De notre envoyé spécial en Ukraine et en
Russie
Terminus Tchernobyl
Mardi 28 mars 2006. Un train vieillot lambine
parmi les bois de bouleaux enneigés entre Slavutitch et Tchernobyl,
au nord-ouest de l'Ukraine. Trois mille cinq cents personnes travaillent
à la centrale accidentée et vivent à Slavutitch, ville
nouvelle construite à la fin des années 1980, en bordure
de la «zone interdite», un cercle de 30 kilomètres de
rayon autour du site nucléaire. La ligne traverse une langue de
territoire biélorusse. Le guide a précisé qu'il était
interdit d'ouvrir les vitres pour prendre des photos. Mais les vitres sont
bloquées et la fin d'après-midi maussade. Quelques travailleurs
de la centrale répondent de manière évasive aux questions
des journalistes. Pas de problème, le boulot va bien, la vie est
normale.
La silhouette massive de la centrale surgit
dans le crépuscule embrumé. Le train entre en gare. Au bout
du quai séparé de la voie par des vitres, un couloir aux
parois de tôle ondulée, éclairé au néon,
conduit à un hall où sont installés des portiques
pour mesurer la contamination radioactive. Nous sommes à moins de
5 kilomètres du point où, le 26 avril 1986 à 1 heure
23 minutes 40 secondes, l'explosion du réacteur n°4 allait libérer
une quantité de radioactivité colossale, contaminer très
fortement un territoire plus grand que le département des Landes,
dévaster la vie de millions de personnes et amorcer la désintégration
du système soviétique.
L'activité rejetée, sous forme
de gaz rares, d'iode 131, de césium, de strontium et de plutonium,
est estimée à 560 fois les rejets d'Hiroshima et de Nagasaki
pour le césium et 6 fois pour l'iode. Le panache de gaz et de particules
chaudes est monté à des centaines de mètres d'altitude.
Les particules les plus lourdes sont retombées dans un rayon de
100 kilomètres mais les éléments plus volatils sont
allés beaucoup plus loin. 70% des rejets se sont abattus sur la
Biélorussie, dont 23% de la surface sont contaminés. La radioactivité
s'est concentrée sur certaines zones, en fonction des pluies qui
l'ont fait redescendre au sol, donnant une contamination en «taches
de léopard». Le cercle de 30 kilomètres de rayon
autour de la centrale correspond à une limite administrative, mais
la zone la plus atteinte se prolonge au nord, au-delà de la frontière
biélorusse. Plus loin, les régions de Gomel en Biélorussie
et de Briansk en Russie sont aussi très touchées.
Soirée dans la zone interdite
Le compteur Geiger s'agite dans le bus qui
nous emmène à l'hôtel, un préfabriqué
jaune situé dans le vieux village de Tchernobyl, à une douzaine
de kilomètres de la centrale. Notre groupe est formé d'une
vingtaine de personnes, pour moitié journalistes et pour moitié
scientifiques de l'IRSN, l'Institut de Radio-protection et de Sûreté
nucléaire, organisateur de ce voyage, qui mène différents
programmes de recherche dans les territoires contaminés. Gérard
Deville-Cavelin, spécialiste de radio-écologie, expose l'état
peu appétissant des végétaux et des animaux: «Dans
les régions les plus atteintes, on trouve des céréales
contaminées à 100.000Bq par kilo, 1.000 fois la limite autorisée.
De même pour les herbes, les prairies, les fourrages ou les légumes.
Les
champignons peuvent atteindre le million de Bq par kilo. Les animaux
d'élevage, boeuf ou porc, sont moins touchés, mais le gibier,
les cervidés, notamment, qui mangent des mousses et des lichens,
sont très contaminés.»
Des millions de personnes, surtout en Biélorussie,
vivent dans les territoires contaminés et n'ont d'autre choix que
de consommer les légumes de leur potager et les produits de leur
cueillette ou de leur chasse. Il est possible de limiter les dégâts
en modifiant les cultures: les carottes « pompent » moins de
radioactivité que d'autres légumes, certaines variétés
de pommes de terre sont préférables à d'autres, etc.
Mais la cuisine traditionnelle repose sur le sarrasin, les choux, le gibier
et les champignons, les plus nucléaires des végétaux!
