse confiance à son expertise; d'autre part une exigence de secret s'imposant, sous peine de trahison, à tous ceux qui auront à participer à cette expertise. Cette mission originelle du CEA aura de profonds effets lorsque celui-ci passera au nucléaire civil. Non seulement elle explique le choix initial de la filière à uranium naturel, mais elle s'imprime dans la culture de l'entreprise: mentalité d'arsenal (problématique scientifico-technique sans prise en compte sérieuse des considérations économiques), projection sur cette activité civile de la légitimation nationale, du secret et du monopole de l'expertise acquis à propos du nucléaire militaire, avec adhésion à l'idéologie correspondante d'indépendance nationale et de condamnation de toute critique considérée comme "trahison". 2ème élément d'explication: la Constitution de la 5ème République donne une force considérable à l'exécutif au dépens du pouvoir législatif, ce qui, dans le domaine qui nous concerne ici, se traduit par l'absence de toute "loi nucléaire". Cette situation se surajoute à une tradition colbertiste séculaire donnant à l'État une capacité d'initiative directe au sein du monde économique, tradition qui se traduit, entre autres, par l'existence des Grands Corps de l'État établissant une connivence et une mobilité permanente entre la haute administration, les cadres de l'armée et ceux du monde économique, en particulier de l'industrie. Ceci aboutit à une conséquence paradoxale: l'impossibilité où se trouve la Puissance Publique de disposer d'une expertise scientifique officielle indépendante, et ceci quelle que soit la couleur du pouvoir politique en place. La prétendue intervention de l'Etat s'inverse donc en fait en une instrumentalisation de l'État par le système porteur de la véritable capacité décisionnelle (les "nucléocrates"[14]): d'où la quasi-autonomie de ce système, ses réussites... et aussi ses échecs. 3ème élément d'explication: l'impuissance du système judiciaire en matière d'énergie nucléaire. Pour deux motifs d'abord à cause de l'absence de toute loi nucléaire autorisant les juges à intervenir sur le fond (sur le bien fondé de telle implantation, sur la sécurité de telle installation, etc.) et par conséquent à faire appel à des expertises échappant au pouvoir exécutif: dans ces conditions les tribunaux ne peuvent - selon la tradition du droit romain - que juger sur le respect des procédures, ce qui, au mieux, ne peut que retarder un projet (Flamanville) ou le remplacer par un autre plus ou moins équivalent. Quant au second motif de l'impuissance du système judiciaire, il est constitué par l'absence d'une juridiction administrative intermédiaire au niveau régional: il en résulte que tout procès renvoie à un seul et même tribunal, le Conseil d'Etat, qui, intervenant lui-même comme conseiller judiciaire des pouvoirs publics, est en ce domaine intégralement acquis à l'idéologie de l'intérêt public dont les seuls porte-parole "légitimes" sont à ses yeux en ce domaine l'EDF, le CEA et le gouvernement, c'est-à-dire "les nucléocrates"! 4ème élément d'explication: la faiblesse du mouvement écologiste français au cours des années de développement du programme nucléaire. Cette faiblesse, réelle, s'explique en partie par des motifs culturels (culture "cartésienne"...), mais elle résultait surtout de l'impossibilité où s'est alors trouvée toute action mobilisatrice - et il y en eut d'importantes - de parvenir à quelque succès que ce soit: les considérations qui précèdent suffisent à expliquer qu'il pouvait difficilement en être autrement. (suite)
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L'opposition anti-nucléaire a été forte en France, mais elle a inéluctablement pris la forme d'une opposition à la main-mise du lobby nucléaire sur l'appareil d'État. Ce fut une contestation de la monopolisation de l'expertise et de l'interdit de toute expertise contradictoire. De nombreux scientifiques y jouèrent un rôle important, luttant pour se faire reconnaître le droit à la parole. Il en résulta un sorte de "conflit de prestance" mené par des experts scientifiques opposés aux experts officiels, c'est-à-dire un conflit se situant au niveau même de l'expertise. D'une certaine façon ce conflit s'autonomisait par rapport au mouvement écologiste. Il est même probable que cette inéluctable polarisation - d'une part du mouvement écologiste français sur la lutte anti-nucléaire et d'autre part de cette lutte sur la revendication d'une contre-expertise - a eu pour résultat une certaine dévitalisation du mouvement écologiste lui-même. Tel ne fut pas le cas en Allemagne: la dimension militaire du nucléaire ne pouvait être mise en avant pour servir de légitimation à qui que ce soit ni imposer le "secret-défense"; la structure fédérale ne confère pas au pouvoir exécutif central le poids qu'il a en France: d'une part les Länder ont leur mot à dire, ce qui implique une capacité autonome de recourir à l'expertise; d'autre part non seulement le parlement a pu et su