La mise au point de Monique Sené
est vraiment la bienvenue au moment où on va faire semblant d'ouvrir
un débat sur la politique énergétique française,
alors qu'il ne s'agit en réalité que de faire accepter par
l'opinion le renforcement programmé par nos nucléocrates
de la production massive et excédentaire d'électricité
nucléaire.
La toute puissance chez nous de ce qu'on appelle
les "grands Corps de l'État" : Finances, Ponts et Chaussées,
Mines (dont font partie lesdits "nucléocrates"), a été
analysée et bien mise en relief par de nombreux auteurs que cite
Monique Sené, en particulier par Corinne Lepage qui s'y est trouvé
confrontée comme ministre.
Une mystification bien entretenue
Mais une légende tenace et soigneusement
entretenue continue de s'imposer à leur sujet. C'est celle qui fait
remonter à la "République naissante" la création de
ces grands Corps, de même que celle des "grandes écoles" par
lesquelles on y accède. C'est une mystification, qui mérite
aussi et d'abord qu'on lui règle son compte.
Ces corps de l'État ont d'abord été
des "Corps du Roy", créés sous l'Ancien Régime pour
être des serviteurs compétents, efficaces et zélés
du pouvoir royal et compenser les déficiences des structures traditionnelles
issues de la noblesse et des notables. La monarchie déclinante cherchait
ainsi par eux à consolider son pouvoir, en prenant la main dans
la société industrielle qui commençait à dessiner
les enjeux majeurs de l'époque. Les repères historiques sont
aussi éloquents que précis: ce sont les dates de création
des écoles "royales" qui doivent assurer leur recrutement. L'école
des Ponts et Chaussées est créée en 1749, et l'école
des Mines en 1783. Par la suite, ces deux Grands Corps ont recruté
parmi les premiers reçus à l'École Polytechnique,
"grande école" emblématique de la formation des élites
à la française. Mais grande école pour laquelle on
nous sert encore le mythe de son origine "républicaine" ! Si elle
est bien issue de l'école centrale des Travaux Publics créée
en 1794 par la Convention pour la formation des ingénieurs civils
et militaires de la République, c'est Gaspard Monge qui en fut l'artisan
et le maître d'œuvre. Et c'est sur le modèle de "l'École
royale du Génie de Mézières" dont il avait été
"Professeur royal de mathématiques et de physique" que la nouvelle
école fut organisée. Cette École du Génie de
Mézières était la plus prestigieuse des institutions
qu'avait créées la Royauté pour coller aux nouvelles
technologies de la guerre marquée par les progrès de l'artillerie,
compétences pour lesquelles l'aristocratie dont étaient issus
les cadres de l'armée ne pouvait plus prétendre qu'elles
se transmettaient par les gènes...
Une "noblesse d'État" dans l'ombre
de la République...
L'affirmation de ces Corps de l'État,
qui s'ébauche sous l'Ancien Régime, se fait donc aux dépens
de la noblesse et du clergé, mais au profit d'un pouvoir centralisé,
autoritaire et guerrier, non pas dans un esprit préfigurant un quelconque
système républicain ou démocratique. C'est d'ailleurs
le modèle militaire qui y prévaudra jusqu'à nos jours.
Une semblable marque de fabrique s'est aussi
imposée dans le secteur strictement civil qu'est celui de l'enseignement
secondaire. Désireux de réduire à néant l'influence
des Jésuites, et profitant de l'appui du parti "philosophique" des
Lumières, le pouvoir royal les chassa des collèges entre
1762 et 1764. Pour les remplacer et recruter au plus vite les nouveaux
professeurs du système "royal" d'enseignement, on ne trouva rien
de mieux qu'un concours calqué sur le mode de sélection des
mandarins chinois... modalités justement rapportées par les
Jésuites, grands connaisseurs des institutions de l'Empire du Milieu...
|
suite:
Ce fut la première mouture du concours de l'Agrégation,
puis le modèle des concours qui sont devenus la règle du
recrutement des élites en France. C'est donc bien plus le qualificatif
de "royal" ou "impérial" (car bien sûr Napoléon a strictement
codifié et pérennisé tout cela) qui caractérise
ces Grands Corps, fers de lance de la "noblesse d'État" qui nous
gouverne dans l'ombre de notre brave République... et qui n'a pas
d'équivalent chez nos voisins. Comme
nos 82 % d'électricité d'origine nucléaire...
Ces institutions sont des survivances coriaces de notre Ancien Régime,
chouchoutées et renforcées par nos monarchies et nos empires
successifs au 19ème siècle, et dont la République
a du s'accommoder, non parfois sans rechigner. Dans "Les implications culturelles
de la Sciences", l'historien des sciences Pierre Thuillier fait état
d'un épisode relaté par un sociologue américain travaillant
en France au cours des années 1980 dans une étude sur l'École
Polytechnique de 1794 à 1914. Au début des années
1900, la Troisième République s'est vivement inquiétée
du fonctionnement et de l'esprit des Grandes Écoles, jusqu'à
ce que la Chambre des Députés nomme une Commission d'enquête
parlementaire. Ses conclusions remises en 1905 sont claires concernant
Polytechnique : on y forme des cadres réactionnaires et anti-républicains,
et l'enseignement y est sclérosé. La Commission propose de
supprimer les Grandes Écoles, et de faire confiance aux Universités
que Jules Ferry vient de réhabiliter, plus ouvertes aux nouvelles
disciplines. Le lobby des Polytechniciens réagit aussitôt,
et étouffa dans l'œuf ces velléités. On a vu la même
levée de boucliers en 1992, avec le même résultat,
quand Claude Allègre cherchait à fondre les Grandes Écoles
dans l'enseignement universitaire français, pour le mettre enfin
en harmonie avec ce qui existe dans les autres pays.
Il se perpétue donc chez nous une caste
technocratique beaucoup plus puissante que partout ailleurs, capable d'imposer
ses choix technologiques, industriels, économiques, aux responsables
politiques comme à l'ensemble du pays. Ceci en dehors du contrôle
démocratique, considéré comme une ingérence
insupportable.
Ou une nomenklatura modèle
soviétique?
Cette caste s'est très tôt installée
au CEA, suite à l'éviction des physiciens en 1950, et à
EDF, qui en est une citadelle capable de tenir tête à l'État.
Dans les années 1970, la direction d'EDF décide seule d'acheter
la licence Westinghouse pour construire ses réacteurs à eau
pressurisée (REP) et d'abandonner la filière française
graphite-gaz qu'elle avait pourtant en contrat avec l'État. Le gouvernement
de la Cinquième République et Pompidou, son président
fraîchement élu, n'eurent pas d'autre choix que d'entériner.
Depuis lors, c'est une nomenklatura technocratique
qui a les coudées franches pour dessiner la politique énergétique
du pays, et la maintenir vers les plus gros chantiers du nucléaire.
On y trouve donc aussi COGEMA et Framatome, gros industriels et profiteurs
du nucléaire lourd. Mais c'est au sein d'EDF que s'est structuré
le pivot de ce pouvoir technocratique capable de s'imposer au pouvoir politique,
grâce à "la convergence entre une Direction de Polytechniciens
et un syndicat majoritaire productiviste, la CGT" favorable à l'industrie
lourde et au nucléaire. Et s'il y a une référence
"républicaine" aux Grands Corps de l'État à la française,
n'est-ce pas à l'époque des ex-Républiques socialistes
soviétiques qu'on peut la trouver, plutôt que du côté
des Républiques démocratiques occidentales dont nous faisons
partie?
p.14
|