Pierre Le Hir, journaliste scientifique au "Monde"
LEMONDE pour Le Monde.fr
Dans un chat sur Lemonde.fr, Pierre Le Hir,
journaliste au "Monde", l'accident de Fukushima est déjà
une catastrophe nucléaire, dont l'impact environnemental et
sanitaire pourrait encore s'accroître dans les prochaines semaines.
Samira: Peut-on qualifier l'accident de Fukushima de catastrophe
nucléaire?
JFV: Fukushima ne devrait-il pas désormais être classé
niveau 7?
Pierre Le Hir: A l'évidence, l'accident de Fukushima
est déjà une catastrophe nucléaire, et la gravité
de cette catastrophe, c'est-à-dire son impact environnemental et
sanitaire, pourrait encore s'accroître dans les prochaines semaines.
Au départ, les autorités
japonaises avaient minimisé l'accident en le classant au niveau
4 sur une échelle internationale qui comprend 7 degrés de
gravité. L'Autorité de sûreté nucléaire
française a très rapidement considéré que c'était
en réalité un accident de niveau au moins 5, c'est-à-dire
l'accident de Three Mile Island en 1979 aux Etats-Unis, et plus probablement
de niveau 6, c'est-à-dire juste en dessous de l'accident de Tchernobyl
en 1986, qui a été classé au niveau 7.
Depuis, il n'y a pas eu de reclassement,
mais on peut très certainement considérer que l'accident
de Fukushima est de même ampleur que celui de Tchernobyl.
Hector: Pouvez-vous faire le point de la situation actuelle sur le
site de la centrale?
Hervé: Quelles informations avons-nous? N'a-t-on pas dépassé
le point de non-retour?
Miaski: La catastrophe est-elle aussi grave que ce qu'on veut nous
dire?
Les informations sont très parcellaires
et souvent contradictoires. Sur le site de Fukushima-Daiichi, il y a six
réacteurs nucléaires, dont trois étaient à
l'arrêt avant le séisme et le tsunami.
Les trois autres ont été
mis en arrêt d'urgence lors du séisme et du tsunami. Depuis,
faute d'alimentation électrique, les circuits habituels de refroidissement
ne fonctionnent pas, donc sur les réacteurs 1, 2 et 3, le cœur des
réacteurs, c'est-à-dire le combustible nucléaire,
s'est très fortement dégradé, c'est-à-dire
qu'il a fondu.
Rien ne permet de savoir quel est le niveau
exact de fusion. Il est probable que les enceintes de confinement de plusieurs
réacteurs ne sont plus étanches et il est également
possible que les cuves de certains réacteurs, où se trouve
le combustible nucléaire, soient elles aussi endommagées.
A cette situation s'ajoute le fait que, pour refroidir les installations,
des milliers de mètres cubes d'eau ont été déversés.
Cette eau s'est accumulée et il y a maintenant des "flaques" qui
peuvent atteindre un mètre de haut et qui sont extrêmement
radioactives, et qu'il faut donc évacuer d'une façon ou d'une
autre.
Apparemment, le point de non-retour, c'est-à-dire
celui où le cœur de tous les réacteurs fondrait et où
la situation échapperait totalement à l'exploitant, Tepco,
n'est pas encore atteint. Mais manifestement, Tepco est dépassé
par la situation.
Oui, la situation est extrêmement
grave. Tout dépend ensuite des critères que l'on considère.
On peut pondérer la gravité de l'accident nucléaire
en pensant aux 17 000 victimes du séisme et du tsunami. Mais la
menace nucléaire perdurera sur le long terme.
Berlioz: EDF, Areva et le Commissariat à l'énergie
atomique ont été appelé à la rescousse par
les Japonais. Que peuvent apporter les Français dans la résolution
des problèmes de la centrale de Fukushima?
A ce jour, Areva, EDF et le CEA ont indiqué
qu'ils voulaient surtout apporter une expertise, plutôt que du matériel.
Ils avaient tous les trois déjà proposé le 18 mars
de livrer au Japon des robots capables d'intervenir dans des milieux très
contaminés à la place de l'homme. Le Japon avait décliné
cette offre.
