Dimanche
1er juin 2008 A Genève, le LHC est
sur le point d'entrer en fonction après plus de 20 ans de préparation.
Détecter le boson de Higgs et faire avancer notre compréhension
de l'Univers: tels sont les objectifs de ce nouvel accélérateur
de particules. Explications.
PAR DANIEL
SARAGA
Cent mètres sous
terre, dans la campagne franco-genevoise, la plus grosse expérience
de physique de tous les temps est sur le point de démarrer au Cern.
Des détecteurs pesant des milliers de tonnes vont suivre à
la trace un demi-milliard de collisions par seconde et distribueront des
millions de gigabytes de données par an à des milliers de
physiciens autour du monde.
But: détecter
enfin le fameux boson de Higgs, cette particule imaginée il y a
plus de quarante ans, mais encore jamais observée. Et aussi découvrir
de nouvelles particules, qui pourraient bien apporter des réponses
à deux questions primordiales.
Comment la matière
l'a-t-elle emporté sur l'antimatière lors des tout premiers
instants de notre Univers? Et de quoi la «matière sombre»
-- qui constitue 85% de toute la matière du cosmos -- est-elle composée?
Bienvenue dans le monde
du Large Hadron Collider (LHC), le nouvel accélérateur de
particules du Cern, le scalpel le plus efficace du monde, qui fracasse
et déchiquette des protons accélérés à
près d'un milliard de km/h pour en découvrir les parties
les plus intimes.
Plus vite, plus froid
Les protons circuleront
à une vitesse phénoménale: 99,9999991% de la vitesse
de la lumière, ce qui équivaut à faire sept fois le
tour de la Terre en une seconde. L'énergie des chocs frontaux entre
les protons permet la «chimie des particules», une succession
de désintégrations et créations qui transforment ces
grains de matière. C'est d'ailleurs ici que l'équation la
plus célèbre de la physique entre en scène: E=mc2.
Elle révèle
qu'une certaine quantité d'énergie est capable de créer,
ex nihilo, une particule d'une certaine masse. Au LHC, cette énergie
proviendra des collisions de protons. Pour les guider, les ingénieurs
ont installé plus de 1700 électroaimants supraconducteurs
le long de 23 des 27 km que fait l'anneau du LHC.
Ces aimants, qui produiront
des champs magnétiques d'une intensité atteignant 8 Teslas,
devront être refroidis à -271°C pour devenir supraconducteurs,
ce qui nécessite une réserve de 700.000 litres d'hélium
liquide. Une fois refroidis, les aimants consommeront peu d'énergie,
car l'électricité y circulera presque sans aucune résistance.
L'analyse d'une collision
de particules ressemble à un rapport balistique dans lequel l'expert
détermine de quel endroit est parti un coup de feu en analysant
l'impact de la balle. Les physiciens reconstituent les trajectoires des
particules à partir des traces qu'elles laissent dans les détecteurs,
construits autour du faisceau comme des couches d'oignon.
Au centre du principal
détecteur, Atlas, se trouve une caméra digitale géante
ultrarapide composée de millions de pixels en silicium qui émettent
une impulsion électrique lorsqu'ils sont traversés par une
particule chargée. A partir de ces signaux, on peut reconstruire
la trajectoire de la particule
Elle traverse ensuite
un deuxième détecteur composé de centaines de milliers
de tubes renfermant du xénon, un gaz noble similaire au néon
contenu dans les tubes fluorescents.
Le gaz est ionisé
lors du passage d'une particule, c'est-à-dire qu'il perd des électrons
qui sont collectés par un fil métallique situé au
milieu de chaque tube -- ce qui est d'ailleurs le principe de fonctionnement
des compteurs Geiger servant à mesurer des taux de radioactivité.
Ensuite, un calorimètre
arrête la plupart des particules tout en mesurant leur énergie,
grâce à une succession de sandwiches plomb/plastique.
Les muons (des sortes
d'électrons bien plus lourds) continuent leur chemin à travers
le dernier détecteur, situé à une dizaine de mètres
du faisceau, et finissent leurs jours sous terre. Quant aux neutrinos,
impossible de les arrêter. Ils poursuivront leur voyage dans le cosmos
à la vitesse de la lumière. Une avalanche de données
Les chiffres du LHC
et d'Atlas donnent le vertige. 2.800 paquets plus minces qu'un cheveu contenant
chacun 100 milliards de protons doivent se croiser 40 millions de fois
par seconde.
A chaque croisement,
une vingtaine de collisions ont lieu et créent une multitude
de particules à la vie éphémère qui sont suivies
par la centaine de millions de pixels d'Atlas. La quantité d'information
brute produite est phénoménale: 70.000 GB chaque seconde,
une pile de CD haute de 150 mètres.
Impossible à
enregistrer. Des systèmes électroniques, les «triggers»,
effectuent un premier triage pour ne retenir que les collisions prometteuses.