Kopatchi
Sur la route toute droite qui va à
la centrale, un panneau en caractères cyrilliques ukrainiens indique
«Kopatchi». C'est un des villages rasés par les «liquidateurs»,
ces jeunes militaires ou kolkhoziens que l'Etat soviétique a chargés
d'éliminer les conséquences de la catastrophe, de les «liquider»
(plus de 90% étaient des hommes). Une de leurs missions consistait
à creuser des tranchées dans lesquelles ils poussaient au
bulldozer les maisons des villages les plus touchés. A Kopatchi,
hormis le panneau, il ne reste plus aucun signe d'habitation humaine. Ce
ne sont que tumulus couverts d'herbages et de plaques de givre, sur lesquels
sont plantés des pancartes portant le signe rouge en forme d'hélice
qui indique le danger radioactif. Les liquidateurs ont effacé du
paysage des dizaines de villages, des bois, des forêts. La radiation,
elle, est restée.
L'habitant du sarcophage
A l'approche de la centrale,
on aperçoit la tour de refroidissement tronquée qui devait
servir aux tranches 5 et 6, en construction au moment de la catastrophe.
Ces ouvrages n'ont jamais été achevés, pas plus que
les six autres tranches qui devaient faire de la «centrale Lénine»
le plus grand centre de production d'électricité nucléaire
du monde. Les restes du chantier sont entourés d'un cortège
de grues immobiles. Une forêt métallique de pylones et de
lignes désormais inutiles prolongent les bois de bouleaux.
Le bus s'arrête au pied du monumental
«sarcophage» de métal et de béton qui recouvre
le réacteur n°4. Il a été construit en six mois,
en 1986, dans des conditions dantesques. Des ouvriers de toute l'URSS ont
participé à la construction. Il a fallu vidanger le réservoir
qui se trouvait sous le réacteur, ce qui nécessitait de plonger
pour ouvrir la vanne. Au Musée de Tchernobyl, à Kiev, on
voit un des scaphandres marrons utilisés. Difficile d'imaginer que
des hommes ont plongé dans l'eau radioactive revêtus de cet
équipement, qui fait penser à Tintin.
Il fallait remettre en état le réacteur
n° 3, car l'Etat soviétique voulait montrer au monde qu'il avait
dominé l'accident. Des milliers de jeunes hommes sont monté
sur le toit du bâtiment 3, en septembre 1986, vêtus de tabliers
de plomb de 35 kilos censés protéger leur moelle épinière.
La consigne était de jeter une pelletée de débris
radioactifs et de redescendre en courant, le tout en quarante secondes
pour ne pas recevoir une dose mortelle. Certains ont échangé
ces quarante secondes contre deux années de service militaire. Presque
tous y ont laissé leur santé, parfois leur vie.
L'ingénieur Oleksander Korneyev se
présente comme «l'habitant du sarcophage». Il
connaît l'installation comme sa poche. Il explique que 200 personnes
travaillent actuellement sur le sarcophage, qui a des problèmes
de fuites et d'infiltrations d'eau (voir encadré). Plus de 3.000
autres personnes sont employées pour maintenir la centrale dans
un état sûr. Le niveau des rejets radioactifs est encore relativement
élevé. Il est difficile aux travailleurs de la centrale de
respecter les doses autorisées. Jusqu'à fin 2000, date où
le réacteur n°3 a été définitivement arrêté
(les deux autres l'avaient été avant), il y avait 10.000
travailleurs. D'où une crise de l'emploi à Slavutitch.
Devant la voie d'accès au sarcophage,
les dosimètres fournis par l'IRSN indiquent un débit de dose
d'environ 6 microsieverts par heure (µSv/h). Un membre du groupe,
habitué des lieux, affirme que «ça
crache deux fois plus qu'il y a dix ans». A sa question,
le directeur adjoint de la centrale, Valéry Seida répond
avec embarras que les travaux sur le sarcophage provoquent des rejets.
www.prypiat.com
On la voit de loin, à peine franchi
le poste de contrôle: une grande roue aux nacelles d'un jaune éclatant
dans le ciel ensoleillé. Prypiat était une ville nouvelle
construite dans les années 1970, au bord de la rivière du
même nom, pour les travailleurs de la centrale Lénine.
