CONTROVERSES ENER...ETHIQUES
et NUCLEAIRES
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Les oubliés de l'atome
LE MONDE | 24.10.03
Victimes présumées
de radiations, les "vétérans" des essais nucléaires
français au Sahara et en Polynésie se mobilisent.
Peut-on mourir de loyauté? Non, bien sûr.
Ce sont les cancers - d'abord un cancer du cavum (cavité interne
du nez), puis du sinus, puis des poumons -, qui ont emporté Bernard
Ista, 67 ans, ingénieur au Commissariat à l'énergie
atomique (CEA), le 1er février 1998. Sur la photo, posée
dans un coin du salon, on voit un bel homme, le cheveu brun, l'air énergique.
"Il faisait partie de cette génération, née avant-guerre,
qui avait conscience de participer à une aventure extraordinaire
qui allait faire la grandeur de la France", souligne Danielle, sa veuve.
Aucune ironie dans la voix. Un brin d'amertume, c'est tout. Les souvenirs
du général Charles Ailleret - l'officier chargé de
démarrer les premiers essais nucléaires français au
Sahara - ne s'intitulent-ils pas, précisément, L'Aventure
atomique française (Grasset, 1968)?
"Hourra la France!",
s'écrie le général de Gaulle, le 13 février
1960, en saluant la première explosion saharienne effectuée
dans la région de Reggane (sud de l'Algérie). "Bernard
y était, note Danielle Ista. Il a fait tous les tirs. Mais,
dans ses lettres, il ne nous parlait pas de son travail. Jamais. J'ai appris
bien plus tard que cela faisait partie des consignes." Elle-même,
sur le coup, ne s'inquiète de rien. Même l'accident de
Béryl - du nom du deuxième essai souterrain dans le Sahara
-, le 1er mai 1962, ne lui laisse aucun souvenir. "Quand,
bien après, j'ai entendu Bernard et ses collègues évoquer
cette histoire, ça ne m'a pas affolée. Ils en parlaient comme
d'un incident un peu ridicule, un raté technique, raconte-t-elle.
Avec le recul, je me rends compte à quel point ils étaient
conditionnés. Mon mari a toujours pensé que la sécurité
maximale était assurée. Il disait : "Nous, on n'est
pas comme les Américains! On fait ça proprement! Il
avait toute confiance dans le savoir-faire des équipes. Pour lui,
c'était une évidence: s'il y avait eu le moindre danger,
la France ne les aurait pas exposés."
Jacques Muller, alors jeune
militaire, était également sur place lors du "raté
technique" de Béryl, le 1er mai 1962, dans la région
d'In-Eker. Ce jour-là, se souvient-il, c'est "en short et chemisette"
qu'il assiste au "spectacle": "La montagne blanchit, le sol ondule.
Pour moi, c'est très beau, cette flamme rouge et noire qui sort
de la montagne (...). Le "Venez voir, c'est beau, vous ne risquez rien!"
m'empêche de réagir, et je ne suis pas le seul." Le soldat
met plusieurs secondes avant de réaliser que ce qu'il voit n'est
pas normal: "Le nuage nucléaire est sorti de la montagne."C'est
la panique. "Officiels, civils, curieux, tout le monde court, se véhicule,
se sauve vers la base-vie - sauf peut-être les appelés, qui
attendent les ordres."Le nuage atomique, lui aussi, se déplace.
Tranquillement. Mortellement. Le ministre de la recherche scientifique
et des affaires atomiques, Gaston Palewski, présent lors de cet
accident, succombera à une leucémie en 1986. Plus chanceux,
le ministre des armées, Pierre Messmer, s'en tirera sain et sauf.
Bien que "fortement irradié", il a été, dit-il,
"très bien soigné".
Jacques Muller, aujourd'hui
militant de l'Association des vétérans des essais nucléaires
français (AVEN), a du mal à en dire autant. Son témoignage,
livré en janvier 2002, lors d'un colloque à Paris,
a été publié, avec une dizaine d'autres, dans Les
Essais nucléaires et la santé (édité par le
Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, CDRPC,
Lyon, juillet 2002). Devenu aveugle, l'ancien militaire de carrière
est convaincu que sa cécité est la conséquence de
l'accident du 1er mai 1962. Mais comment le prouver? Toutes les opérations
de tirs nucléaires de l'époque restant classées "secret-défense",
le ministère des armées "lui répond invariablement
que sa cécité est "non imputable au service" et qu'aucune
pièce de son dossier médical ne figure dans les archives
militaires", résume Bruno Barrillot, dans L'Héritage
de la bombe(Edition du CDRPC, 2002).
Ya-t-il eu d'autres
"ratés" au Sahara ou par la suite en Polynésie - où
le dernier tir a eu lieu en 1996? Militant pacifiste, Bruno Barrillot,
ancien prêtre à Lyon et principal animateur de l'Observatoire
des armes nucléaires françaises, en est persuadé.
