LEMONDE | 30.03.11
André-Claude Lacoste, préside
l'Autorité française de sûreté nucléaire
(ASN), a mis sur pied une cellule de crise pour conseiller les pouvoirs
publics et informer la population depuis le début de la catastrophe
de Fukushima.
Quel regard portez-vous sur la crise nucléaire à Fukushima?
André-Claude Lacoste: Le
Japon vit un drame absolu, effroyable. Le séisme et le tsunami ont
fait au moins 25.000 morts, sans compter les sans-abri. L'accident nucléaire
n'est qu'un élément de cette tragédie.
Concernant l'état de la centrale,
deux éléments sont positifs: les Japonais ont remplacé
l'eau de mer par de l'eau douce pour refroidir les cuves des réacteurs
et maintenir le niveau d'eau dans les piscines de combustibles usés
; et nous avons moins d'inquiétudes sur l'état de ces piscines.
Pour autant, nous sommes toujours face
à une crise majeure. L'issue dépend de deux facteurs: le
rétablissement d'un refroidissement permanent des installations
par de l'eau douce et la disponibilité d'une source froide. Il faudra
un nombre considérable de semaines ou de mois, d'autant qu'il y
a maintenant des fuites permanentes de radioactivité, sans qu'on
sache très bien d'où elles émanent.
Les conditions d'intervention sont extrêmement
difficiles. Il ne s'agit pas d'"opérations suicide": on n'envoie
pas les travailleurs à la mort. Mais leur temps d'intervention est
très limité: on parle d'une vingtaine de minutes, ce qui
est très court.
Qu'en est-il de la contamination de la région de Fukushima?
Sur le site, la radioactivité est
très intense. Alentour, il faut attendre de disposer de chiffres
pour se prononcer. Tout dépend des concentrations que l'on trouvera,
notamment en iode et en césium radioactifs. J'ai le sentiment que
la zone d'évacuation de la population [dans un rayon de 20 km] et
celle de mise à l'abri [10 km supplémentaires] représentaient
des périmètres raisonnables.
Mais il est clair qu'il existe une dispersion
de radioactivité au-delà des 30km en "taches de léopard".
La gestion de ces territoires contaminés va durer des années,
sinon des décennies.
Quelle assistance la France peut-elle apporter?
Areva a des compétences sur les réacteurs
à eau bouillante, héritées de Siemens. Le Commissariat
à l'énergie atomique a des capacités de recherche.
Ces entreprises peuvent fournir des esprits neufs, moins englués
dans la gestion quotidienne de cette crise effroyable.
En ce qui concerne l'ASN, nous menons depuis
2005 une réflexion sur les situations post-accidentelles, avec un
comité directeur (Codirpa) qui associe une centaine de personnes.
On n'a, Dieu merci, pas d'expérience pratique, mais des idées
sur la façon de gérer le moins mal possible. Notre offre
d'assistance intellectuelle sera confirmée à l'occasion du
déplacement du président de la République et de la
ministre de l'écologie, jeudi 31 mars à Tokyo.
Concernant ce Codirpa, certaines associations
regrettent que les scénarios étudiés ne soient pas
assez graves...
Il a toujours été dans notre
intention de couvrir une gamme de scénarios allant du plus probable
au plus extrême. Il me paraît évident qu'on va intégrer,
typiquement, ce qui se passe au Japon.
Un accident nucléaire majeur peut-il survenir en France?
Je l'ai toujours dit: personne ne peut garantir
qu'il n'y aura jamais un accident grave en France. Il convient de faire
deux choses: essayer de réduire la probabilité que cela arrive,
ainsi que les conséquences, si cela arrive. C'est toute la philosophie
de la sûreté nucléaire.
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suite:
Quand survient une crise comme au Japon, il
faut en tirer un retour d'expérience. Deux initiatives politiques
vont en ce sens, portées par la Commission européenne, avec
des stress tests, et par le premier ministre, François Fillon, qui
nous a demandé un audit des centrales françaises. Celui-ci
portera sur l'aléa sismique, l'inondation, la perte d'alimentation
électrique, la perte de source de refroidissement, la gestion de
crise et le cumul de ces difficultés.
Nous sommes en train de bâtir ce programme.
Je veillerai à sa cohérence avec les tests de résistance
demandés par la Commission européenne. Avec mes homologues
d'Europe de l'Ouest, nous avons publié une première proposition
sur le contenu de ces tests. Pour nous, c'est une vérification des
marges de sûreté. Prenons l'aléa sismique: on a vérifié
que l'installation y répondait, voyons comment elle réagirait
à un aléa plus fort.
Existe-t-il un risque que ces "stress tests" répondent au
plus petit dénominateur commun entre les autorités de sûreté?
Je ne crois pas. Pour chacun des chefs d'autorité
nucléaire, ce qui se passe au Japon est un vrai choc. Nous prenons
très au sérieux les conditions d'analyse.
En 2003, en France, il y a eu conflit entre
EDF et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire
(IRSN) sur cet aléa. Les antinucléaires vous accusent d'avoir
tranché en faveur de l'électricien...
On va tout revisiter. En matière sismique,
il y a des chapelles de spécialistes qui se battent avec furie.
En l'occurrence, en 2003, j'ai tranché de façon que l'on
arrive à une évaluation raisonnable du risque. Je n'ai strictement
aucun regret. L'ASN a pour mission de trancher des débats techniques
ou scientifiques.
Nicolas Sarkozy a dit que si un réacteur ne passait pas les
tests, il n'hésiterait pas à le fermer. Quels sont ceux qui
vous paraissent les plus faibles?
Nous n'avons pas commencé ce travail.
Si on trouvait matière à fermer, on le ferait. Mais en désigner
à l'avance voudrait dire que nous n'avons pas fait notre travail
par le passé. La déclaration du commissaire européen
Günther Ottinger affirmant que certaines centrales ne vont pas passer
le test me paraît de nature à décrédibiliser
le système d'évaluation.
Avez-vous les moyens de conduire rapidement ces analyses?
L'audit national et les stress tests porteront
sur les cinq thèmes cités, à partir de données
disponibles. S'il faut poursuivre les études, nous le ferons, mais
il est légitime que nous rendions compte à la fin de l'année
au Parlement. Il va falloir augmenter nos moyens pour éviter de
baisser la garde sur nos contrôles habituels. On ne peut pas faire
appel aux compétences étrangères, mobilisées
sur leur propre terrain. Peut-on rappeler des retraités? Nous en
sommes au tout début de la réflexion.
Vous attendiez-vous à ce qui s'est passé au Japon?
Non, parce que la crise japonaise résulte
d'un cumul d'agressions extérieures – un tremblement de terre, puis
un tsunami – qui a surpris l'exploitant et nos homologues. En France, avec
des phénomènes d'un ordre de grandeur très différent,
nous n'avons pas étudié, par exemple, le cumul d'un tremblement
de terre et d'une inondation. Il y a à l'évidence des problèmes
nouveaux à se poser.
Comme la rupture de barrages...
Tout à fait. Mais ces questions dépassent,
et de beaucoup, le seul domaine du nucléaire. Il faut avoir l'esprit
totalement ouvert.
Propos recueillis par Pierre Le Hir et Hervé Morin
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