imposer une "loi nucléaire", mais celle-ci étend le domaine d'intervention du pouvoir judiciaire, au delà des seules questions formelles de respect des procédures, aux problèmes de fond comme l'opportunité d'une installation et sa sécurité, ce qui constitue une source de demande d'expertise radicalement différente de celle du pouvoir exécutif. A cela s'ajoute le fait qu'il existe trois niveaux d'intervention des tribunaux avec, là encore, un registre spécifique au niveau des Länder: ceci donnera lieu à des procès dont l'issue sera souvent favorable aux opposants, ce qui constituera une source d'énergie considérable pour le mouvement écologiste anti-nucléaire. Enfin la presse jouera bien plus qu'en France sur le double niveau national et régional, la presse régionale ayant d'ailleurs souvent une audience nationale, ce qui est extrêmement favorable à la constitution d'un espace public assurant aux événements locaux une signification nationale et favorable à un phénomène de retour sur la vie politique et parlementaire. On ajoutera qu'il n'existe en R.F.A. ni l'équivalent des Grandes Écoles françaises et des Grands Corps de l'État, ni des monopoles publics analogues à l'EDF ou au CEA, articulés à une tradition du colbertisme autorisant la stratégie d'arsenal adoptée en France. Tout ceci explique l'importance qu'a pu prendre en R.F.A. en matière d'énergie nucléaire ce que j 'ai appelé l'expertise publique directement articulée à la constitution d'un espace public. Toutes ces caractéristiques favorables au débat public et à la démocratie ne vont cependant pas sans certaines ambiguïtés. C'est ce que je montrerai à propos de l'affaire des pluies acides et de la voiture propre. 2. L'exemple de l'affaire des pluies acides en Allemagne et en France[15]
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D'où enlisement jusqu'à
ce que, à la suite des déclarations publiques de certains
scientifiques, le Spiegel - pour des raisons que je n'envisagerai
pas ici - lance sa campagne. Du point de vue du style de l'expertise, on
peut dire que celle-ci est alors passée du style "confidentiel-officiel"
au style "public" et que c'est précisément cette publicité,
orchestrée par les médias, qui déclencha l'affaire.
Quant au contenu de cette expertise, il consistait dans l'affirmation que
les forêts allemandes étaient partout gravement malades et
que cette maladie provenait de la même cause que pour les lacs, c'est-à-dire
d'une pollution de fond de l'atmosphère provenant d'émissions
lointaines - en particulier de SO2 - transportées par
les nuages et provoquant des précipitations fortement acides.
2.2. A la suite de cette campagne médiatique - et surtout de la diffusion de photos montrant toutes les étapes de la maladie des arbres - la population allemande vit partout, de ses propres yeux, ses forêts en train de dépérir. D'où une formidable prise de conscience débouchant sur une véritable bourrasque politique qui mit le gouvernement devant la nécessité de prendre rapidement un certain nombre de décisions. Bien que certains scientifiques missent en doute la responsabilité de la seule pollution atmosphérique en cette affaire, une sorte d'évidence s'imposa publiquement sur la nécessité - pour sauver les forêts - d'agir sur les émissions dans l'atmosphère. Afin de diminuer les émissions de SO2 le gouvernement de RFA prit d'importantes mesures concernant les gros foyers de combustion. Cependant ses décisions politiquement les plus spectaculaires portèrent sur la voiture propre, les pots catalytiques et l'essence sans plomb (le plomb constituant un poison pour les catalyseurs). Décisions étonnantes, puisque les gaz d'échappement des voitures ne sont pas responsables de cette acidité des pluies qui fut à la base de tout ce tohu-bohu. Cela demande explication. 2.3. Il semble que le changement de problématique ait ici résulté d'une recherche de consensus politique mené par l'administration allemande autour d'un très ancien projet qui s'est avéré arranger tout le monde et ceci sans qu'il soit directement fait appel à l'expertise des scientifiques. Est-ce à dire qu'un tel consensus eut été possible s'il n'avait pas disposé d'une justification scientifique? Certainement pas! Aussi bien une justification fut-elle trouvée: dans une théorie scientifique dite des photo-oxydants et de l'ozone[l6]. Cette théorie fut utilisée pour catalyser le consensus politique recherché en lui fournissant sa justification "experte". 