Outre l'accident de Béryl, les autorités reconnaissent, en
1981, devant l'Assemblée nationale, par la voix de Charles Hernu,
alors chargé du portefeuille de la défense, que les "déchets
d'une explosion nucléaire" ont été "dispersés",
en mars de cette même année, sur l'atoll de Mururoa, à
la suite d'un cyclone, "créant une situation radiologique nouvelle".
Deux accidents en trente-six
ans? Deux accidents seulement, pour l'ensemble des 210 essais nucléaires
français effectués au Sahara (de 1960 à 1966) puis
en Polynésie (de 1966 à 1974, puis de 1975 à 1996)?
Au siège parisien du CEA, on confirme ce bilan : "A posteriori,
en examinant l'ensemble des données, j'ai le sentiment que tout
a été fait de manière très professionnelle
et que cela a conduit à une protection efficace des populations
et des personnels", explique le docteur Anne Flüry-Herard, chercheuse
au CEA. "Les anciens n'ont peut-être pas été parfaits,
mais ils ont fait de leur mieux", renchérit son confrère
Jean-Michel Giraud, conseiller médical au CEA - au sein duquel seulement
"une dizaine de maladies professionnelles" ont été reconnues
chez des personnes "ayant participé aux essais nucléaires".
Côté militaire,
sur cinquante-sept demandes de pension d'invalidité, douze ont,
à ce jour, été accordées, nous a précisé
le médecin-colonel Frédéric Poirrier, du service de
santé des armées. "De nombreuses demandes ont été
rejetées pour défaut de preuve, précise le docteur
Poirrier. Cette constatation peut s'expliquer sans doute par le fait que
la preuve de la contamination n'a pas toujours été rapportée
avec certitude. Et, quand bien même celle-ci a été
établie, il n'est pas toujours possible d'établir un lien
de causalité entre le fait et l'affection d'apparition tardive,
souvent plusieurs années après." Tout en pesant ses mots,
Mme Flüry-Herard (CEA) se veut optimiste pour l'avenir : "Globalement,
il ne devrait pas y avoir d'excès de cancers parmi les travailleurs
des sites."
Les études scientifiques
de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et de l'Institut
national de la santé et de la recherche médicale (Inserm),
publiées toutes deux en 1998, vont dans le même sens. Les
traces de radioactivité détectées sur les atolls de
Mururoa et Fangataufa ne seront d'"aucune conséquence sur la
santé humaine", conclut l'AIEA. "Aucune augmentation significative
de l'incidence des cancers" n'a pu être relevée, du moins
"dans les îles et atolls situés à moins de cinq cents
kilomètres de Mururoa", ajoute l'Inserm - à deux réserves
près: le constat d'une incidence "plus importante" des cancers
de la thyroïde et le souhait qu'une étude similaire puisse
être conduite ultérieurement, lorsque les "sujets" observés,
"qui étaient enfants durant les tirs atmosphériques (...),
seront plus âgés".
Il faut, en effet, de quinze
à trente ans pour qu'un cancer, "radio-induit" ou pas, se déclare.
En espérant que le bon diagnostic soit fait à temps. "En
1984, j'ai eu du sang dans les urines et on m'a envoyé en examen
à l'hôpital Jean-Prince à Papeete. J'attends toujours
les résultats", raconte un ancien travailleur du Centre d'expérimentation
du Pacifique (CEP), cité dans Moruroa et nous, un ouvrage qui relate
l'expérience de Polynésiens (CDRPC, 1997). L'infatigable
Bruno Barrillot devrait publier, lui aussi, d'ici à la fin novembre,
un nouveau recueil de témoignages, Les Irradiés de la
République (Editions Complexe).
C'est qu'ils sont légion,
ceux qui, aujourd'hui malades ou craignant de l'être, estiment qu'ils
n'ont pas bénéficié de cette "protection efficace"
dont parlent les responsables du CEA. Selon Anne Flüry-Herard (CEA),
"sur les quelque 150.000 personnes présentes sur les sites, au
Sahara et en Polynésie, 80.000 ont reçu un dosimètre
-qui permet de mesurer les doses de radioactivité-. Ceux qui n'en
avaient pas sont ceux dont l'activité ou la situation par rapport
aux essais n'en rendait pas, à priori, l'usage nécessaire".
Michel Verger, jeune appelé
affecté au centre d'expérimentations militaires de Reggane,
en Algérie, a fait partie de ces heureux élus, porteurs d'un
dosimètre. "L'armée ne me l'a jamais réclamé!",
s'esclaffe-t-il, en brandissant la petite plaque en plastique, censée
symboliser la rigueur du suivi médical des services de santé
de l'armée française... Michel Verger est aujourd'hui vice-président
de l'AVEN.
