Par Bruno Barrillot[1]
Quelques semaines après les bombardements
d'Hiroshima et de Nagasaki, le général de Gaulle crée
en France, le 18 octobre 1945, le Commissariat à l'Energie Atomique
qui aura pour objectif – secret jusqu'en 1958 – de doter la France de l'arme
nucléaire. Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, de Gaulle
avait compris que la France, ruinée par la défaite de 1940
et par la guerre, ne retrouverait sa place parmi les grandes nations de
la planète qu'avec le développement de l'arme et de l'énergie
nucléaires. L'arme nucléaire allait redonner à la
France son statut de puissance internationale tandis que l'industrie nucléaire
allait devenir le moteur de son renouveau industriel.
De 1945 à 1958, la mission officielle
et publique du CEA fut de mettre en place la recherche fondamentale et
les procédés d'utilisations civiles de l'énergie nucléaire.
Ceci fut réalisé sans que le Parlement en ait connaissance
et sur financements secrets versés directement par la Présidence
du Conseil. Toutes les installations nécessaires à la fabrication
de la bombe ont été créées avant 1958, depuis
la production du plutonium dans les réacteurs à uranium naturel
de Marcoule, jusqu'à la mise au point du procédé de
la diffusion gazeuse pour l'enrichissement de l'uranium au Centre de recherche
du CEA de Saclay, situé dans la banlieue sud-ouest de Paris.
Cette volonté de la France de se doter
de l'arme nucléaire s'est accompagnée de recherches pour
un site d'expérimentation. Les études historiques de M. Jean-Marc
Regnault révèlent que la prospection de sites adéquats
a été lancée par les autorités militaires dès
le milieu des années 1950. La recherche d'un site souterrain en
France - dans les Alpes du Sud et en Corse – fut rapidement abandonnée.
En 1958, huit sites (sept dans les Alpes et un en Corse) furent envisagés
puis rejetés. Pour six des sites alpins les raisons données
furent d'ordre technique: soit le terrain était très fissuré,
soit il y avait risque de contamination des eaux souterraines, ou encore
un confinement insuffisant. Pour le septième site, il n'y avait
pas d'objection particulière quoiqu'il s'avérait qu'il faudrait
un temps beaucoup trop long pour le préparer. Le site corse fut
écarté par crainte d'une opposition locale à cette
époque où le tourisme commençait à se développer.
La prospection s'est donc portée dans l'empire colonial de la France,
notamment au Sahara, dans l'archipel des Tuamotu en Polynésie
française, aux Iles Kerguelen dans le sud austral de l'Océan
Indien et même en Nouvelle-Calédonie.
Le choix du Sahara
Les recherches de Jean-Marc Regnault dans
les archives militaires antérieures à 1960 montrent que,
dès la fin des années 1950, les autorités militaires
françaises avaient choisi de faire les expériences nucléaires
au Sahara et en Polynésie française pour des raisons techniques
et politiques. Cependant, les archipels polynésiens ne disposaient
pas encore d'infrastructures portuaires ou aéroportuaires suffisantes
pour une entreprise d'une telle ampleur. De grands travaux devaient donc
être réalisés avant d'installer un site d'essais, ce
qui nécessiterait des moyens financiers importants en raison de
l'éloignement considérable de la France. Dès le début
de 1957, les archipels polynésiens ayant une faible densité
de population furent choisis par la France pour ses essais thermonucléaires
qui, en raison de leur puissance et des retombées radioactives potentielles
très étendues, ne pourraient pas être effectués
au Sahara. Mais les infrastructures nécessaires pour l'installation
d'un aussi grand projet ne pourraient pas être prêtes avant
le milieu des années 1960.
Malgré les imminentes négociations
pour l'indépendance – objectifs de la guerre de libération
algérienne - les travaux de construction de la base d'essais de
Reggane, en plein Sahara central, commencèrent dès octobre
1957. La direction bicéphale des essais – CEA et Armées –
fut dotée en moyens financiers et en personnels considérables
pour mettre en place une « ville » en plein désert et
les infrastructures expérimentales à 50 km plus au sud à
Hammoudia qui devaient servir de polygone de tirs aériens.7 Dès
le 11 avril 1958, le Président du Conseil Félix Gaillard
annonçait la première explosion de bombe atomique de la France
pour début 1960. D'ici là, les réacteurs plutonigènes
de Marcoule auraient produit assez de plutonium pour la première
bombe à fission.
Mais cette annonce anticipée de l'entrée
de la France dans le club des puissances nucléaires se situait dans
un contexte politique où, sous la pression de la communauté
scientifique internationale, les trois puissances nucléaires — Etats-Unis,
URSS et Royaume-Uni — négociaient un moratoire sur les essais atmosphériques
qui devait débuter en novembre 1958. La France qui, techniquement,
ne pouvait se passer des expériences aériennes pour la mise
au point de sa bombe se devait donc d'annoncer au monde son intention d'accéder
au rang de puissance nucléaire avant que le droit international
ne se dresse devant elle. C'est le point de départ du discours officiel
français, initié par le Général de Gaulle sur
«l'indépendance de la France», signifiant ainsi que
la France aurait sa propre position au niveau mondial comme puissance indépendante
de l'influence des Etats-Unis et de l'Union soviétique. Au cours
des décennies suivantes, la France ne signera aucun des traités
nucléaires, comme le traité de non-prolifération ou
le traité d'interdiction des essais dans l'atmosphère, qu'elle
considère comme des obstacles à ses ambitions nucléaires.