2.4. Les conditions dans lesquelles furent prises ces décisions dérogeaient au traité de Rome et il devenait inéluctable que l'affaire fut portée au niveau européen. Ces décisions furent très mal accueillies en France où nul ne se préoccupait alors de l'état de forêts qui ne paraissaient nullement menacées. Si un risque fut ressenti, ce ne fut donc pas le risque pesant sur les forêts françaises du fait des pollutions dues à l'industrie ou aux automobiles, mais le risque pesant sur l'industrie française de l'automobile du fait des décisions allemandes. Quant aux scientifiques français, ils donnèrent l'impression d'être pris de court par cette affaire: surpris, hésitants et divisés. Sauf exception, ils demeurèrent donc prudents[l7], tant auprès du gouvernement qu'au sein des débats publics. Ils se montrèrent surtout soucieux de canaliser le discours des "écolos" afin d'éviter un emballement semblable à celui qui s'était produit en R.F.A.. Le mot d'ordre semblait être de "garder raison". Le conflit n'en fut pas moins violent au sein du gouvernement français comme au sein des instances européennes. Il fut tranché en France par le Président de la République lui-même et, en ce qui concerne l'Allemagne et la France par Helmut Kohl et François Mitterrand: donc, dans l'un et l'autre cas, par les plus hautes autorités politiques. (suite)
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III. L'affaire des pluies acides à Bruxelles J'en viens alors au rôle de la Commission Européenne, à sa propre expertise et à la façon dont, en cette affaire, elle eu recours à l'expertise scientifique. J'ai rencontré cette question de deux façons: d'une part à travers ce que m'en ont dit les scientifiques que j'ai interviewés au cours de mes enquêtes, d'autre part sur la base de ma participation directe à certaines manifestations européennes en ce domaine. Ainsi un scientifique que j'interviewais me déclarait-il: "J' ai assisté au congrès de Karlsruhe sur le dépérissement des forêts. Techniquement, c'était très intéressant, mais cela a été exploité au point de vue diplomatico-politique d'une façon parfaitement indécente, surtout par les fonctionnaires de la Communauté. Ainsi quelqu'un a dit "les conclusions du congrès montrent clairement que..." C'était tout à fait abusif: le congrès n'a dégagé aucune conclusion et on ne peut même pas parler d'un "sentiment général". Par exemple, je ne vois pas que qui que ce soit ait dit qu'il fallait réduire les émissions de SO2 de x% et c'est pourtant ce qu'on a fait dire àce congrès." J'ai moi-même participé à plusieurs colloques de ce type dont un à Strasbourg en octobre 1985 qui m'a laissé un souvenir inoubliable! Première journée: une série d'interventions faites par des scientifiques, sans qu'il soit possible, faute de temps, d'en discuter si peu que ce soit. Le lendemain un haut fonctionnaire de Bruxelles ouvre la journée en déclarant: "considérant..., considérant..., considérant..., nous proposons ceci et cela". Un membre de l'assistance s'est alors levé pour déclarer qu'on ne pouvait déduire de la journée de la veille aucune "considération", qu'il était grand temps d'ouvrir un débat et qu'il refusait que les scientifiques servent de caution à des "considérations" élaborées par des fonctionnaires avant le colloque et indépendamment de son déroulement. Si je soulève ce point, c'est parce que le style d'expertise scientifique qu'il évoque (si on peut appeler cela une expertise!) me paraît poser un problème de fond qui nous renvoie aux deux formes de légitimation des décisions gouvernementales: l'une en termes de rationalité "objective" (donc d'expertise scientifique), l'autre par référence au fondement même de la légitimité du pouvoir (c'est-à-dire en régime démocratique aux élections et à ce qu'il est convenu d'appeler l'opinion publique). Or, la constitution communautaire européenne a ici une forme paradoxale: elle confère un pouvoir considérable à la Commission dans l'élaboration des décisions communautaires, mais d'une certaine façon la question de la légitimité démocratique de ces décisions ne lui incombe pas. Seule lui incombe le soin de déterminer ce sur quoi il convient de faire converger le pouvoir décisionnel dispersé entre les États membres. Ceci me parait expliquer le ton à la fois convaincu et normatif dont j'ai été le témoin de la part des hauts fonctionnaires de Bruxelles dans l'affaire des pluies acides. Dans cette affaire j 'ai en effet, comme la plupart des gens que j'ai interviewés, été impressionné par la vigueur quasi-militante dont faisaient preuves les membres de la Direction Générale concernée: ils furent rapidement convaincus du bien-fondé de la croisade menée par la R.F.A. et les pays d'Europe de Nord[18]. J'ai été également témoin de l'énergie avec laquelle ils défendaient "scientifiquement" cette prise de position. Ceci n'était pas sans rappeler le comportement des nucléocrates français dans l'affaire de l'énergie nucléaire, mais la situation était cependant très différente: il ne s'agissait ni de secret ni d'interdit, mais de la violence d'une évidence devenue d'abord "pubhque" en R.F.A. puis sacralisée et acceptée comme une sorte de dogme - y compris par les autorités bruxelloises - au point que tout argument contraire en venait à prendre le statut d'hérésie. p.30
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Dès lors l'expertise à
la fois publique et contradictoire devenait impossible. Résultat:
aucun débat public entre experts ne me paraît avoir été
véritablement mis en place en cette affaire au niveau européen.
