CONTROVERSES ENERG...ETHIQUES !
Energies renouvelables, environnement-écologie, développement...
Les conflits de l'eau et la géopolitique des barrages
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ADIT, mai 2008

    Des projets hydroélectriques géants au Tadjikistan déstabilisent l’Asie centrale. Les opérations de maintien de l’ordre en Afghanistan apparaissent comme les prémisses d’une guerre de l’Eau qui couve dans cette partie ignorée du continent asiatique, à la charnière entre les républiques tursiques, les Etats persophones, au pied des plus hauts sommets du monde qui, entre l’Himalaya et le Pamir oscillent entre 7.500 m et 8.500 mètres.
Exemple: le barrage de Nurek au Tadjikistan 
     Ambiance au Tadjikistan: la ligne à Très Haute Tension court de colline en colline, elle survole les vallées, les villages de ce haut pays, au cœur de l’Asie centrale.
     Ce dernier hiver sec et plus glacial que de coutume, plusieurs dizaines de personnes, avant tout des enfants, sont morts de froid à quelques kilomètres de la source de vie: le barrage. Une digue qui depuis un demi-siècle barre la vallée de la Vakhsh, écrasante, pharaonique: 300 mètres de haut, 1.500 mètres à la base.
     Derrière, vers le sud, un immense lac de retenue qui peine à se remplir car cette année les pluies ne sont pas abondantes. En bas, la principale usine hydroélectrique du complexe dont les neuf turbines doivent produire à pleine puissance 3 milliards de KW, soit l’équivalent de deux tranches de centrale nucléaire.
     Sans compter les barrages «secondaires» qui produisent 700 millions de watts. Ce monstre s’est appelé Brejnev quand a été entrepris sa construction en 1959. Il est aujourd’hui quasi anonyme, désigné comme un lieu-dit – Nurek - et le portrait à la Soviétique d’Emomali Rakhmon, le potentat local, affiché dans la salle de contrôle est des plus modestes.
     Un barrage anonyme? Sauf pour les utilisateurs de l’eau, à l’aval de la rivière Vakhch et du fleuve.
     L’outil a été conçu non pour le service des populations, mais pour alimenter une usine de production d’aluminium – TadAz, capacité 500.000 tonnes, production réelle 380.000 tonnes, et les champs de coton, dont l’exportation est censée rapporter 400 millions de dollars par an.
     Et le barrage ne couvre pas les besoins minimums. Même à Dushanbé, dans la capitale de l’Etat, tout au long du printemps 2008 les pannes de courant sont quotidiennes, soudaines.
     Pourquoi une telle déficience dans ce pays couvrant les confins nord de l’Himalaya où le potentiel hydro-électrique est énorme, 30 milliards de KW, une vingtaine de centrales nucléaires?

L’eau et l’Asie centrale
     L’eau et son exploitation en Asie centrale, c'est un paradigme et une caricature des problèmes de l’eau dans le monde. Les grands barrages en sont l’illustration majeure, spectaculaire, et le défaut de la cuirasse. Un enjeu géopolitique de première importance.
     Comme bien d’autres, la conception du complexe géant de Nurek a été intimement liée aux projets économiques de feu l’Union soviétique.
     Dans la politique de répartition des tâches antérieure aux grandes découvertes pétrolière de l’Asie russe, le Tadjikistan devait être l’un des principaux fournisseurs énergétiques de l’Empire.
     Et complété par d’autres ouvrages du même acabit, parmi lesquels le barrage de Rogun, susceptible de produire jusqu’à 13 GW. Encore plus imposant que Nurek avec sa digue haute de 335 mètres, l’une des plus hautes du monde. Avec cet outil non seulement le Tadjikistan pourrait être indépendant au plan énergétique, mais encore pourrait exporter de l’électricité grâce à un réseau de lignes THT vers l’Afghanistan, l’Iran, le Pakistan, l’Inde.
     L’artère fondamentale qui irrigue ces pays est le fleuve Pjandz qui devient Amou-Daria. Sa source est dans le massif himalayen et coule vers le Nord-Ouest, en direction de la Mer d’Aral, mais elle est en train de mourir en raison des ponctions d’eau trop massives pour la culture du coton.
     L’effondrement du système soviétique en 1990, et la guerre civile qui s’en est suivie au Tadjikistan – 100.000 morts – ont «suspendu» le projet. Une suspension d’autant plus inquiétante que les anciennes républiques soviétiques sœurs d’Asie centrale sont devenues des Etats plus que jaloux de leur indépendance, de leurs spécificité.
     Sans qu’on y prenne garde, l’Asie centrale se balkanise. Pour des motifs de civilisation et de langue d’abord: les Etats «tursiques», le Turkestan, le Kirghizstan et avant tout l’Ouzbekistan, dominés par les langues turkmènes, le regard par conséquent tourné vers la Turquie, s’opposent avec virulence aux Etats persophones.
     Au premier rang desquels figure l’Iran, puis le Tadjikistan dont les populations s'étendent sur une partie de l’Ouzbekistan et de l’Afghanistan.
     Pour tous ces pays, l’eau des barrages, c’est la puissance par l’énergie ; l’eau des barrages, c’est la possibilité d’irriguer massivement sans pomper dans les nappes phréatiques fossiles.
     Le contrôle des ressources du fleuve Pjandz-Amou-Daria le Tadjikistan est ainsi devenu le point focal de luttes d’influence stratégique, et la maîtrise de l’eau, de son énergie, de son potentiel d’irrigation le ressort majeur des frictions.
     Conséquence : l’Ouzbekistan et le Tadjikistan sont devenus des ennemis d’autant plus mortels que le second reproche au premier de lui avoir « volé » la région de Samarkande et Tachkent, majoritairement peuplée de Tadjiks.
     L’Ouzbekistan, plus riche, plus puissant, a obtenu le soutient indéfectible de la Chine et surtout de la Russie de Poutine... Laquelle ne tient pas du tout à voir apparaître une nouvelle force économique régionale, qui plus est liée à l’Iran, sur ses marches sud.

