1. LE POIDS DES LOBBYS
Dès les premières semaines suivant
l'accident, son interprétation a été prise en charge
par l'AIEA (Agence internationale pour l'énergie atomique). Créée
en 1956, l'Agence a pour mission, selon l'article 2 de ses statuts, de
promouvoir l'énergie atomique. En août 1986, elle organisa
une conférence à Vienne pour tirer les premières leçons
de l'accident. La délégation soviétique
présenta un rapport concluant que la radioactivité due à
la catastrophe occasionnerait 44.000 morts supplémentaires par cancer
parmi les 75 millions d'habitants des régions concernées.
Une estimation critiquée par les experts occidentaux, comme le raconta
le journal Science du 12 septembre 1986. La conférence conclut
à une estimation près de dix fois inférieure. Par
la suite, le rapport soviétique disparut de la circulation officielle.
De son côté, l'OMS est restée
silencieuse "Nous n'intervenons qu'à la demande des gouvernements",
souligne Gregory Hartl, porte-parole de l'OMS. Moscou, qui souhaitait tourner
la page au plus vite, préférait traiter avec l'AIEA, très
conciliante : "Même s'il y avait
un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire
comme une source d'énergie intéressante", déclara
ainsi Morris Rosen, un responsable de l'AIEA (Le Monde du 28 août
1986).
Les Etats concernés ne sont pas plus enclins
que l'Agence à faire la lumière. En URSS, toutes les informations
sur la catastrophe restèrent, pendant des années, un secret
d'Etat. Il fallut attendre 1989 pour qu'elles soient déclassifiées.
Pendant deux ou trois ans, les scientifiques purent alors débattre
librement de ses conséquences. Puis l'effondrement de l'URSS enterra
la discussion. D'autant qu'une des structures les plus solides de l'Etat
russe en déliquescence, le ministère des affaires atomiques,
n'avait guère intérêt à ce débat. Quant
à la Biélorussie, Etat le plus touché, le régime
autoritaire de Loukachenko y limita à partir de 1994 les discussions
sur le sujet. "L'Etat, qui cherche à diminuer les dépenses,
est tout content d'entendre dire par les médecins du ministère
de la santé que tout va bien", explique le physicien biélorusse
Vassili Nesterenko.
2. LES DIFFICULTÉS MÉTHODOLOGIQUES
Mais le souci politique de minorer l'impact de la
catastrophe n'explique pas seul la difficulté de l'analyse. Le problème
scientifique est de distinguer la mortalité due à la radioactivité
des autres causes. Les spécialistes de la radioprotection raisonnent
selon le principe que toute dose supplémentaire de radioactivité
est nuisible, même si cette dose est très faible. A partir
de là, la manière la plus simple de procéder est d'examiner
les populations exposées et de les comparer à d'autres, non
exposées.
Mais en raison de l'effondrement de l'Union soviétique,
le système de santé s'est beaucoup dégradé
dans les pays concernés: on ne dispose plus de registres de mortalité
et de morbidité très fiables, et on a perdu la trace de beaucoup
des personnes les plus exposées, les liquidateurs (ces hommes envoyés
de toute l'URSS pour nettoyer le périmètre irradié).
Premier débat: de nombreux scientifiques de Russie, d'Ukraine ou
de Biélorussie estiment aujourd'hui que, malgré ces difficultés,
plusieurs registres de santé sont valables et permettent d'émettre
des hypothèses. Diverses études de ces pays conduisent ainsi
Greenpeace à dresser un bilan atteignant 93.000 morts par cancer.
Les chercheurs occidentaux contestent toutefois la fiabilité de
ces analyses. La même question se pose sur la fiabilité de
l'enregistrement des doses radioactives ayant touché les individus.
En outre, la crise de l'ex-Union soviétique
a entraîné une dégradation très forte de l'état
de santé général, dans lequel l'effet Tchernobyl pourrait
être "noyé". Certains affirment que les conséquences
de Tchernobyl sont négligeables par rapport à ce désastre
général.
Pour contourner ces faiblesses des études
directes, les spécialistes recourent à des extrapolations
en se référant à ce que l'on sait des survivants d'Hiroshima
et de Nagasaki. "Comme on manque d'information sur Tchernobyl, on mène
les calculs à partir d'autres populations", indique Elisabeth
Cardis, du CIRC. On va ainsi estimer la radioactivité générale
diffusée par Tchernobyl, et évaluer l'excès de cancers
qu'elle peut provoquer. |
Mais, à Hiroshima, les personnes ont subi une exposition externe
forte et courte, alors que, dans le cas de Tchernobyl, beaucoup ont reçu
une exposition faible mais durable, et de surcroît en bonne partie
interne, par le biais de l'alimentation. Or, explique Alexeï Okeanov,
de l'Université internationale de Minsk, "nous connaissons très
peu les effets des doses internes d'irradiation, parce que c'est la première
fois que cela arrive à l'humanité". Les extrapolations
à partir d'Hiroshima pourraient ainsi sous-estimer la réalité.
