Fini le pétrole bon marché
«Le baril
sera à 250 dollars»: c'est ce qu'annonçait
Alexy Miller, le patron de Gazprom, le 10 juin dernier[1]. Gazprom
fournit aujourd'hui 20% de la production mondiale de gaz naturel et pourrait,
dans les années à venir, représenter la moitié
des approvisionnements de gaz en Europe.
L'ambition affichée
du géant gazier russe est de «devenir la première
société du monde», notamment en étendant
ses activités au secteur pétrolier. Miller ne dit évidemment
pas quand le baril atteindra ce prix, soit environ le double du niveau
actuel. Mais de tels propos, dans la bouche d'un grand patron du secteur,
ne font que confirmer l'envolée que connaît le pétrole
aujourd'hui.
Rappelons-nous: le cours
du Brent se situait encore à 10 dollars le baril il y a moins de
dix ans, soit au 1er janvier 1999. «L'envolée des prix
du pétrole a atteint un sommet record. Le prix du brut s'est élevé
à 98 dollars au début novembre», constatait l'Institut
wallon de l'évaluation, de la prospective et de la statistique,
dans ses analyses et prévisions conjoncturelles de décembre
2007 [2].
«Notre scénario
table sur un baril qui devrait rester en moyenne en dessous des 80 dollars
sur l'ensemble de l'année 2008», poursuivait, assez confiant,
l'Institut wallon. Patatras! A la mi-juin 2008, le baril flirtait avec
les 140 dollars. Alors? Ne serions-nous pas en train de vivre le troisième
choc pétrolier?
«Contrairement
à celles du siècle dernier, la crise pétrolière
est arrivée insidieusement, sans provoquer de coup de théâtre
médiatique et sans que jamais les limites du tolérable ne
paraissent atteintes», constatent Alain Liébard et Yves-Bruno
Civel, dans l'éditorial du dernier numéro de Systèmes
solaires, le journal des énergies renouvelables[3]. «Aujourd'hui
elle est là, omniprésente et plus que jamais menaçante.
Ne croyez pas un seul instant que la crise de l'énergie soit seulement
conjoncturelle et purement spéculative. Elle est aussi durable.
La planète entière – des pêcheurs bretons aux industriels
chinois – réclame sa part d'une ressource qui s'épuise et
qui se renchérit.»
En Belgique, à
l'appel des syndicats, quelque 100.000 personnes se sont retrouvées
dans la rue, à la mi-juin, pour protester contre la vie chère
et revendiquer plus de pouvoir d'achat. Et notamment une baisse de la TVA
sur les produits pétroliers. Après les producteurs de lait,
ce furent notamment les routiers qui appelèrent à la mobilisation
pour demander des aides du gouvernement. A travers l'Europe, la grogne
gagnait d'autres secteurs, comme les ambulances et les taxis, et les départs
en vacances, notamment vers la France et l'Italie, risquaient d'être
carrément bloqués début juillet. Les routes, les ports
et les aéroports étaient visés. Le chaos comme perspective!
Profiter des prix hauts...
Où va la manne
pétrolière actuelle? Essentiellement dans les poches de quatre
protagonistes : les pays producteurs, les grandes compagnies pétrolières,
les spéculateurs et, bien sûr, les Etats. Dans cette chaîne
du superprofit, qui mettre à contribution pour alléger la
facture? Inutile de penser aux pays producteurs qui valoriseront au maximum
leurs précieuses ressources. Tout juste feront-ils éventuellement
mine de produire un peu plus, pour faire croire qu'ils vont faire baisser
les prix. Mais l'époque de l'abondance de pétrole est aujourd'hui
révolue, car la demande se fait de plus en plus forte et les ressources
de plus en plus rares. Dans un tel contexte, le pouvoir des pays producteurs
peut faire peur. Notamment quand le patron de Gazprom annonce, un boulier
compteur dans la tête, que le prix du baril va grimper à 250
dollars.
Le deuxième interlocuteur
du secteur, les grandes compagnies pétrolières, est par contre
plus «atteignable». Ensemble, celles que l'on appelle les big
five (Exxon, Shell, BP, Texaco-Chevron et Total) ont réalisé
85 milliards € de profits après impôts en 2007. Toutes
sont des sociétés occidentales, il ne faut pas l'oublier!
Et chaque fois que le prix du baril augmente d'un dollar, la française
Total, pour prendre la plus petite de la bande, voit ses marges bénéficiaires
augmenter de 150 millions € [4].
