Le Commissariat à l'énergie
atomique (CEA) peut s'en mordre les doigts. Des recherches indépendantes,
qu'il a initiées et encouragées, montrent pour la première
fois que le nucléaire militaire français est loin d'être
aussi propre qu'il ne l'affirme. Un article qui vient de paraître
dans une revue scientifique respectée, le Journal of Atmospheric
Chemistry, le suggère en tout cas fortement : il montre que les
lichens prélevés autour du centre de Valduc (Côte-d'Or),
où le CEA assemble et démantèle les bombes H de l'armée
française, présentent des concentrations en tritium (isotope
radioactif de l'hydrogène) mille fois supérieures à
la normale... et difficilement compatibles avec les chiffres d'émissions
atmosphériques de tritium publiés par le CEA de Valduc depuis
1986.
10 tonnes.
L'affaire commence en 1996, quand le CEA militaire
tente de se convertir à la transparence. A Valduc, site ultra protégé
qui n'a longtemps même pas figuré sur les cartes, une Structure
d'échange d'information sur Valduc (Seiva) est fondée, associant
élus locaux et scientifiques de l'université de Dijon, pour
organiser la communication en direction de la population. La Seiva dispose
d'un petit budget pour mener des analyses de radioactivité. En 2000,
elle passe un contrat avec une association, l'Observatoire mycologique,
pour une campagne de prélèvement des lichens autour de Valduc.
A la tête de l'Observatoire, Olivier Daillant, interprète
professionnel de son état mais surtout passionné de mycologie.
L'homme n'est pas un novice. En 1986, il avait le premier montré
la contamination des champignons français par le césium du
nuage de Tchernobyl. Avec l'aide de laboratoires universitaires allemands
et autrichiens, Daillant mesure donc la quantité de tritium fixée
dans la matière organique des lichens des alentours de Valduc. Pourquoi
le tritium ? Parce que cet isotope de l'hydrogène est la principale
source de radioactivité émise par le centre du sous forme
gazeuse. Le tritium est un radioélément qui se dégrade
assez vite. Sa période (durée durant laquelle il perd la
moitié de sa radioactivité) est de 12,3 ans et son rayonnement
est arrêté par 5 mm d'air.
En revanche, le tritium est dangereux lorsqu'il
pénètre dans l'organisme par inhalation ou ingestion, tout
particulièrement s'il est incorporé par les cellules.
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En mars 2001, les résultats tombent:
les lichens prélevés à:
-1 kilomètre du centre contiennent
mille fois plus de tritium que la normale;
- 4 kilomètres sous le vent dominant
encore cent fois plus; et
- 40 kilomètres dix fois plus!
Les experts du CEA, qui ont mené en parallèle
des analyses, confirment les chiffres. La Seiva se veut alors rassurante
: oui, ces chiffres sont «très élevés»,
mais il n'y a aucun danger pour l'homme car il faudrait manger 10 tonnes
de lichen par an pour atteindre la dose toxique.
Incontestable, sauf qu'il faudrait tout de même
expliquer comment le tritium a pu s'accumuler à ce point. Et, sur
cette question, le CEA se contente d'allumer un contre-feu: si les lichens
contiennent tant de tritium, c'est qu'ils doivent le fixer davantage que
les autres organismes. Sans pour autant chercher à valider cette
hypothèse.
«Incohérence»
Indigné, l'Observatoire mycologique
rompt avec la Seiva et poursuit les recherches sur ses propres fonds. Les
mycologues montrent qu'à l'usine Cogema de La Hague – autre site
habilité à émettre du tritium –, les concentrations
en tritium des lichens sont légèrement au-dessus de la normale,
mais plusieurs centaines de fois inférieures à ce que l'on
observe à Valduc. On voit mal comment les lichens pourraient fixer
préférentiellement le tritium à Valduc et pas à
La Hague. Les lichens accumuleraient-ils plus durablement le tritium? En
transplantant des lichens de Valduc vers une zone éloignée
de toute contamination, les mycologues montrent que la moitié du
tritium fixé disparaît en un peu plus d'un an.
Pour Jean-François Sornein, directeur
du centre CEA de Valduc, cette dernière expérience est la
seule partie critiquable d'un travail dont il reconnaît la qualité
scientifique. Si les lichens perdent la moitié de leur radioactivité
chaque année, explique-t-il, cela signifie que les quantités
de tritium présentes il y a vingt ans étaient un million
de fois (2 à la puissance 20) supérieures à celles
d'aujourd'hui. Or, «nous n'avons jamais manipulé assez
de tritium à Valduc pour émettre des quantités pareilles»,
explique Sornein, qui reconnaît «ne pas savoir comment expliquer
cette incohérence».
Pour Daillant, aucun doute: «Soit
les chiffres d'émission en tritium publiés depuis 1986 sont
faux; soit il s'est produit auparavant des émissions absolument
énormes et tenues secrètes.»
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