La question qui se pose est alors la suivante: pourquoi en fut-il ainsi?
S'agit-il d'une exception ou bien cela correspond-il à un problème
structurel? En un mot: une véritable expertise publique est-elle
structurellement possible au niveau de la Communauté Européenne?
Cela me semble très difficile. Comme je l'ai déjà suggéré, la raison majeure me paraît résider dans le caractère intergouvernemental du processus décisionnel: celui-ci s'identifie dès lors à une négociation entre des ministres de gouvernements différents, chacun étant responsable devant son propre gouvernement (et éventuellement devant le parlement et l'opinion publique de son propre pays). L'opinion publique européenne ne constitue donc pas une instance de légitimation des décisions suffisamment pertinente pour que la Commission ait à en tenir compte. On évoquera, certes, l'existence du Parlement européen, le fonctionnement de ses commissions et les débats qui s'y déroulent. Mais du fait meme de la structure intergouvernementale de l'exécutif européen, celui-ci échappe au contrôle parlementaire (et par conséquent populaire) direct. Dans ces conditions il n'est guère possible que se constitue sur chaque question importante concernant l'Europe un espace public traversant les frontières. Du point de vue de l'expertise, cela signifie que celle-ci a toutes chances de fonctionner soit au niveau national (pour asseoir les stratégies négociatrices de chaque membre de l'exécutif communautaire), soit pour le compte de la Commission dont le premier souci n'est évidemment pas de susciter quelque débat public que ce soit: ce dont il s'agit pour elle, c'est avant tout de faire des propositions sur lesquelles la négociation au sein de l'exécutif parvienne à converger. Sa stratégie va donc à la convergence et non aux débats. Conclusion
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Il n'est point ici question du trop fameux "déficit démocratique" de la Communauté. Ce dont il s'agit, c'est de la fiabilité des expertises scientifiques auxquelles il est fait recours. Nous avons d'ailleurs vu que cette même question s'est posée, pour des raisons différentes, tant en France à propos de l'énergie nucléaire qu'en R.F.A. lors de l'affaire du Waldsterben. Pour arracher l'expertise scientifique aux risques de la confidentialité, il convient de l'arracher à cette confidentialité elle-même en ouvrant publiquement l'espace de l'expertise, mais comment ouvrir publiquement cet espace sans courir les risques résultant de la publicité ainsi donnée à l'expertise envisagée? Telle est la question posée. Je n'entreprendrai pas ici de lui répondre de façon détaillée. Je me contenterai de suggérer que la réponse peut être mise sous deux rubriques: "institutionnaliser" et "bannir l'urgence". Il convient d'institutionnaliser - tant au niveau international que national - l'espace de l'expertise scientifique en y intégrant non seulement les apports individuels mais surtout ceux des organismes scientifiques. Avec la montée en puissance des questions de sécurité, de santé et d'environnement, le partenaire privilégié du monde scientifique sera de plus en plus le monde politique. Ce partenariat doit être organisé et légiféré comme le fut le partenariat du monde scientifique et du monde économique (que l'on pense, par exemple, à la législation sur les brevets) ou comme le fut le fonctionnement de la justice: il ne s'agit certes pas de juger telle ou telle personne, mais d'énoncer un jugement sur telle ou telle situation (par exemple environnementale) ou sur les conséquences pour la santé de telle ou telle décision susceptible d'affecter à plus ou moins longue échéance un grand nombre de personnes. Les avocats capables de plaider pour la nature ou pour les victimes potentielles des décisions et réglementations sont ici les scientifiques dans la mesure où ils interviennent comme experts. Les conditions de ces interventions doivent être institutionnalisées: telle est la première conclusion de cette communication. La seconde est de souligner à quel point les processus démocratiques exigent qu'on leur accorde le temps indispensable à la maturation collective des décisions. Il en va d'ailleurs de même du temps nécessaire aux scientifiques-experts pour se former un jugement sur des situations complexes. A quoi l'on objectera que les gouvernements sont bien obligés de faire rapidement face aux événements auxquels ils sont confrontés. L'affaire des pluies acides suffit à le montrer. C'est vrai! Mais elle montre aussi les abus que l'on peut faire de l'argument de l'urgence[20]: non seulement la précipitation s'oppose à la sagesse et à la prudence, mais elle constitue en outre une source considérable de perte de temps. Les exemples sont ici innombrables. L'urgence est d'ailleurs souvent fallacieusement invoquée pour imposer des décisions de façon technocratique et par la force en les soustrayant au processus démocratique. Probablement cette question de l'urgence est-elle celle qui pèse le plus lourd sur les processus d'expertise. Elle mériterait à elle seule qu'on lui consacre un colloque analogue à celui qui nous rassemble ici[21]. p.31
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