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Bases de données TCHERNOBYL
Les irradiés de Tchernobyl entre cancer et désespoir
(L'Après-Tchernobyl, Supplément du Monde, 20 avril 1996, p. II)
par Jean-PauI Dufour

KIEV et MINSK de notre envoyé spécial
    En 1986, I'image forte symbolisant la catastrophe de Tchernobyl était celle d'un pompier, rendu chauve par une irradiation aiguë, qui attendait la mort dans l'ambiance verdâtre d'une chambre stérile de l'«hôpital numéro 6» de Moscou. Dix ans plus tard, le héros martyr peut être remplacé par un enfant.
    Sacha, par exemple, un gamin de onze ans rencontré à la clinique du professeur Evgueni Demidtchik, à Minsk (Biélorussie). Une blessure en voie de cicatrisation barre sa gorge, trace d'une ablation de la glande thyroïde subie quinze jours plus tôt. Dans quelques jours, si tout va bien, il pourra rejoindre ses parents, son village contaminé et sa petite copine opérée elle aussi, il y a peu, dans le même service.
    Seul dans le pays à traiter les cancers de la thyroïde, l'établissement du professeur Demidtchik a vu défiler 424 enfants comme Sacha depuis la catastrophe. La plupart venaient de la région biélorusse de Gomel, située à quelque 150 kilomètres au nord-est de Tchernobyl, durement touchée par le panache radioactif issu de la centrale accidentée. De l'autre côté de la frontière, Vladimir Babeschko, directeur de l'lnstitut de radiologie de Kiev, précise, quant à lui, que «542 enfants et adolescents» ukrainiens ont été opérés d'un cancer de la thyroïde. Ce genre de tumeur se soigne heureusement assez bien. Il n'en a pas moins provoqué (selon les statistiques officielles...) la mort de quatre enfants. Dans des conditions normales, le cancer de la thyroïde est très rare chez l'enfant: le professeur Demidtchik n'en a soigné que sept dans son établissement entre 1976 et 1985 (aucun ne provenait de la région de Gomel). Ces quatre décès sont donc attribuables sans conteste aux suites de la catastrophe. Plus précisément, à l'iode radioactif absorbé par ces enfants et fixé par leur thyroïde. Tout le monde en convient. Une unanimité rare. Pour la plupart des autres décès, même chez les grands irradiés, la responsabilité des rayonnements et de la contamination par les radioéléments fait I'objet de chauds débats entre experts.
    Les épidémiologistes estiment que la catastrophe pourrait provoquer 6.000 à 17.000 morts par cancer dans les soixante ans à venir sur l'ensemble de la population de l'ex-URSS. Mais ces prévisions ne tiennent pas compte de l'augmentation des maladies les plus diverses observées par tous les spécialistes. A l'opposé, Greenpeace se fonde sur les affirmations d'un médecin ukrainien pour affirmer que 60.000 décès ont déjà été enregistrés parmi les 360.000 «liquidateurs» de ce pays qui ont participé à la lutte contre l¹incendie de la centrale et au nettoyage de la «zone interdite». Un chiffre qualifié de «fantaisiste» par le porte-parole de l¹Agence internationale de l¹énergie atomique.
    Et pourtant, si l'on en croit les gens, tout le monde est malade. En Biélorussie et en Ukraine, les deux Républiques les plus touchées, toute conversation aboutit immanquablement sur [sic] l'évocation d'un ami ou d'un voisin mort «d'une maladie de coeur», voire «d'une faiblesse pulmonaire», évidemment due à l'accident. Du moindre rhume à l'infarctus en passant, bien sûr, par les cancers (qui, comme partout, représentent l'une des premières causes de mortalité), les habitants ont tendance, consciemment ou non, à tout attribuer à Tchernobyl.
    Le mari de Svetlana était monteur électricien à Tchernobyl. Après l'accident, il a travaillé durant plusieurs semaines à la remise en état des réseaux détériorés par l'incendie. Depuis, affirme-t-elle, «des maux de tête incessants l'ont rendu invalide à 100%».
«Deux ans après la catastrophe, ma vision de loin s'est détériorée», renchérit sa fille, une étudiante de vingt ans, suffisamment fine mouche, cependant, pour sourire quand on lui réplique que l¹'apparition d'une myopie à douze ans n'est pas forcément signe d'irradiation...
    Il faut comprendre. Dans les conditions économiques très difficiles que vivent les habitants de I'ex-URSS, le statut de liquidateur est un atout précieux. Certes, la pension - baptisée «prime de cercueil» par ses bénéficiaires - est extrêmement modeste. Mais on vous attribue immédiatement l'appartement que les autres peuvent attendre vingt ans. Vos enfants sont prioritaires pour entrer à l'université et peuvent avoir la chance d'être invités à l'étranger. Même s'il n'est pas nécessaire d'être malade pour bénéficier de ces privilèges, il peut être judicieux de le paraître.
    Reste que l'on constate effectivement «une augmentation régulière de toutes les maladies», souligne Angelina Nyagu, présidente de l'association des médecins de Tchernobyl. Et notamment des troubles cardio-vasculaires, digestifs ou neurologiques, des dysfonctionnements du système immunitaire et endocrinien et des diabètes. On peut l'expliquer, selon elle, par le stress dû à la catastrophe, aux déplacements de population, à la peur de la contamination. S'y ajoute, depuis 1990-1991, une détérioration brutale des conditions de vie causée par l'effondrement de l¹ex-URSS. «L'ensemble de ces facteurs crée un état psychologique très grave, parfois proche de la névrose, qui provoque l'apparition de maladies psychosomatiques et influe fortement sur l'état de santé des gens, explique le docteur Nyagu. Les taux de mortalité et de natalité s'en ressentent nettement

RELATION TROUBLANTE
    Le même phénomène ne s'observe chez les liquidateurs. Ces derniers, dit-elle, «ont l'impression que leur vie est finie». Ils boivent et fument beaucoup, sombrent dans la dépression. Paradoxalement, «les traumatismes, les suicides et l'intoxication alcoolique sont devenus pour eux la cause principale de décès, alors que partout ailleurs [Occident compris] ce sont les cancers et les maladies cardio-vasculaires qui viennent au premier rang!»
    Angelina Nyagu n'hésite pas, cependant, à évoquer d'éventuels effets directs des radiations ou de la contamination dans l'apparition de ces maladies. Cette opinion va à l¹encontre de l'opinion majoritaire chez les spécialistes, qui estiment généralement que les radiations ne provoquent, à faibles doses, que des cancers. Pourtant, au service de neurologie qu'Angelina Nyagu dirige à l'Institut de radiologie de Kiev, des chercheurs ont mis en évidence une relation troublante entre le niveau d'irradiation reçue et certains désordres neurologiques. Le même genre d'observation peut être fait pour certaines maladies cardio-vasculaires, souligne Denis Mathé, conseiller scientifique à l'Institut de protection et de sûreté nucléaire français. Il devient difficile, dans ces conditions, d'incriminer le seul stress.
    Seule certitude: les gens souffrent et meurent, victimes des conséquences conjuguées et indissociables de deux «accidents»: Tchernobyl et l'effondrement de l'ex-URSS. «La perestroïka, en 1986, puis l'indépendance de l'Ukraine, en 1991, furent deux événements historiques et politiques positifs et d'une importance considérable. Mais leur premier effet fut de plonger notre peuple dans une longue période de mendicité intégrale, explique Ilya Liktarev, directeur de l'lnstitut de protection contre les rayonnements. L'URSS totalitaire pouvait fournir des aliments sains à la population et la soigner. Nos pays démocratiques n'en ont pas les moyens