Il en est de même
des Etats, le troisième interlocuteur de la filière pétrolière,
qui, eux aussi, via les accises et la TVA de 21% sur les carburants, voient
leurs recettes fiscales faire un bond en avant. |
Il
n'y a qu'une issue équitable à cette crise:
mettre à contribution les plantureux bénéfices engrangés
par les compagnies pétrolières, les spéculateurs et
les Etats. Non pour faire baisser les prix des produits pétroliers
– ce qui reviendrait à faire le jeu des pays producteurs, invités
par là même à augmenter encore leurs prix –, mais pour
financer la transition accélérée vers un monde libéré
du pétrole. Cela crève les yeux à présent :
l'avenir énergétique de la planète ne sera ni pétrolier,
ni gazier ni nucléaire. Le moment est venu de se libérer
des «fossiles».
...pour financer la métamorphose écologique
Dans le contexte de
la triple crise – climatique, énergétique et alimentaire
– à laquelle l'humanité est confrontée aujourd'hui,
il revient aux pouvoirs publics de concevoir, puis de mettre en application
la législation indispensable pour affecter les moyens nécessaires
au financement de la sobriété énergétique et,
partant, de la métamorphose écologique. Nous ne disposons
en effet que de peu de temps – quelques années – si nous voulons
limiter le réchauffement de la planète à 2°C seulement.
«Ne nous méprenons
pas, les volumes financiers à mobiliser seront énormes et
les arbitrages économiques douloureux. Mais il n'y a pas de mue
sans mise à nu ! Nous allons devoir réexaminer le credo du
"toujours plus" sous l'éclairage de la solidarité planétaire,
et bousculer les vieux modèles qui nous guidaient en matière
d'habitat, d'alimentation et de transport, avertissent les éditorialistes
de Systèmes solaires. Chemin faisant, nous revisiterons nos modes
de vie et réhabiliterons sans doute des adjectifs devenus péjoratifs
comme : lent, végétal, économe, léger ou renouvelable.
»
Dans ce numéro
d'Imagine demain le monde, nous publions un dossier intitulé
«Travail décent, vie décente». On y relève
notamment que la moitié de la population
mondiale active gagne moins de deux dollars par jour.
Une misère! La plupart de ces gens n'ont pratiquement pas d'accès
véritable à l'énergie, à part un peu de bois
de chauffe grappillé ici et là ou de la bouse de vache. Le
pétrole n'est évidemment pas responsable d'une telle situation.
Mais celle-ci s'explique en partie par les déséquilibres
criants qu'engendre un modèle de société bâti
sur une matière première éminemment inégalitaire
et difficile d'accès.
La financiarisation
de l'économie, à laquelle contribuent largement les énergies
concentrées entre les mains de quelques-uns - que sont le pétrole,
le gaz ou le nucléaire - entraîne une prédation à
l'échelle planétaire des hommes et des écosystèmes.
Sortir de ce modèle ne signifie absolument pas retourner en arrière.
Au contraire, il s'agit de profiter de cette crise pétrolière
pour faire un formidable bond vers une plus grande autonomie. Ce qui veut
dire, très concrètement, ici et maintenant: aider les gens,
qu'ils soient propriétaires ou locataires, à isoler au mieux
leur logement; les encourager à consommer des produits d'ici, moins
carnés et de saison; mettre à leur disposition des moyens
collectifs, modernes et efficaces de déplacement; réaménager
le territoire pour calmer cette frénésie de mouvement. Et
puis, surtout, alimenter leurs rêves d'un tout autre modèle
de développement!
Abondantes, propres
et totalement renouvelables, les énergies de l'ère de l'après-pétrole
renferment en elles la promesse de cet avenir plus décent. Grâce
aux rayons du soleil, en une heure seulement, il arrive sur terre assez
d'énergie pour subvenir aux besoins mondiaux pendant toute une année[5].
Une manne qui nous est
donnée. Il suffit de puiser dans le vent, les vagues, le sol (la
géothermie), la végétation, le bois, les déchets
et le soleil. Alors, le pétrole, cette riche matière première,
ne sera plus gaspillée, mais sera réservée aux procédés
et aux produits à grande valeur ajoutée. Le pétrole
cher, c'est l'opportunité - ne pas rater ! - de sortir de l'ébriété.
André Ruwet
[1] Le Soir, 11 juin 2008.
[2] Tendances économiques,
IWEPS, n°33, décembre 2007.
[3] N° 185-23, mai-juin 2008.
[4] Compagnie dont Albert Frère,
le financier de Charleroi, est un important actionnaire.
[5] Le monde en 2030, Ray Hammond,
Yago, 2008. |