CONTROVERSES ENERG...ETHIQUES !
Energies renouvelables, environnement-écologie, développement...
L'automobile mondiale à bout de souffle
ADIT, http://www.lemonde.fr/, décembre 2008

     par Stéphane Lauer
LE MONDE | 26.12

     Soixante-seize! Les Islandais n'ont acheté que 76 voitures neuves en novembre. Le pays, en situation de faillite à cause de la crise financière, a été ravalé en quelques semaines au rang d'un gros concessionnaire de province. Anecdotique, l'exemple du minuscule marché islandais est symptomatique de la brutalité de la crise que traverse l'industrie automobile. En rythme annuel, les ventes de voitures en Europe s'établissent actuellement à moins de 11 millions, contre 17 millions en 2007. Au Japon, le marché devrait revenir en 2009 à ses niveaux de... 1978. Aux Etats-Unis, où le marché est en train d'imploser, les trois gloires déchues du secteur, General Motors (GM), Ford et Chrysler, sont menacées de disparition.
     Ce qui frappe dans cette crise, c'est sa violence, sa rapidité et son ampleur. Pour ne pas être submergés par les stocks, les constructeurs ont dû carrément fermer le robinet de la production. En cette fin d'année, rares sont les usines d'automobiles, aux Etats-Unis ou en Europe, qui tournent encore. Si l'on se réfère à la dernière grande crise, en 1992, au cours de laquelle le marché européen avait reculé de 17%, le secteur avait mis cinq ans à s'en remettre. On voit mal comment la dépression qui commence serait moins sévère.
     Le point de départ de la tourmente, marquée aujourd'hui par une litanie de mises au chômage technique, de plans sociaux ou de faillites de fournisseurs, est essentiellement financier. En Europe, près de 70% des voitures sont achetées à crédit, et beaucoup plus encore aux Etats-Unis. Lorsqu'il devient difficile, voire impossible, d'emprunter de l'argent, l'effet sur les ventes est massif.
     A cela s'ajoute maintenant une crise monétaire. La dégringolade du dollar face à l'euro et au yen, après que la Réserve fédérale a ramené ses taux directeurs à zéro, le 16 décembre, a des effets dévastateurs. Ces dernières années, Toyota, Honda et Nissan ont prospéré en grande partie grâce au marché américain. Les ventes aux Etats-Unis ont représenté jusqu'à trois quarts de leurs gigantesques profits: près de 20 milliards € à eux trois rien qu'en 2007. Mais, avec un dollar à 87 yens, au lieu de 110 encore cet automne, la fête est finie pour les constructeurs japonais. Même Toyota, numéro un mondial, admiré pour l'efficacité de son système industriel, va afficher les premières pertes de son histoire.
     L'industrie automobile doit également faire face à un autre défi : trouver l'argent nécessaire pour développer les futurs modèles de voitures. Là aussi, le choc est violent. Du jour au lendemain, les constructeurs n'ont plus accès au crédit. Les banques, qui doivent gérer leurs propres difficultés, rechignent à prêter à des entreprises qui ont du mal à écouler leurs produits. Un constructeur comme PSA Peugeot-Citroën investit en moyenne 3 milliards € par an. Les besoins en trésorerie se font d'autant plus sentir que les rentrées d'argent ont fondu en raison de l'écroulement des ventes. Mais, aujourd'hui, les banques ne prêtent plus. Du coup, les constructeurs doivent utiliser leur trésorerie avec parcimonie. Ainsi Renault est-il en train de sabrer dans tous ses programmes de nouveaux véhicules. Seule exception notable, la voiture électrique est considérée comme une priorité. Mais une grande partie de l'avenir est soudainement hypothéquée.

     "Le scénario que nous vivons actuellement est celui d'une population à laquelle on coupe l'accès à l'eau. Les personnes malades, ou les plus fragiles, tombent les premières, mais, à terme, personne n'est à l'abri", explique Carlos Ghosn, PDG de Renault et de Nissan. Face au fléau, les constructeurs se tournent vers les pouvoirs publics. GM et Chrysler ont obtenu une enveloppe de 13,4 milliards de dollars. C'est-à-dire de quoi attendre l'intronisation de Barack Obama à la Maison Blanche, le 20 janvier. Mais après?

FAIBLESSES ANTÉRIEURES AU "TSUNAMI"

     En France, la "prime à la casse" devrait permettre de... la limiter. "Avec la prime, la baisse du marché français devrait avoisiner les 5%. Sans la prime, elle aurait atteint les 15%", veut se rassurer M. Ghosn, trop optimiste selon certains. Pour palier le manque de sollicitude des banques, les constructeurs vont plaider pour l'octroi d'une quarantaine de milliards € de prêts auprès de l'Union européenne. Leur industrie sera-t-elle sauvée pour autant? Rien n'est moins sûr. Les constructeurs qui sortiront vivants de la crise ne seront pas ceux qui feront les meilleures voitures, mais, plus prosaïquement, ceux qui géreront au mieux le flux de trésorerie disponible.
     Ce qui éclate au grand jour, avec cette crise, c'est la fragilité d'un secteur considéré comme un des piliers des industries occidentales. En fait, le système n'a pas su regarder en face ses propres faiblesses, qui préexistaient au "tsunami" du crédit. Les constructeurs américains perdaient déjà de l'argent avant la crise; les Européens en gagnaient peu, et une bonne partie des profits des Japonais étaient artificiels. Toyota dispose bien de 25 milliards de trésorerie, mais qu'est-ce que cela pèse par rapport aux besoins d'une entreprise de 200 milliards de dollars de chiffre d'affaires? Quatre ou cinq mois de recul du marché américain au niveau de ceux du mois de novembre, et le trésor de guerre de Toyota aura vécu.
     On a coutume de dire que l'industrie automobile est un secteur cyclique, qui gagne bien sa vie en période d'expansion, ce qui compense les phases de récession. Mais on a tort de croire qu'on est en train de vivre une énième crise et que tout rentrera dans l'ordre une fois la bourrasque passée. La crise de surproduction éclate aujourd'hui comme une évidence. Ces dernières années, pour faire tourner les usines à tout prix, les constructeurs ont multiplié les ristournes aux clients ou les ventes non rentables aux sociétés de location.
     Pour compenser une rentabilité déclinante, on a demandé toujours plus à une filière de fournisseurs aujourd'hui exsangue, et une part substantielle de la production a été délocalisée. Pour quel résultat? La grande majorité des constructeurs gagne désormais davantage avec la revente de pièces détachées et le commerce de voitures d'occasion qu'avec les véhicules flambant neufs qui sortent des usines. La plupart d'entre eux perdront de l'argent en 2009.

     Tout indique que le système est à bout de souffle. Les survivants à la crise devront inventer un nouveau modèle économique. Et les voitures qui vont avec.