Il faut savoir que même si ces engins
robotisés sont capables d'intervenir dans des milieux hostiles,
par exemple de réaliser des mesures de radioactivité, de
prélever des échantillons, voire de réaliser des opérations
simples comme de la découpe, ils ont néanmoins besoin d'être
commandés à distance, ce qui suppose de repérer à
l'avance le terrain d'intervention, et ils ne sont pas la panacée.
Areva et EDF ont par ailleurs déjà
livré au Japon un très grand nombre de matériels et
d'équipements individuels, comme des combinaisons de protection,
des masques, des gants, des dosimètres, etc.
Tous ces matériels sont très
utiles. Sur la gestion de la crise proprement dite, il est douteux que
les experts français du nucléaire aient des solutions alternatives
à proposer.
MAdministrateurK1: Pouvons nous craindre une explosion de la centrale?
Alcatol: Peut-on craindre une explosion de vapeur, c'est-à-dire
la vaporisation d'une partie du corium dans l'atmosphère? Quelles
sont les mesures prises pour l'éviter?
Une explosion de la centrale, non. Encore
une fois, tous les réacteurs sont aujourd'hui à l'arrêt
et il n'y a donc pas de risque d'emballement d'une réaction en chaîne.
En revanche, des explosions d'hydrogène, oui. Il y en a déjà
eu plusieurs fois au premier jour de l'accident, et ce sont ces explosions
qui ont soufflé une partie des bâtiments où sont installés
les réacteurs.
Il peut aussi se produire des explosions
d'hydrogène liées à la fusion du coeur. Lorsqu'il
atteint des températures élevées faute de refroidissement,
le combustible nucléaire se transforme en un magma très irradiant,
le corium, dans lequel on trouve également les gaines métalliques
des combustibles nucléaires, ainsi que des éléments
de structure interne des cuves des réacteurs.
Ce corium peut provoquer de nouvelles explosions
d'hydrogène qui pourraient disperser dans l'atmosphère des
radioéléments. Mais avec la fusion du cœur, le risque principal
est que la cuve soit percée, que le corium s'en échappe,
qu'il attaque la dalle de béton qui se trouve sous le bâtiment
du réacteur, et, éventuellement, que des matières
radioactives se dispersent dans le sous-sol et ruissellent jusqu'à
l'océan.
Radiguet: Pourquoi ne fabrique-t-on pas un sarcophage, ou plusieurs,
comme lors de l'accident de Tchernobyl?
C'est une option qui semble avoir été
et peut-être être toujours envisagée, mais c'est une
opération qui demande du temps. Dans l'immédiat, il y a toujours
urgence à continuer de refroidir les cœurs des réacteurs,
mais aussi à maintenir un niveau d'eau suffisant dans les piscines
de combustibles usés qui se trouvent dans chacun des bâtiments
des réacteurs.
Le combustible présent dans ces
bassins, s'il n'est pas assez refroidi, peut lui aussi fondre et provoquer
un phénomène identique à celui du cœur des réacteurs.
Harold: Que ce passerait-il si le point de "non-retour" était
franchi?
Qu'appelle-t-on le point de non-retour?
Imaginons que le niveau de radioactivité sur le site soit tel qu'il
ne soit plus possible, humainement, d'y intervenir. A ce moment-là,
tous les cœurs de réacteur fondraient, et, selon le processus décrit
plus haut, s'échapperaient et se retrouveraient au contact du béton.
Ensuite, c'est l'inconnu. Un tel accident
ne s'est jamais produit. On sait que le corium dont on parlait plus haut
est à une température de l'ordre de 2 000 à 2 500
°C et que le béton fond typiquement à une température
de 700°. Mais tout dépend de la composition de ce béton,
et tout dépend aussi de la façon dont le corium pourra s'étaler
ou non, c'est-à-dire refroidir plus ou moins vite.
Au pire, toute la matière radioactive
traverserait le béton et se retrouverait au contact de la roche
sur laquelle est installée la centrale de Fukushima. C'est une roche
magmatique, de granite, mais on ignore s'il y a des fracturations ou non,
s'il y a des écoulements d'eau, et donc, personne n'est en mesure
de dire si les matières radioactives seraient contenues par ce socle
rocheux ou si elles migreraient dans le sous-sol et, éventuellement,
dans l'océan, les côtes étant tout à côté
de la centrale.
François: La situation est-elle en train de s'aggraver ou
au contraire de s'améliorer?
