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LE MONDE | 19.09.09
Dans deux salles de sport de l'école
n°9 de la ville de Novozybkov, à une dizaine d'heures d'autobus
au sud-ouest de Moscou, les engins de musculation ont été
remplacés par des instruments médicaux. Electrocardiogrammes,
échographies et mesures de contamination radioactive y sont pratiqués
à la chaîne, sur des enfants qui savent que ces examens ne
sont pas de simple routine. Ils vivent au coeur d'une des zones russes
parmi les plus contaminées par les retombées radioactives
engendrées par l'explosion du réacteur n°4 de la centrale
de Tchernobyl, en 1986.
Ce garçonnet aux yeux clairs, qui s'est
tenu bien droit 10 minutes face au détecteur, a incorporé
quelque 30 becquerels par kilogramme de césium 137. "Au-dessus
de 10 Bq/kg, on considère que c'est significatif, explique Jean-René
Jourdain, responsable du programme franco-russe "Evaluation des pathologies
induites par le césium" (Epice) à l'Institut de radioprotection
et de sûreté nucléaire (IRSN). Cela indique que cet
enfant consomme régulièrement des aliments contaminés."
Le programme Epice vise à déterminer s'il existe une corrélation
entre le niveau de contamination et d'éventuelles arythmies cardiaques.
Les témoignages de médecins exerçant en territoire
contaminé, ainsi que certaines observations portant sur les rescapés
des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki et sur les "liquidateurs",
chargés en urgence et au mépris de leur santé de construire
le sarcophage entourant les ruines fumantes de Tchernobyl, suggèrent
qu'une enquête sur la question pourrait révéler de
nouvelles pathologies radio-induites.
L'étude - un million €, financés
par l'IRSN - se concentrera sur le recensement des pathologies cardiaques
sur 18.000 enfants en âge scolaire de la région de Bryansk,
dont la moitié vit dans des territoires contaminés. La campagne
de dépistage a commencé en mai et doit durer quatre ans.
"Le cas le plus surprenant que nous ayons
rencontré est une fillette qui a présenté 12.000 extrasystoles
(contractions intempestives du coeur) en vingt-quatre heures, ce qui est
très rare", indique Andrei Boutsenine, médecin échographe
au centre de diagnostic biologique et clinique de Bryansk, associé
à Epice. "Cette fillette fait désormais l'objet d'un suivi
cardiologique permanent, mais il faudra accumuler bien plus de cas pour
faire le lien avec les contaminations." Et il sera impossible de déterminer
a posteriori si la jeune fille de 18 ans, morte d'un trouble cardiaque,
dont la directrice de l'école n°9 montre la photographie sur
le tableau d'honneur, a été tuée par le césium.
Ce qui est indubitable, c'est que les habitants de Novozybkov sont contraints
de vivre avec ce radionucléide.
Cette cité de 42.000 habitants est
située en "zone d'évacuation", mais les autorités
ont finalement opté pour des travaux d'asphaltage ou de mise en
jachère des zones polluées. Certains sont partis. "Nous
avons essayé, nous sommes revenus: on ne voulait pas de nous, nous
avions notre travail et nos familles ici, témoigne Sergei Buryi,
le directeur de l'hôpital. C'est difficile de recommencer sa vie
ailleurs."
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suite:
La ville tente de s'accommoder du césium.
Les cantines, magasins et restaurants sont tenus de ne distribuer que de
la nourriture "propre". Sur le marché, les vendeurs doivent soumettre
leurs denrées à un détecteur. Cela n'empêche
pas les vieilles paysannes, comme ce dimanche aux abords du marché,
de proposer des baies et bientôt des champignons, qui concentrent
la contamination.
Chaque habitant reçoit de l'Etat 1.000
roubles par mois (le salaire d'un enseignant est d'environ 5.000 roubles),
en principe pour acheter de la nourriture saine. "Mais rien ne permet
de vérifier que c'est bien le cas", reconnaît Andrei Niebilitsa,
adjoint au maire pour les questions sociales. La crise mondiale touche
aussi ce bout de Russie profonde. Il a fallu réduire les séjours
"au vert" proposés aux enfants des familles les plus démunies.
"Ce n'est pas facile de se nourrir "proprement"", assure Tatiana Golovanova,
directrice de l'école n°1. "Nous avons la chance d'avoir un
potager qui n'est pas contaminé", note une mère de famille.
Mais ce n'est pas le cas de certains de ses
voisins, qui mangent néanmoins les légumes de leur jardin.
Vladimir Doroschenko, le directeur de la santé publique de la région,
souligne que les enfants de ces territoires présentent une morbidité
20% à 25 % plus élevée qu'ailleurs. "Ces statistiques
sont dues pour partie à un meilleur dépistage, mais aussi
au mode de vie: après 1986, ces populations se sont entendues dire
qu'elles étaient condamnées à être malades.
On a interdit aux enfants de jouer dehors, ce qui a restreint leur activité
physique", explique-t-il.
Il n'en reste pas moins que de nouvelles pathologies
liées aux radiations pourraient être en train d'émerger,
que des programmes comme Epice, note-t-il, ont vocation à dépister:
"Quels que soient les résultats, si nous pouvons statuer, ce
sera précieux pour la population", conclut-il.
Une explosion du nombre des cancers de la
thyroïde
A Briansk, capitale de la région russe (oblast) la plus contaminée
par Tchernobyl, les autorités sanitaires indiquent qu'on ne dénombre
à ce jour aucune augmentation des malformations congénitales
ou des trisomies, contrairement à ce que d'autres observateurs rapportaient.
Les examens annuels montrent qu'en moyenne,
sur les 110.000 personnes résidant en territoire contaminé,
moins de 0,5% présente des niveaux de contamination au césium
dépassant de un à cinq fois la limite d'exposition de 1 millisievert
(mSv) par an fixée pour la population. Pour les travailleurs du
nucléaire, cette limite est de 20 millisieverts.
Les autorités sanitaires gèrent
les conséquences des expositions en iode 131 survenues juste après
l'accident, responsable à ce jour d'environ 5.000 cancers de la
thyroïde chez les jeunes Russes, Biélorusses et Ukrainiens
âgés de moins de 15 ans au moment de l'explosion. Leur nombre
- 300 dans l'oblast - représente une incidence quatre fois plus
élevée que dans le reste de la population et risque d'augmenter
dans les années à venir. |