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suite:
Une ville modèle de 50.000 habitants, dotée d'équipements
de pointe, avec de larges allées ornées de doubles rangées
d'arbres. Les familles se promenaient dans le parc d'attractions, les enfants
jouaient, les chiens couraient dans les rues.
Comment décrire
un paysage après la fin du monde? Un rosier pousse
dans la pierre. Des immeubles vides, carcasses de béton aux fenêtres
béantes, aveugles, comme les orbites sur le crâne d'un squelette.
La grande roue immobile domine une place investie par les arbres, comme
une clairière bétonnée. A côté, un manège
d'autos tamponneuses, toutes rouillées.
Au début, Prypiat est restée
quelque temps telle que les habitants l'avaient laissée, intacte
mais déserte. L'évacuation a été ordonnée
le 27 avril 1986, «suite à une situation radioactive défavorable».
On a dit aux gens de prendre des affaires pour deux, trois jours, de fermer
les fenêtres et le gaz. Ils sont partis avec les bus prévus
pour le défilé du 1er mai. Beaucoup ne sont jamais revenus.
Plus tard, il y a eu des pillages. Des militaires
ont patrouillé, le visage couvert d'un masque à gaz. Ensuite,
on a entouré la ville d'un grillage. Il faut une autorisation pour
entrer, sauf le 26 avril où tout le monde accède librement
à la ville morte. Les autres jours, visite virtuelle: sur un immeuble,
une grande pancarte invite à se rendre sur le site www.prypiat.com.
Plus loin, accrochés à un réverbère à
jamais éteint, une faucille et un marteau sculptés dans le
métal étincellent dans le soleil.
La pinède rousse
Quelque chose doit être enterré
sous le talus: le dosimètre fait un bond spectaculaire. Nous sommes
dans les environs de la «forêt rousse», une pinède
dont les arbres avaient pris une teinte remarquable après l'accident.
Elle a été entièrement rasée et enfouie dans
des tranchées. Etait-ce utile? Voilà ce qu'en dit Valéry
Kashparov, directeur de l'Institut ukrainien de Radiologie agricole, qui
travaille avec l'IRSN sur un site pilote appelé EPIC (Experimental
Platform of Chernobyl): «Ce n'était pas forcément
une bonne idée d'enterrer les arbres. Le plus gros de l'activité
n'était pas dans les troncs mais dans la litière. Les arbres
plantés en 1989 sont beaucoup plus contaminés que ceux d'avant!
Il est peut-être préférable de laisser la nature «s'arranger»
avec la radioactivité. Ça a été fait à
la va-vite.» Mais le problème était-il de réduire
la contamination? La liquidation ne visait-elle pas surtout à
effacer les signes les plus voyants de la catastrophe?
Près du potager expérimental où les chercheurs
étudient la manière dont les différentes espèces
de légumes réagissent au césium 137, de jeunes pins
arborent une flamboyante couleur jaune d'or. On ignore si le phénomène
est dû à la radioactivité.
Le cimetière de Lopatni
«Personne n'a pu te retenir. Tu as
quitté la vie tellement tôt. Ton image lumineuse restera pour
toujours dans nos mémoires.» L'épitaphe est inscrite
sur une tombe de marbre, ornée du portrait en noir et blanc d'un
jeune homme en uniforme. Visage aux traits bien dessinés, moustachu.
Il s'appelait Anatoli Vassilievitch Cerin, il a vécu de 1960 à
2001, il avait 26 ans au moment de Tchernobyl. Il repose dans un petit
cimetière au bord de la route, près de Lopatni, en retournant
vers Kiev. Combien de cimetières, en Ukraine, en Russie et en Biélorussie,
portent les épitaphes de ceux qui sont partis trop tôt?
Le liquidateur
«Je m'appelle Piotr Mikhaïlovitch
Gumenoï. J'ai 64ans. J'ai travaillé toute l'année 1986
à la centrale comme chauffeur pour la construction du tunnel de
refroidissement que l'on a creusé sous le réacteur. Je suis
invalide de 2e catégorie [sur trois catégories]. J'ai
une maladie cardiaque, des maux de tête, des problèmes d'articulations.
Je ne sais pas quelle dose j'ai reçue. Beaucoup de mes amis sont
morts.»