Elle semble en train de s'aggraver dans
la mesure où Tepco est aujourd'hui confronté à deux
nécessités contradictoires: d'une part, continuer à
refroidir les réacteurs et les piscines de combustible en y injectant
et en y déversant de l'eau; d'autre part, évacuer cette eau
qui est très contaminée et qui empêche de remettre
en marche les systèmes normaux.
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suite:
La semaine dernière, plusieurs éléments
positifs étaient intervenus, notamment le fait qu'une connexion
électrique avait été rétablie sur tous les
réacteurs et également le fait que ce n'était plus
de l'eau de mer corrosive qui était injectée dans les cuves,
mais de l'eau douce.
Ces nouvelles positives sont depuis contrariées
par le bourbier radioactif qu'est devenue la centrale.
Gossip: En cas de fusion du combustible, la réaction en chaîne
ne se relance-t-elle pas?
Selon les experts, non, sauf si le combustible
se retrouve dans un bain d'eau alimenté en permanence. S'il s'agit
uniquement d'eau résiduelle, celle-ci sera vaporisée, et
la réaction en chaîne ne pourra pas être entretenue.
Pierre: Y a-t-il un risque que la radioactivité atteigne des
niveaux critiques, à Tokyo, dans les jours ou les semaines à
venir?
Elle a déjà atteint, la semaine
dernière par exemple, des niveaux critiques dans l'eau de consommation
courante à Tokyo. La limite maximale autorisée en césium
137 pour l'eau potable est de 200 becquerels par litre pour les adultes,
et de 100 becquerels par litre pour les enfants. La limite de 200 becquerels
par litre avait été dépassée.
De même, dans certains légumes,
à une centaine de kilomètres de la centrale de Fukushima,
les niveaux autorisés de becquerels ont été très
largement dépassés. Exemple : dans des lots d'épinards,
le niveau atteignait 54.000 becquerels par kilo, alors que la limite est
de 2.000 becquerels par kilo.
A distance du site, notamment à
Tokyo, la contamination vient en fait des panaches de vapeur radioactive
qui sont émis par la centrale, qui sont poussés par les vents
et précipités au sol par les pluies. Donc la situation varie
de jour en jour.
Florent: Le corium peut-il passer au travers du manteau terrestre?
Si oui, quels seraient les risques?
Non. Il existe une théorie, qui
s'appelle le "syndrome chinois", selon laquelle du corium émanant
d'un réacteur américain traverserait la Terre de bout en
bout. C'est un scénario de science-fiction. Le corium, s'il atteint
le sous-sol, restera dans les couches superficielles de la croûte
terrestre, ce qui n'empêche pas qu'il puisse y avoir une migration
des radionucléides, par exemple vers une nappe phréatique.
Emmanuel: Quels peuvent être les risques pour la chaîne
alimentaire et surtout, pour l'écosystème marin très
proche de la centrale et des six réacteurs?
On a déjà mesuré,
par exemple le 26 mars à 300 mètres au large de la centrale,
des taux d'iode 131 près de 2.000 fois plus élevés
que la valeur normale. On peut craindre également que d'autres radioéléments
comme le plutonium souillent le milieu marin.
Ces éléments vont se diluer
dans l'océan, mais ils y subsisteront sur le long terme, en tout
cas pour le plutonium, puisque l'iode, lui, a une dure de vie très
courte.
Le risque principal est que ces radioéléments soient
concentrés par les algues, auquel cas les concentrations peuvent
être multipliées par un facteur 1 000, puis que ces algues
(dont les Japonais sont de grands consommateurs) soient elles-mêmes
mangées par des crustacés – homards, crabes –, ce qui provoquera
une nouvelle concentration et, de ce fait, la chaîne alimentaire
peut être gravement contaminée.
Cédric: Si la matière radioactive se retrouve en dehors
de la centrale à l'air libre: quelle contamination? Sur quelle zone?
Pendant combien d'années?
Jusqu'à présent, la contamination
radioactive est venue principalement de ce qu'on appelle les "produits
de fission", c'est-à-dire les cendres résultant de la combustion
nucléaire.
Ces produits de fission sont des aérosols
qui ont été relâchés dans l'atmosphère.
Les plus pénalisants à court terme sont l'iode 131 et le
césium 137. L'iode 131 peut se fixer sur la thyroïde et provoquer
un cancer de cette glande. Le césium 137, lui, peut générer
des cancers digestifs et pulmonaires ou des leucémies.