Pour être le plus rapide possible, ils ne tiennent compte que d'une
partie des pixels. Cela suffit pour indiquer la présence d'une particule
intéressante, comme par exemple un muon s'échappant de la
collision avec un grand angle. Ils n'ont que 25 milliardièmes de
seconde pour effectuer leur travail.
Un second triage est
exécuté par quelque 2.000 ordinateurs situés à
côté d'Atlas. Ils reconstruisent déjà partiellement
les trajectoires de particules pour en sélectionner les plus intéressantes
et ne transmettent au centre informatique du Cern qu'une centaine de collisions
par seconde, soit 300 MB/s.
Les données sont
ensuite archivées sur des milliers de bandes magnétiques
et distribuées à des centaines de centres de calcul dispersés
autour du globe, qui reconstruiront les trajectoires précises des
particules pour calculer leur masse et découvrir leur identité.
La quantité de
données à analyser est gigantesque: une dizaine de millions
de GB par an. Pour partager les ressources informatiques nécessaires
aux calculs des physiciens, le Cern a mis au point une nouvelle technologie
de calcul partagé, le GRID. C'est l'héritier du World Wide
Web, qui lui aussi avait été développé au Cern
dans le but de faciliter l'échange de données. En tout, quelque
1.900 scientifiques participent à l'expérience Atlas.
Retour aux origines
Pour comprendre ce que
cherche le Cern, le plus simple est de commencer par le commencement, avec
la genèse de notre Univers.
Au début fut
le big bang. Tout l'Univers, concentré en un seul point infiniment
petit, se mit à grandir et à se refroidir, libérant
les particules de matière et les forces fondamentales. Les premiers
atomes apparurent, et la lumière fut. Ils s'accumulèrent
dans les étoiles, qui créèrent tous les atomes connus,
explosèrent et enfantèrent les planètes.
Cette cosmogonie moderne,
nous la devons aux efforts conjugués de la cosmologie (qui indique
que tout a commencé il y a 13,7 milliards d'année avec le
big bang), de l'astrophysique (qui explique comment la fusion nucléaire
au cœur des étoiles a pu générer tous les atomes)
et de la physique des particules (qui a découvert les douze particules
de matière et les forces qui les relient). Le but du LHC est de
comprendre précisément ce qui s'est passé au tout
début de notre Univers, lorsque la dernière séparation
des forces a eu lieu.
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suite:
Les physiciens étudieront
des collisions de protons à des énergies inégalées
qui recréeront momentanément les conditions de notre Univers
primordial. Les chercheurs espèrent que les collisions du LHC produiront
de nouvelles particules encore jamais observées, comme par exemple
le boson de Higgs ou encore des particules pouvant expliquer la matière
sombre.
«Le Higgs joue
un rôle essentiel dans la physique des particules et dans l'histoire
de l'Univers», explique Géraldine Servant, physicienne
au Cern. Dans les années 1960, le physicien Peter Higgs avait décrit
comment une particule de force supplémentaire pemettrait de mieux
comprendre un instant précis de notre histoire, environ une picoseconde
(10-12 s) après le big bang, lorsque la force électromagnétique
se distingue de la force nucléaire faible.
«Le boson de
Higgs explique comment les particules responsables de la force faible,
les bosons W et Z, ont acquis une masse -- alors que le photon, porteur
de la force électromagnétique, n'en a pas. Les physiciens
se sont aperçus que la particule de Higgs expliquerait non seulement
la masse des bosons W et Z, mais également celle de toutes les particules
de matière comme les quarks ou les électrons.»
Le boson de Higgs exerce
sur ces particules une force qui les ralentit lorsqu'elles se déplacent
-- un peu comme une foule de fans hystériques entrave la progression
rapide d'une star. Une telle résistance correspond exactement à
la notion de masse: plus un objet est lourd, plus il est difficile de le
mettre en mouvement.
Les seules particules
insensibles aux Higgs et donc épargnées par cette lourdeur
sont les gluons (médiateurs de la force nucléaire forte)
et les photons.
Les détecteurs
du Cern et de Fermilab aux Etats-Unis ont pour l'instant échoué
à détecter le Higgs, mais les physiciens espèrent
bien le découvrir grâce au LHC. «Le boson de Higgs devrait
avoir une masse bien inférieure à 1 TeV», avance Géraldine
Servant qui, comme tous les physiciens des particules, mesure la masse
en électronvolts, une unité d'énergie.
«Cette limite
vient à la fois de résultats expérimentaux et d'estimations
théoriques.» Avec une énergie de 14 TeV, le nouvel
accélérateur devrait être donc capable de créer
le Higgs. Mais observer cette particule n'est de loin pas le seul objectif
des nouvelles expériences du Cern.
Matière à discussion
«Les théoriciens
blaguent entre eux pour savoir ce qui serait le pire: ne pas détecter
le boson de Higgs, ou l'observer avec exactement les propriétés
attendues», écrit dans le journal Nature
le physicien John Ellis, qui travaille au Cern.
