(...)
Le suicide au travail, comme tout acte de violence contre soi-même est une énigme difficile à déchiffrer. Tout d'abord, rappelons qu'il ne s'agit pas d'un phénomène inédit. Pour la seule année 1995, le syndicat Confédération générale du travail (CGT) de la centrale nucléaire de Chinon avait dénombré huit cas de suicide chez des salariés d'entreprises extérieures intervenant dans la maintenance de la centrale... sans attirer l'attention des médias (2)! L'organisation du travail irradié, nécessaire à cette maintenance, n'est pas étrangère à cette série de suicides. La direction du parc nucléaire obtient le respect des limites individuelles d'exposition à la radioactivité fixées par la loi, non pas en prenant des mesures pour réduire les expositions, mais en faisant se succéder, sur les postes concernés, un nombre important de travailleurs recrutés par le biais de la sous-traitance et de l'intérim. C'est ce qu'on appelle la « gestion de l'emploi par la dose ». Cette pratique, discriminatoire, fait perdre leur emploi aux travailleurs temporaires qui, ayant atteint la dose-limite, se voient interdits d'entrée en centrale, exclus de leurs lieux de travail. Santé ou emploi, il faut choisir
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Le nombre annuel de nouveaux cas de cancer
est passé de cent cinquante mille en 1980 à deux cent quatre-vingt
mille en 2000. La France détient le record européen d'inégalité
masculine devant le cancer avant 65 ans: un ouvrier a quatre fois plus
de risques de mourir de cette maladie entre 45 et 54 ans qu'un cadre supérieur.
Pourtant, un professeur d'épidémiologie de renommée
mondiale, Richard Doll, et, avec lui, de nombreux scientifiques du monde
entier ont réussi à épargner aux industriels de l'amiante,
de la chimie et du nucléaire d'être reconnus responsables,
en affirmant que les seules causes du cancer sont le tabac, l'alcool et
certains comportements alimentaires(8). L'estimation, arbitraire
et contestée, publiée par Doll en 1981, selon laquelle les
cancers professionnels ne représenteraient que 4% des cancers, demeure
la norme de référence dans le monde des spécialistes
comme chez les médecins. En France, mille sept cent quatre-vingt-quinze
cas et trois cent vingt-cinq décès ont été
reconnus comme cancers professionnels en 2005, dont plus de 85% liés
à l'amiante(9), ce qui, selon l'estimation du très
officiel Institut de veille sanitaire, représente moins de 1% de
tous les cancers.
Les caractéristiques mêmes de cette maladie offrent un éventail considérable d'interprétation. Tout d'abord, le cancer n'obéit pas au modèle de causalité simple que chacun a dans la tête: une cause, un effet. C'est un processus dans lequel les «rencontres» entre l'organisme humain et les cancérigènes présents au travail ou dans l'environnement s'inscrivent dans l'histoire propre de la santé des individus aux différentes étapes de leur existence. Il faut souvent des décennies pour que la maladie se manifeste. Parmi les personnes exposées à des cancérigènes, quelques-unes sont atteintes, d'autres non. Le pire n'est jamais sûr. Or c'est justement du caractère imprévisible de ce sinistre loto que se servent les industriels pour nier ou sous-estimer, aussi longtemps que possible, l'évidence des risques. (...) (1) Christian Baudelot et Roger Establet, Suicide. L'envers de notre monde, Seuil, Paris, 2006, p. 242. (2) Cf. L'Industrie nucléaire : sous-traitance et servitude, Inserm-EDK, coll. «Questions en santé publique», Paris, 2000. (3) Bella et Roger Belbéoch, Tchernobyl. une catastrophe, Allia, Paris, 1993, p. 72. (...) (8) Cf. le chapitre VI, «Recherche sous influence, expérimentation humaine», dans Travailler peut nuire gravement à votre santé, op. cit.; et «Corporate corruption of science», International Journal of Occupational and Environmental Health, Burlington (Caroline du Nord), octobre-décembre 2005, www.ijoeh.com (9) www.risquesprofessionnels.ameli.fr |