Radiations et émotion
Editorial
Ariel Herbez
Mercredi 19 avril 2006
C'était une «catastrophe
impossible», selon les zélateurs de l'énergie atomique
de l'époque, un «désastre programmé»,
selon les mouvements antinucléaires des années 1980. Vingt
ans après la fusion du réacteur nucléaire de Tchernobyl,
de nombreuses leçons ont été tirées de cette
tragédie, politiques, technologiques, sanitaires. Mais vingt ans
après, sommes-nous moins démunis dans notre façon
d'appréhender un événement aussi impensable dans ses
conséquences?
La disproportion même des chiffres avancés dans la polémique sur les victimes passées et à venir de Tchernobyl, de quelques dizaines de morts à quelques centaines de milliers pour les plus extrêmes, a de quoi nous déboussoler. D'autant que, à part les «liquidateurs», ces malheureux soldats, pompiers et ouvriers envoyés colmater les dégâts qui tombent comme des mouches aujourd'hui encore, les morts de Tchernobyl, quel que soit leur nombre, ne seront jamais que des chiffres contestés dans des statistiques. |
Un peu comme les morts qui paient leur tribut au tabac ou à
la pollution de l'air. Rien à voir avec les 135 touristes qui ne
sont pas rentrés de leurs vacances en Asie après le tsunami
de 2004, dont les portraits et les histoires ont longuement occupé
les colonnes des journaux: les 200 Suisses «statistiquement»
tués par les cancers de Tchernobyl ne seront jamais à la
une.
Les radiations atomiques sont impalpables mais surtout, elles sont incompatibles avec l'émotion et l'immédiateté qui régissent notre société médiatisée. Une catastrophe qui ne déploie ses effets que sournoisement et au fil des décennies, qui n'offre pas de victimes à interviewer sur leur lit d'hôpital, n'est pas une catastrophe. Ou si peu. La peur de l'atome reste, mais l'émotion soulevée par les retombées de Tchernobyl il y a vingt ans s'est plus vite dissipée que la radioactivité du césium 137 dans les sols helvétiques. Dans ces conditions, sommes-nous mieux préparés pour le prochain accident, moins probable peut-être que le précédent, mais forcément possible? |
Tchernobyl: à quand le vrai bilan?
Vingt ans après la catastrophe,
les scientifiques peinent encore à dresser un état des lieux
précis des effets sur la santé de la radioactivité
générée.
Olivier Dessibourg
Mercredi 19 avril 2006
Quatre mille selon l'Organisation
mondiale de la santé (OMS). Vingt-cinq fois plus selon certains
scientifiques russes. Vingt ans après l'accident de Tchernobyl,
en Ukraine, le nombre total de personnes qui sont ou vont décéder
à cause des retombées radioactives fait plus que jamais débat.
Et malgré les nombreuses études qui ont déjà
été menées, le vrai bilan reste à faire. D'aucuns
doutent qu'il puisse jamais être établi, tant il est ardu
de corréler l'incidence de pathologies observées avec l'exposition
aux éléments radioactifs libérés.
Le 26 avril 1986, le réacteur 4 de la centrale nucléaire explose et brûle durant dix jours. L'incendie dégage en radionucléides l'équivalent de 200 fois la radioactivité émise par les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki réunies. Le nuage nocif touche la Biélorussie, l'Ukraine et la Russie actuelles, puis aussi 40% du territoire européen. En Suisse, la région nord-est et le Tessin ont surtout été concernés. Les effets sur l'organisme humain d'une irradiation dépendent de la dose reçue et du mode d'exposition. Parmi les milliers de liquidateurs, ces ouvriers dévolus à circonscrire le sinistre, 237 auraient reçu le premier jour une quantité aiguë de rayonnement susceptible d'induire directement des modifications pathologiques des organes. A ce jour, 47 en seraient morts, selon l'OMS. Les populations des zones contaminées, elles, ont subi des doses d'irradiation plus ou moins faibles. Qui peuvent toutefois conduire à différentes maladies, surtout des cancers. Grâce aux registres existants et à des modèles statistiques, les experts tentent d'évaluer le nombre de décès imputables spécifiquement à ces affections radio-induites. En Suisse par exemple, l'Office fédéral de la santé publique estime à 200 le nombre de décès supplémentaires par cancer liés à la catastrophe. Pourtant, vingt ans plus tard, bien des questions
concernant la santé demeurent.