«Le premier
cas serait en fait très intéressant pour un chercheur, mais
beaucoup plus délicat à expliquer aux politiciens qui ont
financé le LHC...»
Dans le second, les
prédictions théoriques auront été confirmées,
les Prix Nobel couleront à flots, mais certains problèmes
ne seront pas résolus. «Les théoriciens ne comprennent
pas bien ce qui permet à la masse du Higgs d'être si faible,
c'est-à-dire d'être insensible à la physique des très
hautes énergies, explique Géraldine Servant. A priori,
cette masse devrait correspondre à l'énergie des tout premiers
instants de l'Univers, lorsque toutes les forces étaient encore
unifiées -- une énergie un million de milliards de fois plus
grande que celle du LHC. Comment comprendre que sa masse soit si faible
et que le Higgs puisse être observé au Cern?»
Pour être levée,
cette contradiction requiert des développements mathématiques
qui vont au-delà du modèle standard.
Bref, le Higgs ne suffit
pas. Depuis une cinquantaine d'années, les théoriciens et
les expérimentateurs avancent main dans la main, prédisant
l'existence de nouvelles particules et les découvrant à l'aide
d'accélérateurs de plus en plus puissants.
Le modèle standard
est le fruit de cette collaboration. Mais au-delà de ses succès,
ce modèle souffre d'un certain nombre de problèmes, comme
par exemple l'absence de particule pouvant expliquer la «matière
sombre» ou encore la différence entre matière et antimatière.
Le modèle standard n'explique également pas quel est le mécanisme
responsable de la masse du Higgs, et ne dit pas s'il est une particule
élémentaire ou au contraire un objet composite.
Les théoriciens
ont ainsi développé depuis quelques dizaines d'années
de nouveaux modèles qui apportent des réponses à ces
questions, comme par exemple la «supersymétrie», le
«technicolor», ou encore les théories à dimensions
supplémentaires.
«Chaque théorie
prédit l'existence de nouvelles particules, précise Géraldine
Servant. Si le LHC les découvre, nous aurons des indices solides
pour déterminer quelle théorie est valide.»
Ce que les physiciens
veulent donc, c'est de la «nouvelle physique» qui les emmènera
au-delà du modèle standard. Dans le cas où le Higgs
est détecté, ces théories subiront aussi l'épreuve
de la vérité, car elles ont également prédit
sa masse.
Une armée de chercheurs
Mais revenons sous terre,
car c'est là que se feront -- ou ne se feront pas -- ces découvertes.
Le concurrent direct d'Atlas s'appelle CMS et se trouve de l'autre côté
du LHC. Avec ses 21 mètres de long et 16 de haut, le Compact Muon
Solenoid est certes plus petit, mais encore plus lourd: 12.500 tonnes.
Cet instrument, qui
contient plus de métal que la tour Eiffel, est également
un détecteur «généraliste» ayant le même
objectif qu'Atlas: détecter le Higgs et des nouvelles particules.
Il suit une stratégie
différente: avec ses trois détecteurs dédiés
aux muons, il se focalise sur leur trajectoire, dans l'espoir que ces particules
semblables aux électrons (mais 200 fois plus lourdes) apparaissent
dans des processus démontrant la création d'un Higgs. Avec
son armée de 2.000 chercheurs, CMS est un sérieux rival pour
Atlas.
Le troisième
détecteur s'appelle LHCb, pour «LHC beauty». Il s'attaquera
à la différence entre matière et antimatière
en étudiant les désintégrations de particules contenant
les quarks «beauty».
Le quatrième
détecteur, Alice, ne fonctionnera environ qu'un mois par an, lorsque
le LHC sera vidé de ses protons et accélérera à
leur place des atomes de plomb ionisé.
Ces particules bien
plus lourdes permettront d'atteindre des températures de mille milliards
de degrés et de créer un plasma de quarks et de gluons, un
état qui était celui de notre Univers pendant le premier
millionième de seconde. Deux autres expériences plus modestes,
Totem et LHCf, mesureront la taille du proton et étudieront des
rayons cosmiques produits grâce au LHC.
Le programme du LHC
est extrêmement ambitieux. La grande majorité des physiciens
sont convaincus qu'il apportera de nombreuses découvertes justifiant
l'investissement consenti.
Dans ce cas, l'aventure
du Cern aura une fois de plus démontré l'extraordinaire pouvoir
de l'homme à faire reculer les limites de la connaissance et sa
capacité à s'organiser pour mener à bien des projets
d'une complexité inouïe.
Dans le cas contraire,
on peut craindre qu'une vague de frilosité ne se répande
parmi les politiciens lorsqu'ils devront remettre la main à la poche.
L'avenir, caché au milieu des milliards de gigabytes de données
que le LHC produira, nous le dira. |