3. LE FORUM TCHERNOBYL
En septembre 2005, un aréopage d'institutions
des Nations unies appelé Forum Tchernobyl publiait sous l'égide
de l'AIEA un communiqué titré "Tchernobyl: la vraie échelle
de l'accident", affirmant qu'"une réponse définitive"
était apportée par le rapport publié par le Forum.
Le bilan était réduit pour l'essentiel à 4.000 cancers
de la thyroïde et 4.000 cancers mortels, tandis que l'impact sur la
santé mentale des victimes de Tchernobyl était "le plus
grave problème de santé publique créé par l'accident".
Le résumé de 50 pages du rapport donnait la même impression
lénifiante (Le Monde du 7 septembre 2005). Cette présentation
déclencha l'indignation de nombreuses associations environnementales,
mais aussi de scientifiques, y compris au sein de la communauté
nucléaire.
En fait, la présentation du Forum Tchernobyl
en septembre 2005 est (il n'y pas d'autre mot) mensongère. Le communiqué
a été rédigé par une agence de relations publiques
américaine, Marshall Hoffman, sans que les agences de l'ONU autres
que l'AIEA aient pu le contrôler, notamment l'OMS, indique celle-ci.
Le résumé a également été rédigé
par l'AIEA, comme nous l'a indiqué un fonctionnaire de cette agence.
Si on compare attentivement le communiqué et le résumé
avec le rapport sur la santé diffusé en septembre, et réalisé
par l'OMS, on observe de nombreuses différences: autant le rapport
est nuancé et pointe les incertitudes, autant communiqué
et résumé sont affirmatifs. Quant au chiffre des 4.000 morts
par cancer, "c'est la reprise de l'estimation que nous avions faite
il y a dix ans", dit Mme Cardis.
L'OMS a publié ce rapport, légèrement
remanié, en avril, en soulignant une information que l'AIEA avait
dissimulée : "L'OMS estime qu'il peut y avoir jusqu'à
9.000 cancers mortels dus à Tchernobyl parmi les liquidateurs, les
personnes évacuées et celles résidant dans les zones
contaminées de Biélorussie, Ukraine et Russie."
4. LE BILAN
Malgré tous les efforts pour obscurcir le
tableau, celui-ci commence à se dégager. Outre les quelque
50 pompiers et techniciens tués dans les premières semaines
de l'accident, une chose est certaine: l'accident a causé des cancers
de la thyroïde parmi les populations exposées. Au moins 4.000,
peut-être jusqu'à 15.000, puisqu'ils ne sont pas tous encore
apparus. Un excès de cancers du sein est aussi probable, mais celui
des malformations à la naissance est discuté.
Autre accord des experts: la catastrophe a occasionné
des cancers mortels supplémentaires dans les populations concernées,
mais aussi en Europe et dans le monde. Selon l'analyse du rapport TORCH,
53%
de la radioactivité ont été reçus par les pays
européens autres que les trois plus touchés. La prise
en compte des retombées sur l'Europe entière amène
deux équipes de chercheurs conduites par Elisabeth Cardis, du CIRC,
à estimer à 16.000 d'ici à 2065 le nombre de morts
par cancers attribuables à Tchernobyl. Le rapport TORCH, quant à
lui, estime que le chiffre pour le monde entier se situera entre 30.000
et 60.000.
Cette analyse doit être complétée
par le fait que d'autres pathologies sont induites par l'accident, notamment
cataractes et maladies cardio-vasculaires. Le rapport de l'OMS suggère
que les décès cardio-vasculaires induits par les radiations
chez les liquidateurs pourraient être presque aussi nombreux que
ceux liés aux cancers. L'analyse précise de ce problème
changera sans doute le bilan total de Tchernobyl.
Au total, outre les maladies qu'elle a entraînées
et la stérilisation d'un territoire important, la catastrophe de
Tchernobyl provoquera plusieurs dizaines de milliers de morts. Pour être
plus précis, il faut, comme disent classiquement les chercheurs,
continuer les études. Sans pressions, si possible.
Hervé Kempf
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