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Pour Roland Desbordes, président de la Commissions de recherches
et d'informations indépendantes sur la radioactivité, une
ONG qui finance désormais les travaux du professeur biélorusse,
«il ne fait aucun doute que la contamination par le césium
radioactif est source de pathologies cardiaques graves. Il ne reste plus
aux autorités internationales qu'à avaliser ces résultats.
Mais elles refusent, par idéologie, car elles n'ont rien à
opposer à ces résultats.» Pour tenter d'y voir
plus clair, de vastes études ont été lancées
récemment.
•Malformations Les images d'enfants souffrant de diverses malformations, comme l'hydrocéphalie, ont marqué les esprits. Une occurrence anormalement marquée de ces infirmités ne semble pourtant ne pas être confirmée pour l'instant. «Il est probable que, dans le cas de malformations fœtales consécutives à une radio-exposition de la mère, celles-ci aient induit des avortements spontanés», analyse Jean-Michel Lutz. •Fertilité Aucune baisse de fertilité ne semble avoir été observée dans les populations concernées. Mais la relation entre des changements génétiques radio-induits et des maladies futures est encore peu claire. Selon une étude menée en Biélorussie, le taux de mutations affectant les gènes des cellules germinales (ovules et spermatozoïdes) a doublé. «C'est une catastrophe en devenir, estime Roland Desbordes. Car c'est le patrimoine génétique qui est touché.» •Santé mentale Une conclusion qui rallie la plupart des spécialistes concerne les vastes impacts psychologiques qu'a eus sur les populations le stress dû à une évacuation forcée et durable, l'anxiété face aux effets possibles des radiations ou encore le sentiment de victimisation. A l'heure du bilan, les scientifiques s'accordent:
dépeindre un tableau des effets sur la santé de l'accident
de Tchernobyl n'est pas chose aisée. «Les déplacements
de populations juste après la catastrophe, des registres de cancers
inexistants ou incomplets, le manque de données fiables permettant
de reconstituer les doses reçues et les diverses façons de
procéder à des calculs statistiques rendent très complexes
les travaux des épidémiologistes», explique Margot
Tirmarche.
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«Le compte rendu officiel ne présente qu'un
seul aspect de la réalité»
Polémique autour du nombre de victimes que fera à
terme la catastrophe.
Olivier Dessibourg
«Jusqu'à 4000 personnes
pourraient à terme décéder des suites d'une radio-exposition
consécutive à la catastrophe de Tchernobyl.» Cela parmi
environ 600.000 personnes directement concernées: les 240.000 ouvriers
impliqués, les 116.000 habitants voisins évacués et
les 270.000 résidents des zones «strictement contrôlées».
En septembre 2005, le Forum Tchernobyl, composé d'experts de huit
agences internationales dont l'OMS et l'Agence internationale de l'énergie
atomique (AIEA), publiait ses conclusions sur «l'ampleur réelle
de l'accident». «Mensonge! Arnaque! Aberration!»
accusèrent les organisations antinucléaires, en dénonçant
une minimisation du bilan. «Ces chiffres sont irréalistes,
s'emporte Alexey Yablokov, de l'Académie russe des sciences.
Selon nos sources, le nombre de cancers s'élèvera à
des centaines de milliers.» Et il y a quelques jours, ce sont
deux experts britanniques indépendants qui rendaient public leur
contre-rapport, commandé par le groupe des Verts au Parlement européen.