Les guerres des vallées
     L’affaire tadjik n’est en réalité qu’un cas particulier de la « guerre des vallées » qui sévit dans le monde entier.Au fur et à mesure des réalisations, les gouvernements découvrent aux barrages des vertus multiples : il ne s’agit pas seulement de produire de l’électricité, mais, de plus en plus souvent, de participer à la régulation des fleuves sauvages, à l’aménagement fondamental des territoires.
     Application de la fameuse formule de Lénine, la Révolution c’est les Soviets plus l’électricité, les barrages sont même devenus la gloire, l’orgueil, le symbole du développement.
     Après Nurek, et quelques centaines d’autres partout de par le monde, on a vu apparaître le barrage d’Inga au Congo; le barrage Nasser sur le Nil en Egypte, suprême illustration des illusions staliniennes. Et puis le géant parmi les géants, le barrage des Trois Gorges – San Xia -, sur le fleuve bleu – le Yangzi - en Chine.
     La mise en eau pour remplir le lac de retenue long de 550 kilomètres a duré plusieurs années. Cet ouvrage est peut-être le plus significatif. Le projet remonte à 1955,  réactivé en 1980. Depuis son instauration le régime communiste chinois l’avait érigé en emblème.
     Puissance électrique installée lors de sa mise en route complète en 2009: 18 MW, six fois la puissance du complexe Rhône, six fois le barrage de Nurek. Nous sommes les plus grands, donc les plus forts, peut proclamer Pékin.

Les barrages ravageurs
     En vérité, prévisible mais occulté, le revers de la médaille est apparu dès la mise en eau: des centaines de villages, d’innombrables traces archéologiques ont été effacées du paysage. On ne s’en préoccupait guère quand ces destructions restaient dans des proportions raisonnables. Il n’en a pas été ainsi en Chine.
     Et des voix ont commencé à s’élever: incontestablement utiles, voire indispensables, les barrages gigantesques ne constituent-ils pas à leur tour d’énormes risques. Risques écologiques, risques géologiques en raison du poids excessif des ouvrages. Et une transformation si profonde du milieu naturel que les bouleversements irréversibles sont susceptibles de conduire à de vrais cataclysmes.
     Si les ruptures de barrages sont rarissimes, elles sont ravageuses: le 2 décembre 1959, 423 morts dans la vallée du Reyran près de Fréjus, après l’effondrement de la digue du barrage de Malpasset, aux ambitions pourtant modestes puisqu’il s’agissait seulement d’un barrage réservoir pour l’agriculture.
     On grimpe à 15.000 morts en 1979, avec la rupture du barrage de Morvi, en Inde. Concernant les Trois Gorges, les autorités chinoises comparent la faiblesse du risque dû au barrage avec les ravages des inondations dans la vallée, plusieurs centaines de morts chaque année, 3600 en 1998.
     Mais les risques matériels sont peu importants face aux risques de conflit.
     Cette menace tient au fait que les bassins hydrographiques ne connaissent pas les frontières. La plupart des grandes artères d’eau irriguent des Etats dont les intérêts sont loin d’être toujours cohérents.
     Le Jourdain, par exemple, prend ses sources, il y en plusieurs, au pied du Mont Liban, au Liban; il draine des affluents venant de Syrie, il est bordé par trois pays, l’entité palestinienne, la Jordanie et Israël qui puisent sans mesure. Au point que la Mer Morte est de plus en plus morte, elle se dessèche, comme la mer d’Aral en Ouzbekistan.
     Pour harmoniser les points de vue divergents on doit se lancer dans d’interminables palabres, des négociations internationales, des conflits ouverts ou larvés, ponctués d’actions terroristes, parfois de vraies guerres: l’irrigation des orangers d’Israël et des oliviers de Gaza pèsent aussi lourd que les principes idéologiques.
     En Espagne, le Premier ministre Zapatero a déclenché une polémique en privilégiant l’alimentation en eau de Barcelone au détriment des cultures maraîchères de l’Ebre, pour lesquelles les agriculteurs sont en train d’épuiser les nappes phréatiques fossiles, remplies voilà des millénaires.
     Pour prévenir les tensions dues à la gestion de l'eau, des pays comme ceux du Golfe persique ont mis en service des usines de dessalement de l’eau de mer. Très grosses consommatrices d’énergie et sources d’immenses pollutions en raison du rejet en mer des saumures concentrées issues du dessalement.
     Sans compter le problème du traitement des déchets, de gros espoirs ont été mis dans le nucléaire, il devrait pouvoir suppléer les besoins énergétiques que ne peuvent combler les énergies renouvelables.
     L’énergie hydro-électrique ne fournit que 3% de l’électricité dans le monde, 15% en France où le réseau des barrages est particulièrement dense. Mais les centrales nucléaires sont elles-mêmes de très fortes consommatrices d’eau. Au point qu’on ne peut les édifier qu’au bord des fleuves au débit assez régulier.