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Portrait: Igor Kostine, l'oeil de Tchernobyl
LE MONDE | 11 avril 2006
    De son séjour à Tchernobyl, Igor Kostine, 70 ans, a gardé des problèmes de santé, de fréquents accès de déprime et "un goût de plomb entre les dents" dont il ne parvient pas à se débarrasser. Premier photographe à se rendre sur les lieux de l'explosion du réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire, le 26 avril 1986, il a ensuite passé deux mois aux côtés des "liquidateurs", ces hommes envoyés de toute l'URSS pour nettoyer le périmètre irradié. Vingt ans après, le reporter, dont les clichés ont été publiés dans le monde entier, ne s'est jamais remis de ce qu'il a vu. Sa colère est intacte. Tout y passe : le cynisme des autorités, leur indifférence, l'amnésie de l'opinion.
 
    Le 26 avril 1986 à l'aube, Igor est réveillé par le téléphone. Un ami lui propose de l'emmener en hélicoptère à la centrale nucléaire de Tchernobyl où, selon la rumeur, un incendie s'est déclaré. Sur place, rien ne laisse supposer la gravité de l'accident. Collé au hublot, Igor, alors photographe pour l'agence Novosti, traque l'image.
    La photo, c'est sa passion, une toquade venue sur le tard, une sorte de deuxième vie pour ce gamin né en Moldavie avant la seconde guerre mondiale et qui connut la faim sous l'occupation. Sa survie, il la doit au fait d'avoir mâché le cuir des bottes allemandes, enduit de graisse de poisson. Sa mère en faisait de la soupe, un brouet "abominable". "Nous serions morts sans cela", dit-il. Après la guerre, il n'a pour horizon que le foot, la rapine et les bagarres de rue. Mais, bientôt, à force de volonté, il se hisse au rang de "constructeur en chef". Son salaire est garanti, ses vacances le sont aussi, mais il s'ennuie. Il va tout lâcher pour une idée fixe: devenir photographe.
    Le voilà, donc, dans cet hélicoptère qui survole la centrale, et la photo qu'il doit faire s'impose. Le toit du réacteur n° 4 - une dalle de béton armé de 3.000 tonnes - "a été retourné comme une crêpe". Au fond du trou béant, brille une lueur rougeâtre: le coeur du réacteur en fusion. En bon professionnel soucieux d'"éviter les reflets", Igor ouvre le hublot et prend des photos. "Une bouffée d'air chaud remplit la cabine de l'hélicoptère. Aussitôt, j'ai envie de racler le fond de ma gorge." Très vite, son appareil s'enraye. Au développement, un seul cliché sera utilisable. Les autres, attaqués par la radioactivité, seront noirs, comme si la pellicule avait été exposée en pleine lumière.
    Transmise à l'agence Novosti, l'unique photo de la centrale dévastée ne sera pas publiée. On est en URSS et, officiellement, il ne s'est rien passé à Tchernobyl. Les autorités vont mettre trois jours à reconnaître "un accident", dix jours à donner l'ordre d'évacuation des civils. C'est par La Voix de l'Amérique, radio honnie du pouvoir soviétique, qu'Igor apprend qu'"une catastrophe nucléaire majeure" vient de se produire.
    Aux premières heures du drame, 800.000 "liquidateurs" - ouvriers, paysans, soldats, pompiers - sont réquisitionnés à travers toute l'URSS pour décontaminer. Savent-ils ce qui les attend? Munis de protections dérisoires, ils se mettent à l'ouvrage, enhardis par les promesses de primes, d'appartements ou de démobilisation anticipée. Mineurs chargés de creuser un tunnel sous le réacteur, soldats qui déblaient les poussières radioactives, ouvriers invités à plonger dans la réserve d'eau lourde de la centrale pour tenter de la vidanger : Igor les a, pour la plupart, côtoyés. "Grâce à eux, le pire a été évité, ils se sont sacrifiés", dit-il, la voix brouillée. Il raconte comment, occupés à ramasser le graphite sur le toit du réacteur n° 3, au plus près du feu nucléaire, ils trichaient régulièrement sur les doses absorbées par leurs organismes.
    Il se remémore leurs conversations d'alors, "pleines des voitures et des maisons" qu'ils pensaient pouvoir acheter. Neuf mois plus tard, le photographe et les liquidateurs irradiés se retrouvent côte à côte à l'hôpital n° 6 de Moscou, un établissement militaire "fermé". "La radioactivité les rongeait de l'intérieur. Ils souffraient tant qu'ils se cramponnaient aux barreaux métalliques. La chair de leurs mains y restait collée. Parler de tout cela me rend malade", raconte Igor.
    Vingt ans après, une chose est sûre: l'indifférence envers ces "robots biologiques", comme Igor les appelle, est totale. "Qui a jamais téléphoné à Vania, Piétia ou Volodia pour leur demander comment ils allaient? Au contraire, on les a laissés tomber. Leurs pensions ont été réduites et le peu qu'ils perçoivent suffit à peine à couvrir leurs besoins en médicaments", déplore Igor. Combien sont morts? Combien sont malades? Nul ne le sait précisément, aucune étude épidémiologique sérieuse n'a été menée. Après l'explosion de Tchernobyl, celle de l'URSS, survenue cinq ans plus tard, les a éparpillés de l'Ukraine au Kazakhstan en passant par la Russie. Le contact a été rompu.
    A Kiev, où vit Igor, Tchernobyl est rarement évoqué. "Aucun journaliste ukrainien n'a cherché à me rencontrer", constate le photographe, sanglé dans un costume impeccable. Il y a vingt ans, il avait tenté de publier un livre de ses photos, mais la censure s'en était mêlée. La récente publication de son ouvrage en Europe lui met du baume au coeur. Des entretiens sur le sujet, ce géant de 1,98 mètre ressort épuisé.
    Bien que malade de Tchernobyl, il ne perd pas une occasion d'y retourner. Située à une centaine de kilomètres de son domicile de Kiev, la "zone", comme on dit ici, l'attire. Depuis l'évacuation de ses habitants (environ 120.000 personnes), le périmètre interdit a été envahi par les herbes folles et les animaux sauvages. Ces dernières années, des centaines de "samosiolki" (littéralement "ceux qui se sont installés") sont revenus y habiter, coupés de tout, subsistant des produits de la chasse et de leurs potagers. Igor aime leur rendre visite. Il ne manque pas une occasion de saluer son copain Serioja, un ancien liquidateur devenu responsable du périmètre irradié. Dans la "zone", Igor se sent chez lui : "Là-bas, tout le monde me connaît, même les chiens."
Marie Jégo