En cas de forte dégradation du combustible
– et celle-ci semble en cours –, d'autres produits peuvent être relâchés.
Le plus inquiétant d'entre eux est le plutonium, car c'est une substance
très toxique à la fois sur le plan chimique (ses effets sont
comparables à ceux de l'arsenic) et sur le plan radiologique.
S'il est inhalé ou ingéré,
le plutonium peut provoquer des cancers. Seule chance: c'est un métal
lourd qui est donc peu mobile dans l'environnement, c'est-à-dire
qu'il a tendance à se disperser très difficilement.
A Tchernobyl, où il y avait eu une
très violente explosion qui avait projeté au loin différentes
matières radioactives, la zone contaminée par du plutonium
a été d'un rayon d'une trentaine de kilomètres.
Kévin: Combien de temps cette catastrophe peut-elle durer?
D'ores et déjà, l'Autorité
de sûreté nucléaire française, par exemple,
indique que la contamination dans la zone de 20 ou 30 kilomètres
où la population a été évacuée ou mise
à l'abri va durer pendant des années, et plus probablement
des décennies.
Cet ordre de grandeur de plusieurs décennies
ne changera pas fondamentalement si la situation empire. Quant à
l'accident de Fukushima proprement dit, les autorités japonaises
elles-mêmes annoncent qu'il pourrait durer plusieurs mois, voire
une année ou même davantage.
Myriam: Quels sont les risques sanitaires de présence de plutonium
dans les fonds marins?
Comme je l'ai dit, le risque n'est pas
tant pour les fonds marins, où le plutonium va se diluer, que pour
la chaîne alimentaire. Et dans l'immédiat, le risque, notamment
pour les "liquidateurs" qui se relaient sur le site de la centrale ne vient
pas du plutonium (jusqu'à présent, on n'en a décelé
que des traces), mais des produits de fission, donc l'iode et le césium
radioactifs, mais aussi d'autres radioéléments comme le strontium,
le ruthénium, etc.
Diane: On ne nous parle plus de nuage radioactif. Cela veut-il dire
qu'il n'y a plus d'émanations radioactives voyageant avec les vents?
Non. Il y en a très certainement
encore. Au premier jour de l'accident, Tepco a procédé à
des dégazages volontaires pour éviter la surpression à
l'intérieur des enceintes de confinement ; ces lâchers de
vapeur d'eau ont entraîné une dispersion dans l'atmosphère
de produits radioactifs.
Au cours des derniers jours, il n'y a apparemment
plus eu de lâcher de vapeur volontaire. En revanche, plusieurs enceintes
de confinement ne sont probablement plus étanches et des radionucléides
continuent donc à s'échapper, mais cette fois, de façon
incontrôlée.
Miaski: La présence du plutonium dans le sol n'annonce-t-elle
pas déjà une catastrophe écologique?
C'est déjà une catastrophe
écologique. Il va y avoir autour de Fukushima, dans un périmètre
qu'il est aujourd'hui difficile de définir mais qui sera probablement
de l'ordre de 30 km de rayon, une sorte de zone interdite comme à
Tchernobyl.
A ce stade, la détection de plutonium
n'est pas le signe d'une aggravation. Si des quantités plus importantes
de plutonium étaient décelées, cela signifierait que
le combustible est en cours d'achèvement de fusion, et surtout,
qu'il a trouvé une issue pour sortir des cuves, c'est-à-dire
que celles-ci ne sont plus intègres, et l'on retombe sur le scénario
décrit plus haut.
Juan: Est-on techniquement capables d'arrêter une fusion de
cœur de réacteur?
C'est un accident qui n'avait jamais été
pris en compte avant Three Mile Island, donc rien n'est véritablement
prévu pour l'empêcher. Sur l'EPR, dont quatre exemplaires
sont en construction en Finlande, à Flamanville en France et en
Chine, un dispositif de sécurité est spécifiquement
prévu pour recevoir le corium en cas de fusion du cœur, lui permettre
de s'étaler, avec un gros réservoir d'eau qui se déverserait
automatiquement sur le corium fondu.
Est-ce pour autant la parade absolue à
cet accident ? L'histoire du nucléaire montre que les systèmes
de sécurité prévus sont toujours pris en défaut
par ce qui est, par définition, imprévisible. |