(Finalement, la France ratifia le TNP en 1992 et le traité d'interdiction
complète des essais nucléaires en 1996).
Les essais aériens français d'Hammoudia
Les essais souterrains d'In Eker
L'accident de tir du 1er mai 1962
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suite:
Etat des lieux de l'accident
Autres dégâts environnementaux
Le secret
Une nécessité : nettoyage et surveillance
Conséquences sanitaires
L'incidence des essais nucléaires sur
la santé est aujourd'hui bien documentée. Aux Etats-Unis,
par exemple, une législation de 1990 attribue des compensations
à des personnes qui ont contracté des cancers radio induits
et qui ont vécu ou travaillé dans le champ des retombées
radioactives du site d'essais du Nevada au cours de la période des
essais aériens. Certains insulaires des Iles Marshall ont aussi
reçu des compensations en réparation aux dommages causés
à leur santé et à leurs propriétés par
les essais américains. Les vétérans qui ont participé
aux essais et qui ont contracté des cancers radio induits ont également
droit à des compensations.
En France, même si l'Etat est jusqu'à
aujourd'hui réticent pour reconnaître les effets sur la santé,
la pression des associations de vétérans, des médias
et des parlementaires est telle que le gouvernement devra probablement
adopter une législation calquée sur le modèle américain.
Pourtant, l'évaluation de l'impact
des essais sur la santé des petites populations vivant à
proximité des sites d'essais restera difficile à réaliser.
En Algérie, l'état civil des habitants du Sahara n'a
été mis en place qu'en 1969: il sera donc bien difficile
de faire des études épidémiologiques crédibles.
Des témoignages effrayants ont été recueillis auprès
des populations Touaregs et des communautés sédentaires des
oasis, mais, selon les autorités algériennes, aucun recensement
des maladies et aucune étude épidémiologique n'ont
été effectués auprès de ces populations. Selon
un rapport de mai 2007 du Comité de liaison pour la coordination
du suivi sanitaire des essais nucléaires français, la carence
des données sanitaires et le relatif petit nombre de personnes potentiellement
affectées rendraient difficile, sinon impossible, l'obtention de
résultats convaincants.
Il faudra donc trouver une autre voie pour
compenser le préjudice sanitaire et environnemental causé
à ces petites populations par les essais nucléaires. En février
2007, le colloque organisé par le gouvernement algérien sur
les conséquences des essais nucléaires ne s'est pas attardé
sur des revendications politiques en termes de «reconnaissance de
responsabilités sur les méfaits du colonialisme». Les
recommandations s'appuient sur une exigence de vérité et
de transparence à l'adresse de «la partie française»,
avec des objectifs concrets:
* ouverture des archives,
* cartographie des sites d'essais avec localisation
des lieux à risques radiologiques, et,
* contribution au financement de la mise en place
d'un système de surveillance.
Ces demandes ne commencent même pas
par des reproches sur les préjudices. Le gouvernement algérien
fait montre de détermination pour engager un processus de coopération
avec la France pour «réparer» les dommages causés
par les essais français au Sahara.
IEER – Postscript
La revue «Science for Democratic
Action» a contribué à apporter une masse d'informations
et des analyses sur les dommages causés par la production et les
essais d'armes nucléaires américaines sur la population des
Etats-Unis elle-même. Ce n'est pas seulement parce que l'IEER est
basé aux Etats-Unis. C'est aussi parce que les Etats-Unis sont,
de loin, parmi les puissances nucléaires, les plus transparents.
Les dommages causés aux habitants des Iles Marshall en raison des
essais nucléaires ont été reconnus par les Etats-Unis
à la fin des années 1970 et les dangers encourus par les
personnels des forces armées américaines et les populations
se trouvant dans le champ des retombées radioactives ont commencé
peu après à être largement connus du public. Par ses
essais nucléaires, la France, elle aussi, a mis en danger le personnel
de ses forces armées et des populations dans deux de ses colonies,
l'Algérie et la Polynésie. Un grand débat public sur
les conséquences désastreuses des essais nucléaires
vient seulement de commencer. Nous proposons cet article de Bruno Barrillot
sur les essais nucléaires français en Algérie parce
qu'il est un chercheur sur les armes nucléaires françaises
et un militant de paix. Il a réalisé un grand travail qui
a contribué à exposer au grand jour, tant en France qu'en
Algérie, les dommages causés par les essais nucléaires
français. Je tiens à le remercier pour la recherche minutieuse
qu'il a faite pour cet article. Comme toujours, chaque fois que l'IEER
publie un article d'un invité, l'analyse, l'opinion et les recommandations
appartiennent à l'auteur et peuvent – ou ne peuvent pas – être
partagées par l'IEER. Quand on lit les dénégations
officielles françaises sur les risques encourus, il suffit de se
rappeler que ces mêmes dénégations étaient courantes
aux Etats-Unis il y a un quart de siècle. Cela a changé grâce
aux témoignages des vétérans atomiques, à la
recherche indépendante, aux reportages des médias, aux enquêtes
du Congrès qui ont orienté la réflexion dans la direction
contraire à ce qui avait cours dans les années 1980.
Arjun Makhijani
[1] Bruno Barrillot est directeur du Centre
de documentation et de recherche sur la paix et les conflits (CRDPC).
Il a publié de nombreux livres sur les questions nucléaires
françaises, notamment militaires. |