L'un d'eux, Ian Fairlie, lance: «C'est de la pauvre science que
de présenter un seul aspect de la réalité!»
Plusieurs griefs sont en effet dirigés contre ce bilan officiel. «Il ne tient compte que des zones les plus contaminées en Biélorussie, Russie et Ukraine, alors que le nuage radioactif s'est déposé sur 40% de l'Europe», argumente Ian Fairlie. D'autres scientifiques critiquent le facteur de risque utilisé pour calculer le nombre de cas de cancers imputables spécifiquement à la radioactivité de Tchernobyl. Le modèle statistique correspondant se base sur les tragédies d'Hiroshima et de Nagasaki, durant lesquelles les victimes ont reçu une forte dose en quelques minutes. «Mais ici, les populations ont été confrontées à de faibles doses durant de longues périodes, ce qui peut tout changer», détaille l'expert. Pour couronner le tout, le communiqué de presse décrivant, en septembre dernier, ce rapport de 600 pages a quelque peu caricaturé ses conclusions. En plus de paraître définitif alors que les auteurs du rapport n'osent que peu de certitudes, le texte de presse omet de mentionner les 5000 cas de cancers potentiels parmi les 5 à 6 millions d'habitants des zones les moins contaminées. Des données qui figurent pourtant clairement dans le rapport lui-même. Le chiffre le plus vraisemblable issu du rapport serait donc de 9000 cas environ. «Ce communiqué n'a pas été écrit par l'OMS, mais par une agence de communication externe», explique Gregory Hartl, l'un de ses porte-parole. Accord en coulisse
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Cette explication ne convainc pourtant pas tout
le monde. L'épidémiologiste française Margot Tirmarche,
qui a participé aux groupes de recherche sur le cancer de l'OMS,
assure que «le travail a pu être effectué en toute
indépendance d'autres organismes». Du côté
de l'AIEA, Melissa Fleming, porte-parole, indique que «nous n'avons
aucun mandat nous permettant d'empêcher l'OMS de publier quoi que
ce soit». Et Jean-Michel Lutz, de l'Association suisse des registres
de tumeurs, rétorque: «L'argumentation scientifique du
rapport est correcte. Plus qu'un chiffre exact, il faut surtout y lire
une grande prudence. Tant qu'il n'y a pas de preuves épidémiologiques
supplémentaires, afficher un bilan plus grave n'est pas justifié.»
Ian Fairlie et son collègue, eux, n'hésitent pas. Après avoir refait les calculs sur la base des données mentionnées dans le rapport de l'OMS, volet du rapport du Forum Tchernobyl publié jeudi dernier, et de toutes les populations touchées, ils affirment que le nombre de cancers mortels causés par la catastrophe se situera plutôt entre 30.000 et 60.000. Une fourchette qui semble raisonnable même à Elisabeth Cardis qui, au Centre international de recherche sur le cancer de Lyon, mène des études épidémiologiques pour... l'OMS. La chercheuse vient d'ailleurs d'appliquer un modèle statistique américain pour calculer, à l'échelle de la population européenne (570 millions de personnes), le nombre de cancers potentiellement générés par les retombées radioactives. Sans révéler les résultats qui seront publiés sous peu, elle confirme que l'incidence se déterminera bien en dizaines de milliers de cas. Corps et radiations
Lors de l'accident de Tchernobyl, des éléments
radioactifs (radionucléides) ont été libérés:
il s'agissait surtout d'iode-131 et de césium-137. L'homme peut
être exposé à cette radioactivité de manière
externe, lorsque la source irradiante est extérieure à l'organisme,
ou interne, lorsque ces radionucléides sont inhalés ou ingérés
dans des aliments contaminés (eau, légumes, lait, etc.).
Ces radionucléides sont dits «instables». En se désintégrant,
ils produisent du rayonnement. Si les cellules du corps y sont exposées,
leur fonctionnement peut être altéré. Et leur ADN endommagé,
ce qui peut induire des cancers ou des anomalies génétiques.
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