Exemple: le barrage de Nurek au
Tadjikistan
Ambiance au Tadjikistan:
la ligne à Très Haute Tension court de colline en colline,
elle survole les vallées, les villages de ce haut pays, au cœur
de l’Asie centrale.
Ce dernier hiver sec
et plus glacial que de coutume, plusieurs dizaines de personnes, avant
tout des enfants, sont morts de froid à quelques kilomètres
de la source de vie: le barrage. Une digue qui depuis un demi-siècle
barre la vallée de la Vakhsh, écrasante, pharaonique: 300
mètres de haut, 1.500 mètres à la base.
Derrière, vers
le sud, un immense lac de retenue qui peine à se remplir car cette
année les pluies ne sont pas abondantes. En bas, la principale usine
hydroélectrique du complexe dont les neuf turbines doivent produire
à pleine puissance 3 milliards de KW, soit l’équivalent de
deux
tranches de centrale nucléaire.
Sans compter les barrages
«secondaires» qui produisent 700 millions de watts. Ce monstre
s’est appelé Brejnev quand a été entrepris sa construction
en 1959. Il est aujourd’hui quasi anonyme, désigné comme
un lieu-dit – Nurek - et le portrait à la Soviétique d’Emomali
Rakhmon, le potentat local, affiché dans la salle de contrôle
est des plus modestes.
Un barrage anonyme?
Sauf pour les utilisateurs de l’eau, à l’aval de la rivière
Vakhch et du fleuve.
L’outil a été
conçu non pour le service des populations, mais pour alimenter une
usine de production d’aluminium – TadAz, capacité 500.000 tonnes,
production réelle 380.000 tonnes, et les champs de coton, dont l’exportation
est censée rapporter 400 millions de dollars par an.
Et le barrage ne couvre
pas les besoins minimums. Même à Dushanbé, dans la
capitale de l’Etat, tout au long du printemps 2008 les pannes de courant
sont quotidiennes, soudaines.
Pourquoi une telle déficience
dans ce pays couvrant les confins nord de l’Himalaya où le potentiel
hydro-électrique est énorme, 30 milliards de KW, une vingtaine
de centrales nucléaires?
L’eau et l’Asie centrale
L’eau et son exploitation
en Asie centrale, c'est un paradigme et une caricature des problèmes
de l’eau dans le monde. Les grands barrages en sont l’illustration majeure,
spectaculaire, et le défaut de la cuirasse. Un enjeu géopolitique
de première importance.
Comme bien d’autres,
la conception du complexe géant de Nurek a été intimement
liée aux projets économiques de feu l’Union soviétique.
Dans la politique de
répartition des tâches antérieure aux grandes découvertes
pétrolière de l’Asie russe, le Tadjikistan devait être
l’un des principaux fournisseurs énergétiques de l’Empire.
Et complété
par d’autres ouvrages du même acabit, parmi lesquels le barrage de
Rogun, susceptible de produire jusqu’à 13 GW. Encore plus imposant
que Nurek avec sa digue haute de 335 mètres, l’une des plus hautes
du monde. Avec cet outil non seulement le Tadjikistan pourrait être
indépendant au plan énergétique, mais encore pourrait
exporter de l’électricité grâce à un réseau
de lignes THT vers l’Afghanistan, l’Iran, le Pakistan, l’Inde.
L’artère fondamentale
qui irrigue ces pays est le fleuve Pjandz qui devient Amou-Daria. Sa source
est dans le massif himalayen et coule vers le Nord-Ouest, en direction
de la Mer d’Aral, mais elle est en train de mourir en raison des ponctions
d’eau trop massives pour la culture du coton.
L’effondrement du système
soviétique en 1990, et la guerre civile qui s’en est suivie au Tadjikistan
– 100.000 morts – ont «suspendu» le projet. Une suspension
d’autant plus inquiétante que les anciennes républiques soviétiques
sœurs d’Asie centrale sont devenues des Etats plus que jaloux de leur indépendance,
de leurs spécificité.
Sans qu’on y prenne
garde, l’Asie centrale se balkanise. Pour des motifs de civilisation et
de langue d’abord: les Etats «tursiques», le Turkestan, le
Kirghizstan et avant tout l’Ouzbekistan, dominés par les langues
turkmènes, le regard par conséquent tourné vers la
Turquie, s’opposent avec virulence aux Etats persophones.
Au premier rang desquels
figure l’Iran, puis le Tadjikistan dont les populations s'étendent
sur une partie de l’Ouzbekistan et de l’Afghanistan.
Pour tous ces pays,
l’eau des barrages, c’est la puissance par l’énergie ; l’eau des
barrages, c’est la possibilité d’irriguer massivement sans pomper
dans les nappes phréatiques fossiles.
Le contrôle des
ressources du fleuve Pjandz-Amou-Daria le Tadjikistan est ainsi devenu
le point focal de luttes d’influence stratégique, et la maîtrise
de l’eau, de son énergie, de son potentiel d’irrigation le ressort
majeur des frictions.
Conséquence :
l’Ouzbekistan et le Tadjikistan sont devenus des ennemis d’autant plus
mortels que le second reproche au premier de lui avoir « volé
» la région de Samarkande et Tachkent, majoritairement peuplée
de Tadjiks.