Au Centre de recherche pour la médecine
des radiations (RCRM) de Kiev, l'homme est assis sur un fauteuil de skaï.
Il s'exprime lentement, avec difficulté. Il dit qu'il touche une
pension, que la prise en charge médicale est correcte, qu'on manque
de médicaments. Recommencerait-il aujourd'hui? «Si le Parti
a besoin de moi, je réponds oui. Mais j'aurais des exigences. On
n'avait aucune notion du danger, personne n'y pensait, le premier jour
on n'avait même pas de bleus de travail.»
L'interprète me confie que, parlant
la même langue, il réalise que l'homme a du mal à le
comprendre. Ses «maux de tête» sont des atteintes cérébrales,
pathologies que les observations médicales des liquidateurs signalent
depuis des années. Les bilans officiels s'en tiennent aux cancers.
Gordeïevka
Le camion blanc porte toujours le sigle «SCPRI»
du défunt service du professeur Pellerin, l'homme qui affirmait
que le nuage de Tchernobyl n'avait provoqué aucune élévation
de radioactivité en France. Reconverti, le camion abrite un matériel
de détection. A l'intérieur, un jeune garçon est assis
devant une espèce d'entonnoir métallique. L'appareil mesure
la totalité de la radioactivité présente dans le corps
de l'enfant, qui vit depuis sa naissance dans les territoires contaminés
de Gordeïevka, une petite ville de la région de Briansk, en
Russie. Ici, les gens mangent des légumes, des champignons, de la
viande ou du lait chargés en césium. L'enfant participe à
l'étude «Epice» de l'IRSN, dirigée par Jean-René
Jourdain. Objectif: déterminer s'il existe une relation entre les
radiations et certaines pathologies comme les arythmies cardiaques ou les
cataractes, dont l'augmentation chez les jeunes de la région est
étonnante. «Le lièvre a été levé
par le médecin biélorusse Yuri Bandazhevski, dit Jean-René
Jourdain. Bien que nous estimions que sa méthodologie manque de
rigueur, nous voulons vérifier s'il a eu raison.» A suivre.
Le camion est garé devant le dispensaire
de Gordeïevka, où nous sommes chaleureusement accueillis par
le médecin chef, Larissa Natochi, et par le maire, Simonienko. Lequel
décrit la situation de ses administrés. «Ce village
a trois cent trente ans, la principale ressource est l'agriculture. L'accident
de Tchernobyl est notre malheur commun. Qu'est-ce qui est le plus grave?
Les conditions de vie ou Tchernobyl? La radiation ne se voit pas, quand
il n'y a pas de pain ça se voit.»
Plus tard, Anatoly Proshin, médecin-chef
du Centre de diagnostic de Briansk, parle du mal de vivre dans les territoires
contaminés: «Dans cette zone, il existe d'immenses réserves
de bois mais la population sait qu'on ne peut pas le vendre parce qu'il
est contaminé. Comment l'agriculteur peut-il vendre ses patates
qui ne sont pas aux normes, normes définies par Moscou qui n'est
pas contaminée? Seul le statut de victime permet d'obtenir quelque
chose, fût-ce une maigre indemnité de l'Etat. Ici, aujourd'hui,
il vaut mieux être malade qu'en bonne santé!»
Le réacteur numéro 4 a explosé
il y a vingt ans, mais le monde de Tchernobyl est présent à
chaque instant. Un monde dans lequel la nature la plus exubérante
cache une menace invisible. Près de Tchernobyl, on voit des sangliers
de 300 kilos: ce n'est pas un effet des radiations, ils sont gros parce
qu'on ne les chasse plus. Ils ont appris à vivre avec la contamination.
L'homme, non.
L'emprise de Tchernobyl va bien au-delà
des bois de bouleaux où se désintègre lentement le
plutonium. Elle s'étend partout où l'utilisation de l'énergie
nucléaire rend possible la survenue d'un nouvel accident. Notamment
en France, où les scientifiques qui ont travaillé sur le
programme Core, destiné à réhabiliter les territoires
de Biélorussie, admettent que l'une des raisons de leur intérêt
est que la gestion d'une telle situation peut nous concerner un jour. Tchernobyl
ne fait que commencer... |