Pour sa part, Philippe Bignon,
un ancien militaire lui aussi, recruté comme plongeur en Polynésie
fin 1975, n'a jamais reçu de dosimètre durant son séjour
sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa. Quant à son dossier
médical, ni l'armée ni le CEA n'en ont trace. Le myélome
qu'il a développé, vingt-six ans après son séjour
en Polynésie, reste donc un mystère. Faute de mieux, l'ancien
plongeur a découvert sur Internet que les causes précises
du myélome ne sont pratiquement jamais retrouvées. "On
sait simplement que les radiations ionisantes peuvent favoriser la survenue
du myélome." Philippe Bignon n'accuse personne. "Mais le doute est
permis", dit-il.
"Il y a une telle accumulation
de silences, de réponses floues, de lacunes, de mensonges, qu'on
ne peut pas ne pas se poser des questions - et ressentir de la colère
face au mutisme des autorités", résume Danielle Ista,
la veuve de l'ingénieur du CEA. Mme Ista a, elle aussi, rejoint
les rangs de l'AVEN. Créée au début de l'été
2001 (comme sa cousine polynésienne, Moruroa e tatou), l'association
des vétérans français compte aujourd'hui près
de 2.000 membres et s'est choisi comme avocat Me Jean-Paul Teissonnière,
connu pour avoir défendu les victimes de l'amiante. Une dizaine
de plaintes ont déjà été déposées
devant le tribunal des pensions militaires ou auprès de la Sécurité
sociale. Et ce n'est qu'un début. D'ici la fin de l'année,
"une cinquantaine de plaintes nouvelles", émanant de "vétérans"
d'Algérie ou de Polynésie, devraient être déposées
et "annoncées collectivement".
Pour couronner le tout, deux
membres de Médecins du monde (MDM) devraient prochainement ouvrir
à Papeete une antenne de contrôle. "Nous prendrons le temps
qu'il faudra - sans doute pas moins de six mois - pour examiner les quelque
1.500 vétérans de l'association Moruroa e tatou", annonce
le docteur Michel Brugière. "Nous n'avons pas la prétention
de faire une étude épidémiologique, prévient-il.
Simplement, nous allons tenter d'établir une estimation, distinguant
les pathologies imputables aux essais et les autres - en nous basant sur
la législation américaine, qui, depuis 1988, reconnaît
la présomption d'origine."
Parmi les oubliés de
l'atome, certains le sont plus que d'autres. "Les risques sont plus
élevés pour les populations avoisinantes - y compris celles
qui vivent à plusieurs centaines de kilomètres du lieu des
tirs - que pour les travailleurs des sites", estime Florent de Vathaire,
responsable de l'étude de l'Inserm de 1998. "On a dénombré
dix-huit îles ou atolls habités dans un périmètre
de 700 kilomètres, dont les populations sont affectées par
un risque radioactif", avance de son côté Bruno Barrillot.
Le risque? Il suffit de lire cette note de service que l'ancien soldat
Michel Verger a précieusement gardée dans ses archives. Ce
texte, daté du 4 février 1960, concerne la "zone
de l'Ouest saharien" où ont lieu les essais et où transitent,
traditionnellement, les tribus nomades touarègues. Parmi les missions
confiées au "peloton fixe", figurent les suivantes
: "Faire respecter le couvre-feu. (...) S'il y a lieu, rassurer la
population en lui rappelant qu'elle ne risque rien; qu'elle doit faire
confiance à cette France qui ne lui a rapporté que du bien;
qu'une seule précaution est à prendre pour éviter
les risques d'aveuglement; pendant tout le mois de février, et de
toute façon jusqu'à nouvel ordre, ne pas quitter les habitations
de minuit au lever du soleil; si, pour une raison quelconque, des personnes
avaient à sortir au cours de cette partie de la nuit, elles devraient
avoir pour souci constant de ne pas regarder vers le sud (Tanezrouft) et
plutôt de conserver le visage dans la direction de l'Adrar."
A ce jour, aucune étude
n'a été faite sur les éventuelles conséquences
des essais nucléaires français dans le Sahara sur les populations
locales et l'environnement. Quant au chercheur Florent de Vathaire (Inserm),
sa nouvelle étude sur le cancer de la thyroïde en Polynésie
française - sans doute "la plus puissante qu'il est et qu'il
sera possible de réaliser" - pourrait bien être stoppée
net d'ici deux ou trois mois, "faute de financement". Sur les 600
enquêtes prévues, 450 ont été réalisées.
Mais il manque 70.000 € pour achever le travail. "Jusqu'à
présent, toutes nos demandes ont échoué, et, notamment,
celles adressées à l'armée sont restées lettre
morte", précise le chercheur. En langue polynésienne, le
mot "moruroa" ne signifie-t-il pas "grand secret" ou "grand silence"
?
Catherine Simon