L’Ouzbekistan, plus
riche, plus puissant, a obtenu le soutient indéfectible de la Chine
et surtout de la Russie de Poutine... Laquelle ne tient pas du tout à
voir apparaître une nouvelle force économique régionale,
qui plus est liée à l’Iran, sur ses marches sud. |
Les guerres des vallées
L’affaire tadjik n’est
en réalité qu’un cas particulier de la « guerre des
vallées » qui sévit dans le monde entier.Au fur et
à mesure des réalisations, les gouvernements découvrent
aux barrages des vertus multiples : il ne s’agit pas seulement de produire
de l’électricité, mais, de plus en plus souvent, de participer
à la régulation des fleuves sauvages, à l’aménagement
fondamental des territoires.
Application de la fameuse
formule de Lénine, la Révolution c’est les Soviets plus l’électricité,
les barrages sont même devenus la gloire, l’orgueil, le symbole du
développement.
Après Nurek,
et quelques centaines d’autres partout de par le monde, on a vu apparaître
le barrage d’Inga au Congo; le barrage Nasser sur le Nil en Egypte, suprême
illustration des illusions staliniennes. Et puis le géant parmi
les géants, le barrage des Trois Gorges – San Xia -, sur le fleuve
bleu – le Yangzi - en Chine.
La mise en eau pour
remplir le lac de retenue long de 550 kilomètres a duré plusieurs
années. Cet ouvrage est peut-être le plus significatif. Le
projet remonte à 1955, réactivé en 1980. Depuis
son instauration le régime communiste chinois l’avait érigé
en emblème.
Puissance électrique
installée lors de sa mise en route complète en 2009: 18 MW,
six fois la puissance du complexe Rhône, six fois le barrage de Nurek.
Nous sommes les plus grands, donc les plus forts, peut proclamer Pékin.
Les barrages ravageurs
En vérité,
prévisible mais occulté, le revers de la médaille
est apparu dès la mise en eau: des centaines de villages, d’innombrables
traces archéologiques ont été effacées du paysage.
On ne s’en préoccupait guère quand ces destructions restaient
dans des proportions raisonnables. Il n’en a pas été ainsi
en Chine.
Et des voix ont commencé
à s’élever: incontestablement utiles, voire indispensables,
les barrages gigantesques ne constituent-ils pas à leur tour d’énormes
risques. Risques écologiques, risques géologiques en raison
du poids excessif des ouvrages. Et une transformation si profonde du milieu
naturel que les bouleversements irréversibles sont susceptibles
de conduire à de vrais cataclysmes.
Si les ruptures de barrages
sont rarissimes, elles sont ravageuses: le 2 décembre 1959, 423
morts dans la vallée du Reyran près de Fréjus, après
l’effondrement de la digue du barrage de Malpasset, aux ambitions pourtant
modestes puisqu’il s’agissait seulement d’un barrage réservoir pour
l’agriculture.
On grimpe à 15.000
morts en 1979, avec la rupture du barrage de Morvi, en Inde. Concernant
les Trois Gorges, les autorités chinoises comparent la faiblesse
du risque dû au barrage avec les ravages des inondations dans la
vallée, plusieurs centaines de morts chaque année, 3600 en
1998.
Mais les risques matériels
sont peu importants face aux risques de conflit.
Cette menace tient au
fait que les bassins hydrographiques ne connaissent pas les frontières.
La plupart des grandes artères d’eau irriguent des Etats dont les
intérêts sont loin d’être toujours cohérents.
Le Jourdain, par exemple,
prend ses sources, il y en plusieurs, au pied du Mont Liban, au Liban;
il draine des affluents venant de Syrie, il est bordé par trois
pays, l’entité palestinienne, la Jordanie et Israël qui puisent
sans mesure. Au point que la Mer Morte est de plus en plus morte, elle
se dessèche, comme la mer d’Aral en Ouzbekistan.
Pour harmoniser les
points de vue divergents on doit se lancer dans d’interminables palabres,
des négociations internationales, des conflits ouverts ou larvés,
ponctués d’actions terroristes, parfois de vraies guerres: l’irrigation
des orangers d’Israël et des oliviers de Gaza pèsent aussi
lourd que les principes idéologiques.
En Espagne, le Premier
ministre Zapatero a déclenché une polémique en privilégiant
l’alimentation en eau de Barcelone au détriment des cultures maraîchères
de l’Ebre, pour lesquelles les agriculteurs sont en train d’épuiser
les nappes phréatiques fossiles, remplies voilà des millénaires.
Pour prévenir
les tensions dues à la gestion de l'eau, des pays comme ceux du
Golfe persique ont mis en service des usines de dessalement de l’eau de
mer. Très grosses consommatrices d’énergie et sources d’immenses
pollutions en raison du rejet en mer des saumures concentrées issues
du dessalement.
Sans compter le problème
du traitement des déchets, de gros espoirs ont été
mis dans le nucléaire, il devrait pouvoir suppléer les besoins
énergétiques que ne peuvent combler les énergies renouvelables.
L’énergie hydro-électrique
ne fournit que 3% de l’électricité dans le monde, 15% en
France où le réseau des barrages est particulièrement
dense. Mais les centrales nucléaires sont elles-mêmes de très
fortes consommatrices d’eau. Au point qu’on ne peut les édifier
qu’au bord des fleuves au débit assez régulier. |